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RAPPORT

A M. LE PRÉFET DE LA SOMME, SUR LE PORTAIL DE LA VIERGE DORÉE DE LA CATHÉDRALE D'AMIENS,

Fait au nom de la Commission, composée de MM, RIGOLLOT, GARNIER, WOILLEZ, l'Abbé JOURDAIN, l'Abbé DUVAL.

(SUPPLÉMENT.) (1)

MESSIEURS,

Dans le rapport que nous avons eu l'honneur de vous présenter sur le portail de la VIERGE DORÉE, il ne nous a pas été possible, pour des motifs exprimés ailleurs, de comprendre l'étude approfondie des parties supérieures de la façade au bas de laquelle s'ouvre ce grave et somptueux portail. Quoique cette seconde moitié ne puisse en aucune façon être mise en parallèle avec la première, soit pour le nombre, l'importance et le choix des groupes de sculpture, soit pour la difficulté de les réparer, elle est néanmoins encore assez riche et assez peu comprise pour piquer l'attention des amateurs de l'imagerie sacrée du moyen-âge, pour exercer leur perspicacité dans l'interprétation des sujets, et surtout

(1) Voir le tom. VI des Mémoires, pag. 59.

pour mériter les soins et l'active vigilance de l'admi nistration dans les travaux de restauration qui, prenant l'édifice à sa base, doivent l'embrasser jusqu'au sommet. Nous sommes donc montés, en même temps que les échafaudages des maçons et des sculpteurs, le long de ce flanc gigantesque de notre église, et nous venons enfin vous apporter les résultats d'un difficile et patient examen.

On sait que le contour extérieur de la grande rose est animé d'une série de dix-sept personnages en relief, dont les huit premiers gravissent la rampe de l'orbite à droite, tandis que les huit derniers descendent, la tête en bas, du côté gauche.

Le caractère général de ceux qui montent est facile à saisir. Tous sont convenablement vêtus, bien chaussés, de visage agréable et sans barbe, les cheveux abondants et dûment agencés: ils atteignent à peine le milieu de la vie. Pleins d'espérance et de joie, ils s'accrochent avec bonheur aux fleurons du segment de cercle dans lequel ils sont encadrés et qui les aide à suivre le mouvement de la roue. Le huitième, c'està-dire le plus voisin du sommet, porte seul une robe flottante à capuchon, et sur la tête un bonnet en forme de calotte. Il ne reste malheureusement que quelques vestiges méconnaissables de l'objet qu'il tenait des deux mains.

Au versant de la roue, les personnages qui tombent offrent un tout autre aspect. Une figure vieillie, des cheveux négligés, la barbe sordide au menton, des vêtements en désordre et en partie perdus, les pieds dépouillés de chaussures, ne permettraient pas de douter

de leur misère, lors même qu'elle serait moins visiblement accusée par leur position d'hommes précipités la tête en bas, et par la manière dont ils tournent la tête en arrière avec un air de souvenir, de tristesse et de regret. Les trois premiers principalement ont toute la partie inférieure du corps dénudée, la robe qui est leur unique habit retombant des reins sur le dos et presque jusque sur la tête par le fait même de leur chûte. Si on a donné une chaussure au quatrième, ce n'est sans doute que pour le faire paraître plus misérable en montrant les doigts de ses deux pieds qui crèvent le bout de ses souliers usés. La petite calotte étoffée qui coiffe le cinquième, et le visage imberbe et plus jeune du sixième ne rachètent qu'imparfaitement l'apparence de misère qu'ils partagent avec leurs compagnons. Une mutilation a fait totalement

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disparaître le septième.

Au centre et à la tangente supérieure de la roue, un dix-septième personnage, ayant à sa droite ceux qui montent et à sa gauche ceux qui descendent, siége sur un simple banc sans dossier, la couronne au front, les mains gantées. Un bout de bâton qui lui reste dans la main gauche paraît bien être l'extrémité inférieure d'un sceptre. A sa droite, un chien assis sur le derrière, les oreilles longues et pendantes, le regarde fixement.

La pensée de cette curieuse représentation, qui produit un grand effet dans la décoration générale de la façade semble avoir été empruntée à la rose de St.Etienne de Beauvais, autour de laquelle, depuis le XII. siècle, des individus montent et descendent de chaque côté d'un autre personnage qui siége immobile au som

met. Ce n'est pas toutefois sans d'importantes modifications que la roue historiée de Beauvais est venue prendre place, à deux cents ans de distance, au portail méridional d'Amiens. On remarque en effet qu'au lieu de monter à la droite et de descendre à la gauche du personnage principal, comme à Notre-Dame d'Amiens, les hommes de St.-Etienne montent à gauche et descendent à droite. Parmi les derniers, il en est un qui occupe l'extrémité inférieure de la roue en opposition avec celui qui en tient le sommet: il est couché horizontalement, comme dans un état de prostration complète, de sommeil ou de mort. Nous n'en avons pas ici qui soit tombé si bas; il n'en est aucun non plus qui ne descende la tête la première, tandis qu'à Beauvais, par une singulière contradiction, l'avant-dernier est précipité, à l'inverse des autres, les pieds en avant. Le personnage culminant de St.-Etienne est aussi mieux caractérisé que le nôtre par le double geste qu'il fait, à droite pour accueillir ceux qui viennent, à gauche pour éloigner et même chasser avec son sceptre ceux qui descendent. Nous ne parlons pas du nombre des acteurs de la scène, qui.est plus considérable à Amiens qu'à Beauvais il n'y a probablement pas d'autre raison de cette différence que celle de la dimension des deux roses.

:

Le sens du fait archéologique que nous venons de décrire a déjà préoccupé plus d'un antiquaire dont les recherches, nous devons le dire, nous ont mis sur la voie de la vérité qu'il nous semble n'avoir plus qu'à constater, en l'appuyant seulement de quelques raisons nouvelles.

Et d'abord, l'opinion qui fait de cette composition

un jugement dernier, ne peut pas être soutenue. Le théâtre ordinaire de cette scène est le tympan des grands porches. C'est là en effet, et non sur la circonférence des roses, qu'elle est développée avec des circonstances qui lui donnent un caractère incontestable. Dans l'examen des conditions où se trouvent placés les individus qui composent les roses, on ne découvre rien qui justifie le motif d'un jugement dernier. Ainsi le personnage assis au sommet du cercle n'a aucun rapport avec Dieu ou Jésus-Christ, tel qu'on le représente dans les jugements derniers du moyen-âge, où jamais on ne lui voit ai gants, ni sceptre, ni couronne, ni pieds chaussés, ni vêtement simple et serré, ni surtout le chien assis et veillant à ses côtés. Il est vrai qu'à ce poste éminent de la circonférence on croit bien reconnaître l'Etre tout-puissant disposant du sort des humains, et que ceux-ci sont divisés en deux parts conformément au plan de l'évangile; mais outre que ce trait de conformité est le seul, il n'est pas constant, puisqu'à d'autres roses, dans celle de Beauvais du moins, les élus monteraient à gauche et les réprouvés à droite, contre sens dont on ne peut pas supposer que les savants et religieux iconographes du XII. et du XIII. siècle aient été capables. Il n'y a d'analogie véritable entre les roses et les jugements derniers que l'idée de séparation et d'exaltation ou de chute en vertu d'une puissance supérieure; du reste rien de plus ne spécifie dans les roses le drame terrible et final tel qu'il est composé aux tympans, soit pour le costume des élus et la nudité des réprouvés, soit pour le cortège angélique des premiers et la présence des démons qui entraînent les

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