Page images
PDF
EPUB

de la civilisation rompu, c'est pire que la sauvagerie. » C'est ce qui arrive lorsqu'il y a « divorce entre l'intelligence et la vertu », « divorce qui a causé tant de maux à l'espèce humaine ». La définition même du devoir que donne M. Tylor: « Connaître le bien autant qu'on le peut, faire le bien autant qu'on le connaît», prouve que, pour être vraiment vertueux, il faut être éclairé. C'est le mot de Diderot : « Est-on homme de bien sans justice, et a-t-on de la justice sans lumières ? » Voilà pourquoi instruction, moralisation, civilisation ont d'étroites connexions, et nous pensons avec M. Tylor « que l'homme civilisé est en tout non-seulement plus sage et plus habile que le sauvage, mais encore meilleur et plus heureux »; mais voilà aussi pourquoi nous ne croyons pas que ce qui « amene le déclin de la vie intellectuelle » puisse faire «< pénétrer chez les hommes les idées de devoir, d'amour et de justice; voilà pourquoi nous ne pensons pas que la « morale de l'envahisseur, du colon blanc qui s'acquitte fort mal de sa mission »>, soit « plus élevée que celle du sauvage » qu'il prétend civiliser; et nous comprenons que le Caraïbe, lorsqu'un objet vient à manquer, s'écrie : « Il est venu un chrétien ici. » On évitera les contradictions auxquelles «< ce divorce » donne lieu, lorsqu'on se rappellera que le faux-savoir, que l'enseignement de principes non démontrés, que ce qui fait l'esprit faux, est moins un fruit de la civilisation qu'un obstacle presque insurmontable à son développement, à la découverte de la vérité. L'erreur systématique est pire que l'ignorance, et ne peut en aucun cas être considérée comme un élément de progrès (1). Le progrès détruit l'une et l'autre, mais c'est la première qu'il est le plus difficile de déraciner.

L'auteur, jugeant trop vaste l'ensemble des questions que doit embrasser l'étude de la civilisation, rétrécit son sujet, ne s'occupe que du développement de la culture sociale, c'est-à-dire « des arts, des sciences et des coutumes dans leurs rapports avec ce sujet », et laisse de côté « le vaste ensemble de considérations physiques, politiques, sociales et éthiques auxquelles la matière peut donner lieu ». Nous avouons ne pas très-bien comprendre comment on peut s'occuper « des sciences dans leurs rapports avec la nature sociale », en négligeant « les considérations sociales auxquelles la matière peut donner lieu ». Dans tous les cas, le mot civilisation perdra beaucoup de son acception générale. Voici qui est plus clair: « La thèse que j'essaye de soutenir dans certaines limites est simplement celleci: l'état sauvage, sous bien des rapports, représente la condition primitive de l'humanité, d'où la culture l'a fait sortir par des causes encore actives; de là ressort cette vérité capitale que, de tout temps, le progrès l'a emporté en tout sur la marche rétrograde. » Nous avons déjà dit ce que nous pensions de la marche ascendante du progrès. Il est incontestable que l'humanité tend sans cesse à monter, à s'élever, mais cette tendance est souvent bien contrariée. De là des points d'arrêt, des retours, des détours, des décadences où sombrent les plus hautes productions de l'intelli

(1) L'ignorance paralyse l'entendement et l'enveloppe de ténèbres. L'erreur est pire, parce qu'elle croit s'appuyer sur la vérité en la plaçant là où elle n'est pas. » (Des progrès du droit, par M. le procureur général Renouard. Discours prononcé à la rentrée des cours et tribunaux, 1876.)}

gence, où « la culture acquise par progression se perd par dégradation », où l'on ne voit échapper au naufrage que la pratique la plus simple des arts mécaniques les plus grossiers.

Plus loin, M. Tylor compare la marche de la civilisation à celle d'une personne : « Tantôt nous la verrons s'avancer d'un pas traînant ou rester en chemin, souvent s'égarer dans les sentiers qui la ramènent aux lieux dont elle était sortie depuis longtemps; toutefois, qu'elle ait ou non dévié, sa route ne la porte pas moins en avant, et si parfois elle essaye quelques pas en arrière, son allure prend alors un tout autre caractère : impuissante, elle va trébuchant, et ce qui se produit alors est en désaccord avec sa conformation; car ses pieds n'ont point été faits pour marcher à reculons; voilà pourquoi elle chancelle. Le vrai type de l'allure de l'homme est en effet la progression, la marche en avant. »

M. Tylor se permet de réfuter longuement et à plusieurs reprises l'opinion qui admet la chute et la dégénérescence générale de l'humanité. Nous trouvons inutile de nous arrêter sur la rêverie qui peut nommer science universelle ou vertu suprême l'ignorance absolue, et nous la montrer comme le but idéal de cette vie et la souveraine béatitude d'une autre.

Nous avons pris une telle quantité de notes en lisant la Civilisation primitive que, si nous voulions les insérer toutes dans ce compte rendu, la moitié de ce fascicule ne nous suffirait pas. Entraîné par l'intérêt qu'offre toujours la question de la civilisation, nous avons déjà dépassé l'espace qui nous est accordé, et nous nous voyons, à regret, obligé de ne donner qu'une idée très-succincte de la plus grande partie de ce volume, partie fort curieuse, fort instructive, quoiqu'un peu longue peut-être.

Ce qui constitue la permanence de la civilisation, c'est la persistance des idées, des usages, qui résistent aux influences contraires. Mais cette persistance nous vaut aussi les survivances, mot que M. Tylor, pour bien des motifs, préfère à superstitions. Parmi ces survivances, dont l'histoire peut tirer un grand profit, il en est dont le sens est perdu, il en est d'insignifiantes, il en est de bien récréatives, il en est de bien cruelles aussi : « Jeux d'enfants, dictons populaires, usages déraisonnables, peuvent être sans importance au point de vue pratique; mais, au point de vue philosophique, par le rapport qu'ils ont avec les phases les plus instructives de la culture première, ils sont pleins d'enseignements. Les superstitions hideuses et cruelles, nous les reconnaissons pour les reliques de la barbarie primitive, car l'homme qui les garde est comme le renard de Shakspeare, qui, tout apprivoisé, tout cajolé, tout bien traité qu'il est, ne perdra jamais la ruse sauvage de ses ancêtres. »

M. Tylor passe en revue la magie, l'astrologie, la sorcellerie, tous les procédés de divination, toutes les sciences occultes; il nous montre que c'est le sauvage surtout qui est « fermement, obstinément conservateur», et que c'est à «la science de l'homme à l'état sauvage qu'appartient l'explication» de certains phénomènes dus à la prétendue « intervention des esprits ». En lisant ce chapitre, on voit que c'est là aussi que l'on trouve l'origine et la cause de la croyance aux esprits, de la croyance au surnaturel. C'est dans « la philosophie primitive » que prennent leur source toutes les superstitions, depuis l'opinion que l'éternument est dû à la pré

sence d'un esprit, jusqu'à la foi qui poussait un président de Toulouse à faire construire, au seizième siècle, une nouvelle arche de Noé pour échapper à un nouveau déluge, jusqu'à la croyance, persistante encore, que les épidémies sont des punitions célestes, etc., etc.

M. Tylor passe ensuite à la formation du langage. Nous nous contenterons de citer les quelques lignes suivantes :

« Le langage au moyen duquel une nation, arrivée à un degré trèsavancé de science et de sentiment, doit exprimer ses pensées, n'est pas un mécanisme créé pour ce travail spécial; c'est un vieil engin, barbare, augmenté, modifié, rapiécé avec une certaine sorte d'habileté. L'ethnographie rend compte à la fois et de l'immense pouvoir et de la faiblesse manifeste du langage comme moyen d'exprimer la pensée de l'homme moderne et civilisé, en le considérant comme un produit de culture inférieure, graduellement adapté par des siècles d'évolution et de sélection, et approprié d'une manière plus ou moins satisfaisante aux besoins de la civilisation moderne. »

C'est certainement dans les chapitres sur la mythologie et l'animisme que sont contenues les choses les plus curieuses du livre de M. Tylor. Voir naître les mythes, voir comment l'homme a imaginé une âme, plusieurs âmes, voir comment il a supposé une volonté aux objets inanimés, comment, par analogie, il a prêté à la nature ce qu'il observait ou croyait observer en lui-même, voir comment ces conceptions se sont successivement modifiées, développées, transformées, est certainement une des études les plus intéressantes auxquelles l'homme puisse se livrer. Voici la conclusion de M. Tylor sur la mythologie:

« Nous avons examiné au cours de cette étude les procédés mis en œuvre pour animer et perfectionner la nature, la formation des légendes par l'exagération et par la fausse interprétation des faits, le développement de la métaphore par le sens réaliste attribué aux mots, la transformation de théories spéculatives et de fictions encore moins substantielles en prétendus événements traditionnels, et celle du mythe en légende-miracle, l'apparence de la vérité donnée à un fait imaginaire, en le revêtant de noms propres de personnes et de lieux, l'adaptation de l'incident mythique à un enseignement moral, enfin la transformation incessante de la légende en histoire. L'étude de ces procédés, complexes et ramifiés à l'infini, fait ressortir de plus en plus deux grands principes de la science mythologique. Le premier, c'est que, lorsque l'on est parvenu à bien assigner sa place à la légende dans l'échelle d'évolution, on la voit se développer avec une régularité qui ne saurait être expliquée par la pure fantaisie, et qu'il faut attribuer à certaines lois de formation, en vertu desquelles toute légende nouvelle ou ancienne a une origine définie et une cause suffisante. Ce développement s'opère avec tant d'uniformité, qu'il devient possible de traiter le mythe comme une production organique de l'humanité tout entière, dans laquelle les distinctions d'individus, de nations et même de races sont subordonnées aux qualités universelles de l'intelligence humaine. Le second principe a trait aux rapports du mythe avec l'histoire. Il est vrai que, à mesure que l'on approfondit les légendes, on s'aperçoit qu'il devient de plus en plus inutile de vouloir, ainsi que se le proposaient les anciennes études

mythologiques, reconstruire des événements réels en se basant sur des mythes et des traditions mutilées. Les fragments mêmes de chroniques réelles, que l'on trouve enchâssés dans le mythe, sont pour la plupart tellement altérés, que, loin d'éclairer l'histoire, il nous faut appeler l'histoire à notre aide pour les interpréter. Néanmoins, ceux qui ont forgé ou qui ont transmis ces légendes poétiques nous ont conservé, inconsciemment et pour ainsi dire malgré eux, de nombreux témoignages historiques trèsprécieux. Ils ont transformé en dieux et en héros mythiques les pensées et les expressions qu'ils avaient reçues de leurs ancêtres, ils ont transporté dans la construction de leurs légendes les opérations de leur propre esprit, ils ont décrit dans ces mêmes légendes les arts, les mœurs, la philosophie et la religon des temps où ils vivaient, temps dont l'histoire positive a souvent même perdu la mémoire. Le mythe nous retrace l'histoire de ses auteurs et non des sujets qu'il traite; il nous expose la vie, non de héros surhumains, mais de nations poétiques. »

Terminons par la citation des dernières lignes du chapitre sur l'animisme, qui en sont comme le résumé, qui en sont surtout la conclusion:

L'animisme semble refoulé dans ses derniers retranchements et se concentrer sur sa première et principale position, la doctrine de l'âme humaine. Cette doctrine a subi des modifications profondes dans le cours de la civilisation. Elle survit à la disparition presque totale d'un grand argument en sa faveur, la réalité objective des âmes apparitionnelles des fantômes vus dans les rêves et les visions. L'âme est dépouillée désormais de sa substance éthérée; elle est devenue une entité immatérielle, « l'ombre d'une ombre ». La théorie de l'âme se sépare des investigations de la biologie et de la science mentale, qui discutent maintenant les phénomènes de la vie et de la pensée, étudiant les sens et l'intelligence, les émotions et la volonté, en s'appuyant sur la pure expérience. Une création intellectuelle est née, dont l'existence même a une portée très-significative; c'est «< une psychologie » qui n'a plus rien à faire avec l'âme. L'âme dans la conception moderne n'a plus de place que dans la métaphysique des religions, et sa fonction spéciale consiste à fournir un côté intellectuel à la doctrine religieuse de la vie future. Telles sont les modifications qui ont affecté la croyance animiste fondamentale durant son cours à travers les périodes successives de la civilisation. Mais, malgré d'aussi profonds changements, la conception de l'âme humaine, en ce qui tient le plus à sa nature, ne s'est pas, la chose est claire, modifiée depuis la philosophie du penseur sauvage jusqu'à celle du professeur moderne en théologie. L'âme, depuis l'origine, a continué d'être définie comme une entité, animante, séparable et survivante, d'être conçue comme le véhicule de l'existence personnelle individuelle. La théorie de l'âme est une des parties essentielles d'un système de philosophie religieuse, qui unit, par une chaîne non interrompue de rapports intellectuels, le sauvage adorateur de fétiches au chrétien civilisé. Les divisions qui ont partagé les grandes religions du monde en sectes intolérantes et hostiles ne semblent, pour la plupart, que superficielles, comparées à ce schisme, le plus profond de tous, qui sépare l'animisme du matérialisme. »>

C. ISSAURAT.

REVUE DES JOURNAUX

I

REVUE FRANÇAISE.

THÈSES DE LA FACULTÉ DE MÉDECINE DE PARIS.

Recherches sur le développement des pariétaux à la région sagittale, par Adolphe-Clovis Augier. 1875. - Sur les circonvolutions cérébrales chez l'homme et les singes, par Jules Gromier. 1874. Sur les rapports anatomiques du cerveau avec la voûte du crane chez les enfants, par Paul de la Foulhouze. 1876. La race polynésienne, son origine, sa disparition, par Léon Brunet. 1876. Sur la dengue d'après les travaux des médecins français et étrangers, par Armand Miorcec. 1876. De la guérison des plaies chez les Annamites, par Joseph-Ferdinand Breton. 1876.

Les questions anthropologiques captivent de plus en plus l'attention. Ce n'est pas seulement quelques rares chercheurs qui se consacrent à leur étude. Aujourd'hui que les à priori du dogmatisme ont fait place, sans retour, à la méthode d'expérience et d'observation, tous les esprits éclairés sont saisis de l'importance capitale qui s'attache aux travaux descriptifs de l'homme, soit à titre d'individu, soit à celui de collectivité. Mais il n'est personne également, qui ne comprenne l'urgence absolue d'appuyer les déductions que comporte un tel sujet sur une base fixe, définitive, inébranlable. Tout l'avenir-et il est vaste-de l'anthropologie est là. L'anatomie, la physiologie, la pathologie comparées fournissent cette base solide à l'explorateur. Aussi voyons-nous avec un extrême plaisir des travailleurs, après avoir passé leur jeunesse à s'initier aux sciences médicales proprement dites, couronner leur études par une dissertation inaugurale sur un sujet d'anthropologie auquel leurs préoccupations scientifiques des dernières années les ont tout particulièrement préparés. Nous les félicitons de l'heureuse inspiration qu'ils ont eue, et nous nous empressons d'enregistrer, au passage, un fait qui est d'un augure excellent: c'est que cette heureuse inspiration » se fait à la Faculté de médecine de Paris, d'année en année, plus fréquente.

Sans revenir sur les thèses si intéressantes de M. R. Verneau (le Bassin dans les sexes et dans les races, médaille d'argent de la Faculté) et de M. T. Vernier (les Soninkés de Bakel, haut Sénégal), dont l'analyse ou des extraits ont été insérés dans la Revue (t. V, p. 341, thèse Verneau, et p. 729, thèse Vernier), l'appoint fourni aux recherches anthropologiques depuis notre dernière Revue par les docteurs médecins reçus à la Faculté de Paris est à signaler; voici le compte rendu de ces divers travaux.

En première ligne, mentionnons les Recherches sur le développement des pariétaux à la région sagittale, de M. A. Augier.

Grâce à la méthode d'exposition, à la lucidité de forme, à la sûreté de vues qui le distinguent, ce mémoire restera.

« PreviousContinue »