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commun, qui est d'être aussi voisines que possible de la perfection de leur genre. Il n'y a pas en français de plus beaux sonnets que ceux de M. J.-M. de Hérédia. Les peintres de Hollande, Gérard Dow, par exemple, ou Jean Steen, n'ont rien fait de plus achevé que les poèmes populaires de M. Coppée. Et pour atteindre enfin quelques-unes de nos fibres les plus secrètes, M. Sully-Prudhomme a trouvé des vers d'une délicatesse et d'une acuité pour ainsi dire unique. C'est que la perfection de la forme faisait le second article de l'école. Si l'on pardonnait à Victor Hugo des obscurités qui masquaient parfois une réelle profondeur, et qui ne coûtaient rien à la correction de la syntaxe, on était devenu impitoyable pour les négligences de Lamartine et de Musset. L'art ne se définissait plus par l'abondance ou la singularité de l'inspiration, la richesse et de la sonorité de la rime, par la par plénitude et la solidité du vers, par la précision et la propriété de la langue. On revenait aux anciens, on reconnaissait le "pouvoir d'un mot mis en sa place." On commençait même à voir dans les mots beaucoup de choses qui n'y sont pas. Et cela, sans doute, était logique, parcequ'il n'y a qu'un moyen d'imiter fidèlement la nature, qui est de donner à la préoccupation de la forme tout ce qu'on enlève à la liberté de l'imagination.

mais

Et enfin, à ces deux principes, de la perfection absolue de la forme et de l'impersonnalité de l'artiste, un troisième se superposait, qui est que l'art n'a d'objet que lui-même. L'art n'a point de mission didactique ou morale, et on n'a point à discuter avec le poète sur le choix de son sujet, mais uniquement sur la manière dont il l'a traité. C'est ce que Gautier, par exemple, a cru jusqu'à son dernier jour, comme aussi bien son œuvre est là pour le prouver; et Leconte de Lisle a bien violé quelque fois le principe dans quelques-uns de ses poèmes, où l'on dirait que, s'inspirant à son tour de La Légende des Siècles, il a voulu rivaliser avec Hugo d'ardeur antireligieuse, mais il a toujours cru l'observer. M. de Hérédia, lui, ne s'en est point départi. C'est autour de cette idée que se sont groupés Les Parnassiens de 1866, pour essayer de la faire triompher. D'illustres écrivains en prose, et au premier

rang Flaubert, les y ont encouragés. Et si M. Sully - Prudhomme ou M. François Coppée ont échappé à la rigueur de la doctrine, c'est qu'ils ont subi, en même temps que l'influence de Leconte de Lisle, une autre, plus secrète, et non moins puissante influence, qui est celle de Charles Baudelaire et de ses Fleurs du Mal.

Les Fleurs du Mal avaient paru pour la première fois en 1857, mais, s'il y a des œuvres qui n'ont qu'à paraître pour exercer leur influence, il en est d'autres au contraire qui n'agissent, pour ainsi parler, qu'à distance. On en peut donner comme exemples, dans l'histoire de la prose française de notre temps, La Chartreuse de Parme, de Stendhal, et, dans l'histoire de la poésie, Les Fleurs du Mal, de Charles Baudelaire. C'est qu'au premier abord, et quoique cela nous semble aujourd'hui bizarre ou presque monstrueux, on y vit de la poésie "catholique," à un moment où la direction générale de la poésie retournait aux sources païennes. C'est qu'au moment où l'on était surtout préoccupé du raffinement de la forme, les vers de Baudelaire étaient d'une facture laborieuse, pénible, des vers de prosateur auxquels on aurait mis des rimes. Et enfin, c'est qu'au moment où la poésie tendait à l'impersonnalité, l'inspiration de Baudelaire procédait évidemment de celle de Vigny, mais surtout de Sainte-Beuve, le Sainte-Beuve des Confessions de Joseph Delorme; et elle n'en imitait pas seulement, elle en exagérait encore le caractère de singularité morbide. Mais tandis que la critique, pour ces raisons, méconnaissait ce qu'il y avait de plus neuf dans Baudelaire, la jeunesse, elle, au contraire, l'y savait découvrir et en subissait la fascination. Sous l'accent souvent déclamatoire et même un peu charlatanesque de sa plainte, elle reconnaissait la sincérité d'une souffrance purement intellectuelle, il est vrai, mais cependant réelle. Si, de toutes les suggestions des sens, les plus matérielles peut-être, et en même temps les plus diffuses, celles de l'odorat, sont aussi les plus évocatrices, on respirait dans Les Fleurs du Mal toute la gamme des parfums exotiques. On y trouvait encore la perception très subtile de ces

*correspondances" ou de ces "affinités" que le poète a lui-même indiquées dans le vers célèbre:

Les formes, les contours et les sons se répondent.

Assurément, c'étaient là des nouveautés fécondes, des nouveautés durables; et comme il ne semblait pas qu'elles eussent rien d'incompatible avec les leçons du "Parnasse," on écoutait d'une part avec docilité le haut enseignement de Leconte de Lisle, et de l'autre on lisait comme en cachette, avec délices, les vers de Charles Baudelaire.

Je me souviens à ce propos qu'il y a de cela vingt cinq ans, j'avais essayé, dans un article de la Revue des Deux Mondes, de caractériser cette influence de Baudelaire sur M. François Coppée, sur M. Sully-Prudhomme, sur M. Paul Bourget, dont les premiers vers venaient de paraître, 1875, et sur quelques autres. François Buloz, qui vivait encore, en fut exaspéré, quoiqu'il eût jadis imprimé dans la Revue les premiers vers de Baudelaire. "Mais Baudelaire est donc un maître pour vous?" s'écriait-il. Et j'avais beau lui répondre: "Non! mais il en est un pour eux," je ne réussissais pas à le convaincre. Je ne croyais pas, au surplus, si bien dire, et je n'avais pas prévu que le moment était proche où toute une génération n'allait plus jurer, comme l'on dit, que par l'auteur des Fleurs du Mal. C'est la génération de Paul Verlaine et de Stéphane Mallarmé.

Tout en continuant en effet de subir la discipline parnassienne, on commençait, tant en vers qu'en prose, à la trouver alors un peu dure. En dépit du vers Ut pictura poësis, on commençait à trouver que la poésie périssait, en quelque manière, sous cette perfection d'exécution. Ces contours si précis, ces vers si pleins, ces "représentations" si fidèles, et, dans leur fidélité, si complètes, gênaient, embarrassaient, comprimaient la liberté de l'imagination et du rêve. On ne pouvait pas échapper à l'artiste, et quand il vous tenait, il ne vous lâchait plus. Point d'arrière plan, de lointaines perspectives; rien de ce vague ni de cette obscurité, de ce clair obscur, pour mieux dire, qui est bien cependant une part de la poésie. A moins que ce ne soit dans quelques pièces de M. Sully

Prudhomme, tout venait en pleine lumière, et quand, par hasard, le sens d'une pièce entière était un peu enveloppé, chaque vers était encore en soi d'une impitoyable clarté. On trouvait aussi que cette imitation de la nature s'étendait, dans le passé comme dans le présent, à bien des objets dont l'intérêt était assez mince. Tout ce qui est arrivé n'est pas nécessairement "poétique," et tout ce qui existe ne mérite pas pour cela d'être éternisé par l'art. On se plaignait encore que, si les idées ne faisaient assurément pas défaut dans les chefs-d'œuvre du "Parnasse," aucun d'eux ne se dépassât, pour ainsi dire, lui-même, ne fût comme l'enveloppe ou le voile de quelque chose de plus secret, de plus mystérieux, la forme extérieure de ce qui ne se voit ni ne se touche. En effet, il y a des " correspondances" entre le monde et nous; toute sensation doit nous conduire à une idée; et dans cette idée, nous devons retrouver quelque chose d'analogue à notre sensation. Sa réalité ne s'explique pas de soi, mais à la lumière d'une vérité qui est la raison des apparences; et toute représentation qui n'en tient pas compte est par cela même incomplète, superficielle ou mutilée. C'est ce qu'avaient oublié les "Parnassiens "; et le "Symbolisme" est sorti de là.

On ne le voit pas, à la vérité, très clairement dans l'œuvre de Paul Verlaine, lequel fut à tous égards un "irrégulier" dont l'émancipation n'a été qu'un retour à la liberté romantique, ou même plus que romantique, et qui doit bien moins sa réputation à la profondeur ou à l'ingéniosité de son symbolisme qu'au cynisme de ses "Confessions." Ame faible et violente, ingénuement perverse, capable tour à tour des pires sentiments et du repentir le plus sincère, ayant de Baudelaire et de Sainte-Beuve le goût du péché et celui du remords, "le pauvre Lélian" a fait de mauvais vers; il en a fait de détestables; il en a fait de singuliers et d'exquis; son mérite est peut-être surtout d'en avoir fait d'impondérables, et chargés d'aussi peu de matière que le comporte le vers français. Stéphane Mallarmé, lui, en a fait surtout d'inintelligibles, de plus obscurs qu'aucun Lycophron n'en avait jamais faits avant lui. Mais comme il avait pourtant une âme de poète, comme il était aussi clair dans la conversation qu'obscur dans ses vers, comme il

savait revêtir les idées les plus étranges d'on ne sait quel air ou quel prestige de vraisemblance, il aura été et sans doute il demeurera l'hierophante du Symbolisme, comme Baudelaire en est le précurseur; et je doute, après cela, qu'il tienne beaucoup de place dans les Anthologies de l'avenir, mais l'historien de la poésie française au dix-neuvième siècle ne pourra se dispenser de le nommer. Un certain Maurice Scève, Lyonnais, a joué le même rôle au seizième siècle, pour disparaître, après l'avoir joué, dans le rayonnement du grand Ronsard.

Faut-il le dire en terminant cet Essai trop rapide? C'est ce Ronsard qui a manqué, qui manque encore au Symbolisme, et que nous attendons depuis tantôt dix ou douze ans. Non qu'il ne nous fût facile, si nous le voulions, de nommer d'excellents ouvriers en vers, et trois ou quatres poètes, parmi nos jeunes gens,-M. Henri de Régnier, par exemple, ou M. Albert Samain. Mais de quelque talent qu'ils aient fait preuve, naturel ou acquis, l'amour de la vérité nous oblige de convenir qu'aucune œuvre d'aucun d'eux n'a produit en naissant cet effet d'émotion soudaine et universelle qu'on produit jadis à leur apparition Les Méditations de Lamartine ou Les Amours de Ronsard. A quoi cela tient-il? Estce que le temps serait peut-être devenu défavorable à la poésie, et les poètes manqueraient-ils de cette complicité de l'opinion qui leur est plus nécessaire pour se développer qu'à toute autre sorte d'artiste? Nous ne le croyons pas, et, au contraire, non seulement en France, mais à l'étranger, on prend à eux bien plus d'intérêt qu'il y a quinze ans, vingt ans, trente ans. Ou bien naissent-ils moins nombreux ? les occasions de se produire leur manquent-elles ? la vie leur est-elle plus difficile qu'autrefois? On ne saurait le dire, à voir ce qui se publie bon an, mal an, de volumes de vers. Ou peut-être enfin mûrissent-ils plus tard? et l'idéal plus haut qu'ils se proposent, mais surtout plus complexe, exigeant d'eux plus d'efforts, leurs chefs-d'œuvre seraient-ils reculés jusqu'au temps de leur maturité? Comme ils sont tous encore jeunes, c'est ce que nous aimons à penser; et si la fin du dix-neuvième siècle, abondante en talents, est un peu maigre en œuvres, on attend et nous nous flattons que le chef-d'œuvre espéré s'élabore

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