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REVUE DES LIVRES

Deuxième étude sur les Celles et les Gaulois, par P.-L. Lemière.- Les Celles,

1er fascicule.

La nouvelle étude que vient de publier M. Lemière est la suite des deux brochures qu'il a déjà fait paraître en 1873 et 1874. Son but, tel qu'il semble l'indiquer dans les quelques pages qui servent d'introduction, est de rechercher, à son tour, quels sont les peuples de l'antiquité qui doivent être rattachés à la race celtique, et de les séparer nettement de ceux qui appartiennent à la race gauloise. La brochure actuelle a pour objet de déterminer quelle aire géographique occupaient les Celtes à l'ouest des Alpes. Puisque l'on tend à différencier aujourd'hui les Celtes de l'histoire, ceux de l'anthropologie et ceux de la linguistique, disons de suite que c'est des Celtes de l'histoire qu'il s'agit ici, bien que l'auteur annonce qu'il prouvera postérieurement l'accord de ses résultats avec les découvertes archéologiques; du moins, c'est à l'aide des documents historiques qu'il cherche à établir la délimitation des contrées habitées par les différentes populations. Ces documents ont été exploités depuis longtemps, tous les textes ont été recueillis, discutés par des savants à qui ne manquaient ni l'érudition ni la sagacité; cependant, sur bien des points, le champ reste ouvert aux conjectures. Après avoir lu la brochure de M. Lemière, il nous semble que tout n'est pas encore résolu. Cependant, si les conclusions de son auteur étaient adoptées, le problème serait singulièrement simplifié. Si nous avons bien compris sa pensée, autant qu'il est possible de le faire pour un travail dont nous ne possédons que le commencement, toutes les populations à l'ouest et probablement au nord de l'Italie (et même dans une partie de l'Italie que les fascicules suivants indiqueront) seraient ou celtiques on gauloises. Toute la partie sud-ouest, c'est-à-dire toute l'Espagne et le midi de la Gaule, limité au nord par la Garonne, les Cévennes, le Rhône, l'Isère et les Alpes, aurait été occupée par la race celtique, et exclusivement, on peut le dire, par cette race, car les conclusions de l'étude dont nous rendons compte affirment que les Ligures et les Ibères doivent être identifiés avec les Celtes. Ces trois grands peuples, auxquels les Romains se sont heurtés dans leur marche conquérante à travers les pays que nous venons de citer, ne seraient, suivant M. Lemière, qu'une seule et même race; encore faut-il y joindre les Aquitains.

Cette opinion n'est peut-être pas complétement nouvelle. Fréret considérait comme Celtes les Ligures et aussi quelques autres peuples de l'Italie. Nous verrons ce qu'en dira M. Lemière dans son prochain fascicule. Le géographe allemand Manners regardait les Ligures et les Celtes comme deux rameaux (mais deux rameaux différents) d'une même race sortie de l'Orient. Guillaume de Humboldt se rangeait à l'opinion de son savant compatriote, et, allant plus loin, supposait que les Ibères pouvaient avoir la

même origine. M. Lemière est encore plus précis et plus affirmatif; malgré l'érudition dont il fait preuve et l'habileté avec laquelle il discute les textes, nous pensons que la démonstration est encore à faire.

Bien que la linguistique ne doive pas servir d'étalon pour la comparaison des races, elle peut fournir parfois des arguments qu'il n'est pas permis de négliger. Deux peuples qui parlent une même langue peuvent être d'origine complétement différente; mais il est difficile de croire que deux peuples qui parlent deux langues essentiellement différentes et qui vivent près les uns des autres appartiennent à une seule et même race. Or, comme l'a judicieusement remarqué M. d'Arbois de Jubainville (Revue archéologique, nouvelle série, t. XXX, article sur les Ligures), « s'il y a un fait démontré par les recherches de Guillaume de Humboldt, c'est que la langue des Ibères est identique à celle des Basques, sauf les altérations que les siècles ont introduites dans cette dernière langue. Or, le basque est complétement étranger à la famille des langues européennes; donc, entre les Ligures et les Ibères, il n'y a aucune communauté d'origine. >> Les deux peuples ne peuvent donc être identifiés avec les Celtes. M. Lemière (p. 56) ne craint pas d'appeler le basque un idiome celtique. La langue celtique se trouve ainsi rayée du nombre des langues indo-européennes.

Jusqu'à plus ample informé, nous continuerons à regarder les Celtes, les Ligures et les Ibères comme trois populations distinctes; nous disons exprès trois populations; car, puisque la discussion porte uniquement sur les documents historiques, il ne peut s'agir que de populations historiques. L'étude de la craniologie n'est pas encore assez avancée pour affirmer sous le rapport anatomique leur identité, et, cette identité fùt-elle établie, nous persisterions à croire que, tout en appartenant à une même race anthropologique, ces peuples sont venus séparément envahir le territoire dont il est question. On admet que les Celtes, les Ibères, les Ligures, les Basques, sont tous brachycéphales; à cet égard, ils se distinguent sans doute nettement des Gaulois dolichocéphales. Ce caractère craniologique différencie absolument deux populations; mais il ne s'ensuit pas forcément que, dans toute l'Europe occidentale, il n'y ait eu que deux races et que tous ses habitants brachycéphales doivent être classés sous une même étiquette. Le mémoire de M. Lemière montre clairement que sur les différents points du territoire qu'il étudie, on retrouve partout la trace des Celtes, des Ligures et des Ibėres; mais il n'en ressort pas avec évidence (p. 42) que toute la population indigène de l'Ibérie, par exemple, était homogène, qu'elle appartenait à la race celtique et par suite qu'on chercherait en vain dans toute la Péninsule le plus léger vestige d'une autre race. Cette unité serait d'ailleurs un fait assez extraordinaire pour l'époque, relativement très-avancée, à laquelle se rapportent ces documents historiques. PLOIX.

La civilisation primitive, par M. Edward-B. Tylor, traduit de l'anglais sur la seconde édition par Mme Pauline Brunet, chez Reinwald, rue des Saints-Pères, 15. 1876.

L'œuvre de M. Tylor est certainement une des plus considérables, des plus intéressantes, des plus instructives que l'on ait écrites sur « ce tout complexe qui comprend à la fois les sciences, les croyances, les arts, la

morale, les lois, les coutumes et les autres facultés et habitudes acquises par l'homme dans l'état social » et qui constitue la civilisation. Ce que l'on y remarque surtout, c'est l'abondance des documents. On les rencontre par tas, par monceaux, par montagnes, et lorsqu'on les a franchis, on en rencontre encore. Nous n'osons pas en faire un reproche à l'auteur, parce qu'il s'agit ici des fondements d'une question qui n'est pas encore bien élucidée, et susceptible de sens divers, comme l'ont démontré, entre autres, les discussions qui ont eu lieu, à ce sujet, dans le sein de la Société d'anthropologie de Paris. Aujourd'hui personne, je pense, ne voudrait soutenir le paradoxe de Rousseau. Néanmoins, si le progrès est indéniable sous le rapport industriel, par exemple, il n'en est pas toujours de même sous le rapport moral, ou du moins, ici, il a été plus lent, infiniment plus lent; je n'en donnerai pour preuve que les guerres, les massacres, certains crimes, certaines horreurs dont nous sommes encore très-souvent les témoins. Il serait trop facile d'établir par le parallèle de lois, us, coutumes et croyances identiques, ou à peu près, chez les civilisés et chez les sauvages, que bien des distinctions que l'on fait à cet égard, réduites a leur plus simple expression et traduites en langage clair et net, ressemblent singulièrement aux ingénuités suivantes : sauvage, parce que vous avez la peau noire; civilisé, parce que vous l'avez blanche; sauvage, parce que vous habitez les tropiques ou les glaces du pôle; civilisé, parce que vous vivez sous un climat tempéré; sauvage, si vous êtes coiffé d'une couronne de plumes; civilisé, si vous vous contentez d'une aigrette; sauvage, parce que la nature vous a gratifié d'un excès d'appas que la science nomme stéatopygie; civilisé, parce que vous allez demander au mercier du coin cette surabondance de charmes que la mode élégante appelle une tournure, et plus souvent un polisson. Et si l'on s'étendait un peu sur les croyances et les préjugés, ne faudrait-il pas en arriver à cette conclusion que l'on dit un peuple civilisé lorsqu'il y a chez lui un petit nombre d'hommes qui cultivent la science et ne croient qu'à ce qu'elle démontre?

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Malgré le télégraphe, la vapeur, les chemins de fer et la géométrie, nous traînons après nous une queue de barbarie qui ne nous permettra d'établir une ligne de démarcation bien tranchée entre la sauvagerie et la civilisation que lorsque nous l'aurons radicalement coupée. Nous oublions trop peut-être que civilisation a la même origine que citoyen.

Revenons à notre auteur.

M. Tylor rapporte les phénomènes de culture à deux grandes lois dont l'étude est le but de son livre. « On reconnaît, dit-il, dans le développement de la civilisation, d'une part, une uniformité presque constante qui peut être regardée comme l'effet uniforme de causes uniformes; de l'autre, la correspondance de différents degrés de civilisation à des périodes de développement ou d'évolution, dont chacune est le produit d'une époque antérieure et a pour rôle de préparer l'époque future. »

Avant d'aller plus loin, disons de suite que, pour juger une œuvre en connaissance de cause, il faut l'avoir tout entière sous les yeux; or, au moment où nous écrivons ces lignes, le premier volume seul a paru, en français du moins. Nous nous contenterons donc d'essayer une rapide analysede cet ouvrage, pour en donner au lecteur une idée aussi juste qu'il nous

sera possible. C'est dire que nous nous servirons souvent des expressions de l'auteur et que nous ferons de nombreuses citations, ce qui, croyonsnous, est la manière la plus exacte de rendre compte d'un livre, surtout lorsque, comme je l'ai dit, on n'a pas l'œuvre entière sous la main. Peutêtre nous permettrons-nous, s'il y a lieu, quelques rares et courtes observations en passant, et ce sera tout.

M. Tylor commence par établir :

1° Que la volonté et la conduite de l'homme sont, comme les autres phénomènes de la nature, assujetties à des lois définies, ce qui rend possible une philosophie de l'histoire. « La définition qui donne la volonté humaine comme rigoureusement adéquate à son motif est en réalité la seule base scientifique où l'on puisse se placer. » Celui qui nie cette vérité « passera pourtant sa vie à rechercher les motifs qui déterminent l'action humaine, à s'en servir pour arriver à la réalisation de ses désirs... et il imprimera à son raisonnement le caractère final d'un véritable examen scientifique ; » 2° Qu'il suffit d'embrasser dans son ensemble le caractère et les habitudes de l'humanité pour découvrir cette similarité et cette constance de phénomènes qui font dire au proverbe italien que le monde entier n'est qu'une contrée. Cette similarité et cette constance doivent être sans doute attribuées, d'une part, à la ressemblance de la nature humaine, de l'autre, à la ressemblance des circonstances de la vie, et l'on ne saurait mieux les étudier qu'en comparant les races arrivées à peu près au même degré de civilisation. Cette similarité peut servir de critérium pour les témoignages manifestés dans des temps, pour des pays et par des voyageurs divers;

3° Que le consentement universel ne prouve ni « la réalité d'une opinion », ni l'utilité d'un rite, d'une coutume. Le consensus peut se tromper dans sa croyance.

« Pour le but que nous nous proposons, dit M. Tylor, il semble à la fois possible et désirable d'éliminer toute considération de variétés héréditaires ou de races humaines, et de considérer les hommes comme ayant une nature homogène, quoique placés à différents étages de civilisation. Les détails de l'enquête prouveront, je pense, que les différents degrés de culture peuvent être rapprochés sans qu'on ait à s'occuper jusqu'à quel point diffère la couleur de la peau et des cheveux des tribus qui se servent des mêmes outils, suivent les mêmes coutumes, ou croient aux mêmes mythes.>> M. Tylor pense-t-il que l'ethnographie seule puisse nous dévoiler les lois qui régissent les phénomènes de civilisation, et que les aptitudes cérébrales soient les mêmes dans toutes les races? On peut faire très-large la part de ce qu'il y a de commun dans la nature humaine; mais on a tort, il me semble, de faire bon marché de la constitution anatomique, qui ne consiste pas seulement dans la couleur de la peau ou des cheveux, et l'étude de la civilisation me parait étroitement liée à celle des races (1).

(1) M. Tylor dit lui-même, plus loin, p. 55 : « Il ne sera pas sans utilité, pour l'étude des rapports qui existent entre la vie sauvage et la vie civilisée, de jeter un coup d'œil sur les divisions de l'espèce humaine. La classification par familles de langues peut être adoptée pour cet objet avec avantage, pourvu qu'on tienne aussi compte des caractères anatomiques. »

M. Tylor admet «< que les tribus sauvages sont arrivées au point où elles en sont en apprenant des choses nouvelles, et non en oubliant ce qu'elles avaient su, en s'élevant à un état plus parfait, non en descendant les degrés d'une civilisation plus avancée. » Ici nous sommes parfaitement d'accord avec l'auteur; nous ne pouvons accepter un âge d'or primitif, quoique nous ayons des preuves de la décadence de certains peuples. Le progrès, pour être une ligne ascendante, ne laisse pas d'offrir des points d'arrêt, et même des chutes quelquefois bien profondes. C'est une ligne brisée, parce qu'il ne suffit pas de naître après quelqu'un pour être plus grand que lui. Lorsqu'on a vu la Grèce, par exemple, il est difficile de considérer le moyen âge comme un progrès.

Dans la marche qu'a suivie la civilisation, on remarque « une importante classe de faits » que M. Tylor appelle des survivances et qui sont les procédés, les coutumes, les opinions, etc., qui « ont été transportés par la force de l'habitude dans un état social différent de celui où ils avaient pris naissance, et subsistent dès lors comme témoignages et exemples d'un ancien état moral et intellectuel dont un nouveau est sorti ». « Souvent on voit des idées vieillies et des pratiques abandonnées reparaitre au grand étonnement d'une société qui les croyait depuis longtemps éteintes ou épuisées; dans ce cas il y a renaissance. » L'auteur cite le spiritisme comme exemple de renaissance; quant aux survivances ou superstitions, je doute qu'on puisse les énumérer. On en rencontre beaucoup dans le livre de M. Tylor aux chapitres intitulés Mythologie et Animisme.

« Considérée d'un point de vue idéal, la civilisation peut être regardée comme étant le perfectionnement général de l'humanité dù à une organisation meilleure de l'individu et de la société et ayant pour fin d'augmenter la bonté, le pouvoir et le bonheur de l'homme... L'observation des lois physiques du monde et le pouvoir qui l'accompagne d'adapter la nature aux fins de l'homme, sont des facultés peu développées chez les sauvages, un peu plus avancées chez les barbares, et qui sont arrivées à leur degré le plus élevé chez les nations policées modernes. La transition de l'état sauvage au nôtre serait donc en réalité ce progrès des arts et des sciences qui est un des éléments ordinaires du développement de la culture. »

En partant de cette définition, il est facile de comprendre pourquoi certains développements partiels semblent être des exceptions. La civilisation a pour critérium un ensemble, non telle ou telle partie des connaissances humaines, le développement harmonique des facultés, non telle ou telle faculté développée au détriment des autres. Ce n'est donc pas seulement les inventions et perfectionnements industriels et artistiques qu'il faut considérer, mais encore les moyens de s'en servir, l'état intellectuel et moral des hommes qui s'en servent. « Avoir appris à administrer du poison secrètement et avec succès, avoir porté une littérature corrompue à un degré de perfection dangereuse, avoir imaginé un système pour comprimer les élans de la liberté, c'est avoir fait œuvre de science et d'habileté, mais les progrès de tels arts ont rarement conduit à l'amélioration générale. » Dans ces cas, il est évident que « l'organisation meilleure de l'individu et de la société » a été négligée, et c'est ici que je dirais volontiers ce que dit M. Tylor en parlant des classes plongées dans la dépravation: « C'est l'équilibre

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