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qu'en quelque estime que l'on tienne le reste de son œuvre, Les Nuits de Musset l'ont égalé aux plus grands poètes. C'est peutêtre aussi pour les mêmes raisons qu'aussitôt après lui la poésie personnelle est devenue singulièrement difficile aux poètes de notre temps; et, en effet, c'est en dehors d'elle, nous l'allons voir, ou plutôt, c'est contre elle que l'évolution va continuer, dans l'œuvre de Victor de Laprade, et surtout à travers les Poèmes dont Alfred de Vigny composera plus tard le recueil de ses Destinées.

Sous l'influence des circonstances, qui d'ailleurs l'inclinaient dans le sens de son propre talent, Vigny avait suivi la même direction générale que Lamartine et Victor Hugo, en passant de la poésie personnelle à la poésie objective et philosophique. Il n'avait d'ailleurs ni la facile ou plutôt l'inépuisable abondance du premier, et encore bien moins la fécondité d'invention verbale ou rythmique du second. Sa philosophie n'était pas non plus la même, ni surtout son tempérament philosophique; il était né pessimiste, mais pessimiste à fond, de ceux qui ne pardonnent pas à la vie d'être la chose misérable qu'elle est, et encore moins à Dieu de ne l'avoir pas faite plus heureuse. D'une pareille conviction le chemin est court au désespoir. Mais pour y aboutir, Vigny avait trop de noblesse ou d'élévation d'esprit; et la conclusion, qu'après avoir hésité quelque temps, il tira de son pessimisme, fut ce que l'on a depuis lors appelé "la religion de la souffrance humaine." Il avait dit en un vers demeuré célèbre :

J'aime la majesté des souffrances humaines.

C'est de cette inspiration que sont sorties quelques-unes de ses plus belles pièces: La Sauvage, La Mort du Loup, La Flûte, Le Mont des Olliviers, 1843, La Maison du Berger, 1844, et plus tard, 1854, La Bouteille à la Mer. Il est essentiel d'observer qu'indépendamment de leurs autres mérites, toutes ces pièces ont ce double caractère d'art d'être "une pensée philosophique mise en scène sous une forme épique ou dramatique,”—la définition est de lui, et surtout d'être des poèmes. Il faut entendre par ce dernier mot quelque chose de complet en soi, dont le développement ne dépend pas du caprice ou de la fantaisie du poète, mais de la nature, de l'importance, de la portée

du sujet; et c'était une borne posée à la liberté du lyrisme purement romantique.

Un autre poète, vers le même temps, la restreignait d'une autre manière, c'est Victor de Laprade, dans l'œuvre de laquelle,-Psyché, 1841, Odes et Poèmes, 1843, Poèmes évangéliques, 1852,-il y a certainement de beaux vers, mais froids et comme enveloppés d'on ne sait quelle brume. Il n'y a pas de comparaison entre Victor de Laprade et Lamartine ou Vigny dont il procède moins, en dépit des apparences, que de deux écrivains un peu oubliés aujourd'hui: Ballanche, l'imprimeur de Lyon, qui fut l'ami de Mme Récamier, et Edgar Quinet, l'ami de Michelet. Mais quelle que soit son infériorité, ce qu'il y a d'intéressant dans Victor de Laprade c'est la direction de son effort. Panthéiste d'instinct, et panthéiste idéaliste, il a travaillé pendant dix ou douze ans à dépersonnaliser le poète en le réduisant au rôle d'interprète ou, pour ainsi parler, de voix de la nature. C'était comme un renversement du point de vue romantique, où la nature même ne servait que de prétexte ou d'occasion à la manifestation de la personnalité du poète. L'impression du sujet devenait presque indifférente, et ce qui importait avant tout c'était la vérité de la représentation de l'objet. Malheureusement pour Laprade, il se mêlait à cette idée, jusque dans ses vers, trop de considérations nuageuses qui en masquaient la nouveauté. Et puis, et surtout, au milieu de toute cette philosophie qui ressemblait parfois à de la théosophie, le sentiment de la forme, celui du style ou de la facture, de la prosodie même se perdait. On s'autorisait des exemples de Musset ou de Lamartine, et il semblait que d'être négligent ou négligé comme eux, et souvent incorrect, ce fut un moyen de les égaler.

C'est pourquoi toute une école, pour laquelle même on avait un moment inventé le barbarisme de Formistes, qui heureusement n'a pas survécu, réagissait et, à la vérité, ne formulait pas encore, mais élaborait déjà, dans ses œuvres et dans ses propos, la doctrine de l'art pour l'art. Déjà les Cariatides de Théodore de Banville, 1842, et ses Stalactites, 1846, étaient conçues dans ce système. Ce que le poète y conservait du romantisme, et plus particulièrement

de l'influence des Orientales et des Consolations de Sainte-Beuve, c'était le souci de la forme ou de la "beauté pure," ainsi qu'on allait bientôt dire. Mais en même temps, il retournait à l'antiquité gréco-latine, c'est-à-dire à la source même du classicisme; il s'inspirait d'André Chénier comme d'un maître; il chantait La Vénus de Milo ou Le Triomphe de Bacchus, Le Jugement de Paris; et tout cela c'était à la fois l'abjuration du moyen-âge romantique, et de ce que l'on eut pu appeler le néo-christianisme lamartinien. Il en faut dire presque autant du recueil de Théophile Gautier, Emaux et Camées, qui paraissait en 1852. Mais, s'ils étaient de vrais poètes et de vrais artistes,-un peu trop curieux seulement des singularités et des raretés de l'art,-Banville et Gautier avaient le malheur d'être aussi des journalistes et des " boulevardiers." Il en résultait dans leur œuvre un mélange de parisianisme et d'inspiration poétique dont la conséquence était de jeter quelque confusion sur leur vrai caractère. On ne démêlait pas bien ce qu'il y avait dans leur esthétique de sérieux et de paradoxal. Etaient-ils sincères ou se moquaient-ils du monde? Banville surtout, dans les premières poésies duquel on sentait l'imitation du dandysme de Musset, du Musset de Mardoche et de Namouna? Le titre seul de l'un de ses recueils, Odes funambulesques, qui parut en 1857, indique assez ce qu'il y a toujours eu de "gaminerie" dans son inspiration, et explique pourquoi il n'a pas exercé plus d'influence. De son côté, Théophile Gautier, pressé par la nécessité de vivre, faisait trop de besognes, de toute sorte, pour que le feuilletoniste en lui n'effaçât pas un peu le poète. Aussi l'honneur de devenir le vrai maître de l'école était-il réservé à un autre: c'est l'auteur des Poèmes antiques, 1852, et des Poèmes barbares, 1855, Leconte de Lisle, l'un des très grands poètes de la France contemporaine, et peutêtre le plus" parfait."

Il en est aussi le plus "objectif," et sous ce rapport on peut voir en lui le contraire d'un romantique, le contraire aussi d'un lyrique, et vraiment un poète épique. Non seulement, en effet, il ne lui est pas arrivé plus de deux ou trois fois de parler de luimême dans son œuvre entière, mais, par un admirable effort de désintéressement, s'élevant au-dessus des choses de son temps, il

n'a voulu donner place en ses vers qu'à ce qu'il croyait pouvoir exprimer pour l'aspect de l'éternité, sub specie aeternitatis. C'est ce qui en fait la solide et indestructible beauté. Les grandes scènes de la nature, celles qui seront dans des milliers d'années ce qu'elles étaient aux origines du monde, Midi, Juin, Le Rêve du Jaguar, Le Sommeil du Condor; le peu d'elles-mêmes que les grandes races d'hommes et leurs civilisations successives ont laissé dans les annales de l'histoire, Qaïn, Brahma, Khirón, L'Enfance d'Héraclès, Hypatie, Mouça al Kébyr, La Tête du Comte, L'Epée d'Angantyr, Le Cœur d'Hialmar; enfin l'invincible tristesse qui se dégage de tant de ruines et du néant où il semble qu'aboutisse finalement le prodigieux effort de l'humanité, voilà ce que Leconte de Lisle a chanté dans ses vers. Grand artiste avec cela, qui ne donnait rien à l'improvisation, qui joignait à l'étendue d'information d'un érudit moderne tous les scrupules d'un classique, dont l'ambition était de donner au contour de son vers la précision d'un bas-relief ou, pour ainsi parler, la pérennité du bronze ou du marbre, on ne s'étonnera pas que, s'il a fallu quelque temps au grand public pour goûter cet art un peu sévère, les poètes au contraire en aient tout de suite reconnu tout le prix et qu'un moment même l'influence de Leconte de Lisle se soit exercée jusque sur Victor Hugo.

Il n'y a pour s'en convaincre qu'à faire la comparaison des Châtiments, 1852, ou des Contemplations, 1856, avec La Légende des Siècles, 1859. Lyrique encore, et plus personnel que jamais dans les deux premiers de ces recueils, Victor Hugo dans le troisième s'est manifestement inspiré de l'idée maîtresse des Poèmes antiques et des Poèmes barbares; ou plutôt, il s'est piqué d'émulation, et, retrouvant toute sa virtuosité, il a semblé reconquérir l'empire que ce nouveau venu lui avait disputé. Mais on ne dépouille jamais entièrement le vieil homme, et s'il y a bien quelques pièces d'une inspiration vraiment épique dans La Légende des Siècles, telles que Le Sacre de la Femme ou Booz endormi, et généralement les premières, Victor Hugo reparaît tout entier dans les autres, le Victor Hugo des Orientales ou des Chants du Crépuscule, à qui l'histoire ou la légende ne servaient que d'un décor pour

y exposer l'intimité de ses propres sentiments. Quelque bonne volonté qu'il ait de se subordonner aux choses et de les refléter telles qu'elles furent, sa puissante imagination les déforme toujours dans le sens de sa propre personnalité. C'est précisément le contraire qu'on tentait dans l'autre école, et de même qu'autrefois, le lyrisme romantique s'était étendu de la poésie au théâtre, à l'histoire, et jusqu'à la critique, de même maintenant ce qu'on voulait c'était d'imposer l'esthétique naturaliste à la critique, à l'histoire, au théâtre et à la poésie.

Subordonner à la nature la personnalité du poète, et faire de lui l'interprète, non pas précisément impassible, mais impartial et incorruptible de la réalité, tel en était le premier article. Il ne s'agissait plus de savoir comment nous voyons les choses,-de quel œil, complaisant ou indigné,―ni de quels sentiments nous agitent le spectacle de la nature ou les événements de l'histoire ! On avait la prétention de connaître et de représenter les choses en soi, comme elles sont, pour ce qu'elles sont, et indépendamment de toute opinion personnelle à l'artiste. C'était le vers d'Horace: Non mihi res, sed me rebus subjungere conor. La nature des choses nous étant extérieure, antérieure et supérieure, nous n'avons pas à la corriger ni à la perfectionner, mais à la reproduire; et le premier de tous les mérites est la fidélité de l'imitation. Théorie de peintre, peut-être, ou de sculpteur autant que de poète, et dont on voit aisément l'excès, qui devait plus tard engendrer d'étranges conséquences; mais elle n'en avait pas moins l'utilité grande, aux environs de 1860, de rappeler le poète à l'observation de la nature, à la connaissance de l'histoire et au respect de 1'" Humble Vérité." Nous lui avons dû, entre 1866 et 1875, les Trophées de M. J.-M. de Hérédia; les poèmes populaires, les intérieurs, les poèmes intimes de M. François Coppée; et, puisqu'il ne nous est pas interdit d'étudier en nous ce que Montaigne appelait "la forme de l'humaine condition," nous lui avons dû quelques-uns de ces poèmes douloureux et subtils où M. Sully-Prudhomme a si bien exprimé la complexité de l'âme

contemporaine.

Ces œuvres si différentes ont d'ailleurs un second trait de

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