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opposa fut inflexible. Aussi doit-on s'étonner que Mirabeau, dans son véhément réquisitoire contre l'agiotage, ait pu ignorer la noble résistance du chancelier au point de s'exprimer ainsi :

« Rappelons-nous, dit-il en s'adressant au roi Louis XVI, que, au temps de Law, il a manqué des hommes qui sussent combattre tous les vains prestiges du moment, ou, si vous voulez, qui osassent le faire. S'ils eussent exposé avec clarté, avec méthode, leurs raisons pour ne pas croire aux magnifiques promesses du système, aurait-il fait - tant de ravages? Au peu d'idées nettes que l'on trouve dans les mémoires de ces temps extraordinaires, on est tenté de croire que le talent de discuter ces matières abstraites manquait alors; mais il est plus probable encore que le talent redoutait le despotisme, aux ordres duquel l'agiotage ravageait le royaume. »

La réponse à ce reproche de défection de toutes les intelligences et de tous les courages, mais c'est la lutte soutenue par le chancelier à la face de l'Europe entière; c'est son double exil; c'est ce long mémoire sur le commerce des actions de la compagnie des Indes, dans lequel tous les dangers du système, au point de vue moral et financier, sont présentés avec tant de courage, de force et d'éclat; dans lequel il est démontré, par des calculs certains, que cette libération du trésor invoquée comme cause suprême de ces tentatives aventureuses ne se trouvait point résulter de l'application du système, et qu'on verrait au contraire, pour unique résultat de cet expédient funeste, la France envahie, les honnêtes gens ruinés et les fripons comblés de richesses. Il est fâcheux que Mirabeau n'ait pas saisi cette occasion de rendre au plus pur, au plus courageux caractère de ces temps difficiles, l'hommage qui lui convenait.

Le régent, désespérant de vaincre la résistance de d'Aguesseau, l'éloigna de la cour. Il partit pour sa terre de Fresne, montrant dans la disgrâce cette égalité d'âme que la plus haute fortune n'avait pu troubler. Les regrets de la France le suivirent, et l'admiration de l'Europe vint le trouver dans cette humble résidence. L'abbé de Polignac lui adressa une épître touchante et courageuse; le cardinal Quirini, bibliothécaire du Vatican, porta un hommage bien flatteur au plus terrible adversaire des prétentions du saintsiége; les Anglais eux-mêmes consultèrent le chancelier sur des réformes qu'ils projetaient : ses réponses étaient pleines de réflexions utiles et de sages conseils, qui furent suivis.

Dans cette retraite, où une nouvelle disgrâce le rappela cinq ans plus tard, s'écoulèrent pour le chancelier des jours de paix, qu'il appelait les beaux jours de sa vie. Cet homme eut le secret d'être

toujours grand, toujours heureux; mais, il faut bien le dire, c'est qu'il avait en lui et près de lui ce qui élève l'homme au-dessus des évènements, ce qui lui fait accepter sans murmure ou sans être ébloui les situations diverses de la vie : une âme forte et la conscience du devoir, des goûts simples et élevés, un amour de l'étude qu'aucune difficulté ne rebutait, que rien ne pouvait assouvir; c'est aussi qu'il avait près de lui ce qui est l'objet de tous les rêves, de toutes les espérances de la jeunesse, ce qui étend son horizon, ce qui, dans l'âge mûr, éveille une ambition noble, et dans les revers console et soutient, une femme d'une force d'âme antique, d'un dévoúment sans bornes, qui, au contact d'un grand homme, avait pris quelque chose de ses grandes qualités, et de laquelle M. de Coulanges, esprit aimable et facile de ce temps-là, a fait cet éloge, injurieux pour les dames de son siècle, que, pour la première fois, il voyait en elle les grâces et la vertu s'allier.

C'est encore que l'illustre chancelier voyait s'élever autour de lui des enfants heureusement doués, fiers du nom et des vertus de leur père, et dont il préparait l'entrée dans la vie publique par d'immortels conseils.

Quel est l'homme qui n'échangerait pas tous les rêves de l'ambition pour le bonheur d'une semblable disgrâce, et qui ne comprend que d'Aguesseau, victime de son dévoùment aux intérêts du pays, entouré de l'affection la plus tendre, consolé par l'estime des gens de bien et l'admiration de l'Europe, ait pu dire avec conviction : « Oui, ce sont là les plus beaux jours de ma vie »?

Le chancelier fut rappelé, en 1717, par le crédit du cardinal Fleury; mais les sceaux ne lui furent rendus que dix ans plus tard.

C'est alors qu'il put mettre à exécution le projet de réformer les lois qui avait été la pensée de toute sa vie, et qu'il avait mûri dans l'exil par la lecture des grands publicistes.

Le plus beau caractère d'une législation c'est l'unité de principe: il faut, comme on l'a dit avec profondeur, qu'il y ait entre toutes les lois d'un même pays une harmonie telle qu'un peuple puisse se les approprier, qu'elles lui appartiennent comme son sol et ses mœurs.

La législation française était alors un véritable chaos: on y voyait mêlés, confondus, dénaturés les uns par les autres, des débris des premières lois de la conquête et des Capitulaires; des usages féodaux, du droit ecclésiastique et du droit romain, deux cent quatrevingt-cinq coutumes, enfin les innombrables ordonnances des rois, se multipliant sans cesse, achevaient de jeter l'obscurité dans les lois, et rendaient leur interprétation plus difficile.

Rallier et coordonner toutes les parties éparses de la législation, écarter celles qui n'étaient plus en rapport avec les mœurs et les besoins du temps; soumettre tous les Français à la même loi ; simplifier et rendre plus rapide la distribution de la justice telle est l'immense tâche que se proposait d'Aguesseau.

Il semble d'ailleurs que cette réforme dans la législation ait été la préoccupation constante des grands esprits judiciaires de cette époque. Avant le chancelier, vers 1663, un illustre magistrat, Guillaume de Lamoignon, premier président du parlement de Paris, avait eu la même pensée: voyant avec peine, lui aussi, la variété des lois territoriales qui régissaient les différentes provinces, il aurait souhaité une loi unique pour tous les peuples soumis au même monarque; mais, ne se dissimulant pas les dangers de toucher d'une manière subite et universelle à toute la législation, il dut borner ses plans de réforme à faire disparaître les diversités de la jurisprudence sur les mêmes questions, à corriger des usages et des points obscurs des coutumes. Dans ce but, il avait réuni une assemblée de magistrats, de maîtres des requêtes et d'avocats, chargés de préparer des mémoires pour la rédaction de ce qu'on a appelé plus tard les arrêtés de Lamoignon; arrêtés qui, sans être revêtus du caractère des lois, en ont cependant toute la force par l'éclat imposant et soutenu de leur sagesse. Au nombre des jurisconsultes qui furent les principaux agents chargés de préparer des matériaux à l'illustre Lamoignon, nous aimons à rencontrer le nom de deux avocats célèbres, Fourcroi et Auzanet: ce dernier a fait connaître, dans une lettre que la postérité a conservée, avec quelle prudence, quelle modestie, quelle touchante intimité M. de Lamoignon les associait à son

œuvre.

D'Aguesseau avait adopté ce projet, et s'était proposé de le mettre à exécution par une suite d'ordonnances que le temps et diverses circonstances ne lui ont pas permis de compléter. Voici ce qu'il dit, à ce sujet, dans le préambule de l'ordonnance de février 1734, dans lequel il met au jour les vues et les motifs du projet de Lamoignon:

« La justice devrait être aussi uniforme dans ses jugements que la loi est une dans ses dispositions, et ne pas dépendre de la différence des temps et des lieux, comme elle se fait gloire d'ignorer celle des personnes. Tel est l'esprit du législateur: il n'est pas de lois qui ne renferment le vœu de la perpétuité et de l'uniformité: leur principal objet est de prévenir les procès plutôt que de les terminer, et la route la plus sûre pour y parvenir est de faire régner une telle

uniformité dans les décisions que, si les plaideurs ne sont pas assez sages pour être leurs premiers juges, ils sachent au moins que, dans tous les tribunaux, ils trouveront une justice toujours semblable à elle-même par l'observation constante des mêmes règles.» Ce projet ainsi préparé d'avance, il allait travailler d'abord aux questions de droit, puis à l'instruction judiciaire, terminer enfin par la compétence des tribunaux.

Il n'est pas sans intérêt de suivre la loi dans les différentes phases de sa formation, et de voir que, comme Lamoignon, d'Aguesseau donnait au peuple dont il voulait changer la loi des garanties de sagesse, de science et de profonde méditation.

Il envoyait d'abord à tous les parlements un projet de loi réduit en questions; de leur côté, les cours souveraines faisaient des mémoires, qui étaient rédigés, fondus par des avocats célèbres; le parlement de Paris était ensuite appelé à se prononcer sur ce travail; enfin le projet de loi, ainsi préparé, après avoir été distribué aux maîtres des requêtes, était fixé, et devenait loi dans un bureau de législation que présidait d'Aguesseau.

C'est ainsi que furent discutées et parurent successivement ces lois importantes qui rendaient aux mères la succession de leurs enfants; qui établissaient des règles simples sur les donations entre vifs; qui donnaient de justes limites à la liberté de tester; enfin les lois sur le faux, sur les actes authentiques, sur les substitutions, sur les évocations et règlements de juges. Le règlement du conseil d'état et la déclaration de 1740 sur la police des grains sont des monuments de sagesse et de prévoyance qui portèrent sur ces questions obscures, incomplètes, une clarté inconnue, et donnèrent la sécurité à toutes des classes de la société en rendant impossible pour l'avenir la disette des grains.

Telles sont les parties de son œuvre que d'Aguesseau nous a transmises. Cette œuvre fut inachevée, c'est vrai; mais ce qui se passa un siècle plus tard, et les convulsions que la société eut à subir avant de posséder une législation uniforme, nous montrent que le moment n'était pas encore venu. D'ailleurs, n'eût-il eu que la volonté de réaliser le beau rêve de Lamoignon, ce serait assez pour sa gloire. Il est beau de devancer son siècle, de pressentir le bien, d'y travailler c'est souvent la faute des hommes et du temps si on ne peut l'accomplir.

Saint-Simon et d'Argenson (Loisirs d'un homme d'état) se sont montrés sévères pour d'Aguesseau; ils lui ont reproché sa lenteur, sa circonspection, sa déférence aux avis des cours souveraines. Il

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fallait, ont-ils dit, que le chancelier, qui comprenait ce qu'il y avait de désastreux pour la France dans cette multitude de juridictions et de lois diverses, ne reculât point devant la réalisation pleine et entière de sa pensée; qu'il portât une main vigoureuse et hardie sur cet édifice composé d'éléments hétérogènes, et que, après avoir fait table rase, il reconstruisit sans appeler les parlements; il fallait enfin qu'il agit seul comme les législateurs de l'antiquité il était assez supérieur à son époque pour cela. Son œuvre est restée inachevée, parce que la décision de la pensée et l'initiative lui ont fait défaut. Est-on juste en raisonnant ainsi ? et, en exagérant ce qu'on croit qu'il était au pouvoir de d'Aguesseau d'accomplir, n'oublie-t-on pas tout ce qu'il a fait?

Cet homme illustre ne nous a-t-il pas transmis nombre de lois qui portent l'empreinte d'une profonde sagesse, et révèlent toute sa pensée? Son œuvre, ne l'accomplissait-il pas avec persévérance, lentement il est vrai, mais sans commotions, sans alarmer les esprits par une réforme à laquelle on ne les avait pas suffisamment préparés? N'est-il pas beau de voir que, avec le temps, il allait doter la France d'une législation uniforme, sans que la France se fût aperçue de la secousse qui devait suivre ou précéder ce grand changement?

Songe-t-on d'ailleurs au temps où le chancelier tentait ses réformes? La régence était une véritable révolution de mœurs; les esprits, long-temps contraints par le solennel ennui des dernières années de Louis XIV, étaient avides de changement; on affectait le plus profond mépris pour les traditions du dernier siècle; on foulait aux pieds ces mœurs d'emprunt, cette austérité monastique qu'avait imposées la vieillesse chagrine et sévère de Mme de Maintenon; la philosophie du xvir siècle, quoique à son berceau, annonçait déjà cet esprit frondeur, rationaliste, qui, tout en détruisant des préjugés, touchait à des croyances utiles au bonheur des peuples, indispensables à la stabilité des choses, et guidait à grands pas le siècle vers la révolution qui devait le fermer.

Les hommes sages et pénétrants comme l'était d'Aguesseau ne voyaient pas sans effroi cette effervescence des esprits ils comprenaient qu'on ne pouvait sans danger opérer le passage brusque et général d'une législation à une autre ; que, en touchant à une des bases de l'ordre social, on pouvait ébranler tout l'édifice; et ce n'est pas cinq ans après la mort du grand roi qu'on pouvait rechercher une révolution comme on va au-devant d'une découverte heureuse pour l'humanité. De là les lenteurs du chancelier, ses essais faits

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