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Mais trois ou

à l'heure qu'il est. Le poète ne sera-t-il qu'un artiste, contemplant du haut de sa "tour d'ivoire" les vaines agitations des hommes ? ou sera-t-il un "penseur"? ou, sans autrement s'embarrasser de philosophie et d'esthétique, sera-t-il uniquement "l'écho sonore" de tout? et ne se souciera-t-il que d'être soi? Mais avant de retracer les péripéties de cette lutte, la chronologie et aussi la justice littéraire exigent que l'on dise deux mots de l'auteur, un moment populaire et fameux, des Tambes: Auguste Barbier. Ce n'était qu'un bourgeois de Paris, et il devait se survivre près de cinquante ans à lui-même sans jamais pouvoir se retrouver. quatre pièces de ses Iambes, telles que La Curée, La Popularité, L'Idole, n'en sont pas moins au nombre des chefs-d'œuvre de la satire française. Je n'en connais pas où l'on voie mieux l'affinité naturelle, la parenté première de la satire avec le lyrisme, et elles contiennent deux ou trois des plus belles comparaisons qu'aucun de nos poètes ait jamais développées. C'est quelque chose au point de vue de l'art; mais c'est aussi pourquoi nous ne saurions trop regretter que, jusque dans ces trois ou quatre pièces, on soit choqué d'un accent de vulgarité qui "disqualifie" le poète. Il en est autrement de trois autres hommes qui sont avec lui les plus illustres représentants de la seconde génération romantique: SainteBeuve, Alfred de Musset, et Théophile Gautier.

Avec les deux premiers, Sainte-Beuve, dont Les Confessions de Joseph Delorme paraissent en 1829, pour être suivies en 1831 des Consolations, et Alfred de Musset, dont les Premières Poésies voient le jour de 1830 à 1832, c'est la poésie personnelle qui triomphe, et, soucieux uniquement de lui-même, c'est de lui-même et de lui seul que nous entretient le poète: de ses goûts, de ses désirs, de ses rêves de bonheur personnels. Il y a plus; et, tandis que de leurs impressions, Lamartine et Hugo ne choisissaient ou ne retenaient, pour les traduire en vers, que les plus générales, celles qu'ils croyaient que leurs contemporains eussent sans doute éprouvées comme eux, au contraire, dans Les Confessions de Joseph Delorme, ce sont justement ces impressions générales que néglige Sainte-Beuve, et il ne s'attache qu'à l'observation, à l'analyse et à l'expression de ce qu'il croit avoir en lui qui le distingue et le

sépare des autres hommes. A cet égard et pour cette raison, Les Confessions de Joseph Delorme sont déjà de la poésie un peu morbide, presque pathologique, de la poésie de neurasthénique ou de névrosé. Ajoutons que Sainte-Beuve a aussi, comme artiste et comme versificateur, des raffinements et des recherches dont l'inquiète subtilité n'a peut-être d'égale que leur inutilité. Nous voulons dire qu'elles échappent à l'œil nu, pour ainsi parler, et on ne les apprécie qu'à la condition d'être dûment averti. C'est d'une autre manière que Musset est personnel, par un autre genre d'affectation, celle du dandysme et du parisianisme. Il deviendra plus simple, quelques années plus tard, et la passion le transformera. Mais à ses débuts, dans Les Marrons du Feu, dans Mardoche, dans Namouna, avec des dons de poète qui déjà l'élèvent bien au-dessus de son personnage, et de Sainte-Beuve, il est le Lovelace et le Brummell du romantisme; il ne fait de vers qu'en se jouant, ou même en se moquant, par dérogation d'amateur à des occupations infiniment plus graves, lesquelles étaient, nous dit son frère, de conférer" avec les premiers tailleurs de Paris," de "faire valser une vraie marquise," et de courir les tripots et les filles. Naturellement

ce n'est pas à son frère que nous devons ce dernier renseignement. C'est pourquoi, si son inspiration diffère à tous autres égard de celle de Sainte-Beuve, elle est pourtant la même dans son principe, personnelle jusqu'à l'égoïsme, et jamais homme n'a eu plus que lui la prétention de ne ressembler qu'à soi. Les contemporains l'entendirent bien ainsi, et sur leurs traces à tous deux, Musset et Sainte-Beuve, toute une légion d'imitateurs se précipita, qui, n'ayant rien de leur originalité, ne devait donc pas laisser de souvenirs dans l'histoire de la Poésie Française. La première condition pour faire de la poésie personnelle,—on ne dit pas la seule,-c'est d'être quelqu'un; et c'est ce qui n'est donné à un petit nombre d'entre nous. Les esprits originaux sont rares.

C'est ce que Théophile Gautier avait compris d'instinct, et, assurément, s'il n'eut dépendu que de lui, le romantisme eut dès lors évolué vers l'art impersonnel. La description des lieux, la résurrection pittoresque du passé, la fidélité de l'imitation, la "soumission à l'objet" fussent devenus dès lors le principal objet de la poésie.

Mais ni la nature ni l'histoire ne procèdent ainsi par mouvements brusques ou révolutions totales. On n'avait pas encore tiré de la poésie personnelle tout ce qu'elle contenait de ressources. Elle n'avait pas épuisé la fécondité de sa formule. Aucun des grands contemporains de Gautier n'avait dit tout ce qu'il avait à dire, n'avait achevé sa confession. Et puis, et surtout, au lendemain de 1830, non seulement les temps n'étaient pas favorables au culte épicurien de l'art pur, mais de nouveaux problèmes s'étaient d'euxmêmes proposés aux poètes, et ainsi, de religieuses qu'elles étaient dix ans auparavant, leurs préoccupations, dans une société dont tous les principes étaient remis en doute, étaient elles-mêmes devenues philosophiques et sociales.

On en trouvera la preuve dans Les Feuilles d'Automne, 1831, de Victor Hugo, dans ses Chants du Crépuscule, 1835, et dans ses Voix intérieures, 1837, ou dans le Jocelyn, 1836, de Lamartine, et dans sa Chute d'un Ange, 1838. Jocelyn est, à vrai dire, le seul poème un peu étendu qu'il y ait dans la langue française, et, bien qu'inachevée, la Chute d'un Ange n'est pas le moindre effort ni le moindre témoin du génie de Lamartine. Dans l'un et dans l'autre de ces deux poèmes, toutes les qualités des Méditations se retrouvent, et quelques-unes s'y exagèrent, ainsi l'abondance et la fluidité; mais d'autres qualités s'y ajoutent, plus rares, et qu'en général on n'admire pas, on ne loue pas assez chez Lamartine. Lamartine a créé en France la poésie philosophique, puisqu'enfin d'André Chénier, qui avait eu cette grande ambition, nous ne possédons que le plan seulement de son Hermès, avec une cinquantaine de vers, et que Les Discours sur l'Homme de Voltaire, qui sont d'ailleurs de la morale plutôt que de la philosophie, ne sont surtout que de la prose. Mais quelques-unes des idées les plus abstraites que puisse former l'intelligence humaine, on pourrait dire les plus métaphysiques, Lamartine a réussi plus d'une fois à les exprimer sans qu'il en coûtat rien à la clarté de sa langue et à l'harmonie de son vers. C'est un autre encore de ses mérites, et qui brille surtout dans Jocelyn, que d'être familier, non seulement sans devenir prosaïque, mais sans cesser d'être noble. Et ce n'est point là, chez lui, ce qu'on appelle une attitude. Sainte-Beuve, un peu jaloux, a tout

fait pour essayer de nous le faire croire. Mais en réalite, s'il Ꭹ eut jamais un poète naturellement et comme involontairement poète, qui le soit plus tard demeuré jusqu'en prose, et jusque dans sa vie politique, c'est Lamartine. On ne le voit nulle part mieux que dans son Jocelyn, si ce n'est dans la Chute d'un Ange, ou encore dans la conception de l'épopée philosophique dont la Chute d'un Ange n'est elle-même qu'un épisode. Et on regrette assurément que l'exécution, trop rapide, ne réponde pas toujours à l'ampleur de la conception, mais cela même est caractéristique de la nature de son génie; et, qui sait, à ces hauteurs où la métaphysique et la poésie se confondent si quelque imprécision n'est pas une convenance, un charme et une beauté de plus?

Mais, au moment de le croire et de le dire, on en est aussitôt empêché par le souvenir de Victor Hugo. Visions du réel ou visions du possible, aucun poète, en effet, n'a souligné ses rêves d'un trait plus précis, ne leur a donné plus de consistance matérielle, ne nous les a rendus en quelque sorte plus palpables. Un aveugle serait sensible au relief quelquefois excessif des vers de Victor Hugo. Lamartine épure, idéalise et dissout quelquefois le réel dans la fluidité de son vers; Hugo, dans l'architecture de ses rythmes, emprisonne, concrète et matérialise l'idéal. Il est d'ailleurs aussi personnel que jamais dans ses Feuilles d'Automne ou dans ses Voix intérieures, et on pourrait même dire qu'il l'est plus que dans ses Orientales ou dans ses Odes. Il y est plus prodigue de confidences ou d'aveux, et il n'y est pas moins soucieux de l'actualité. La moitié de ses vers sont des vers de circonstance, et les titres en sont caractéristiques: Rêverie d'un passant à propos d'un Roi; Dicté en présence du Glacier du Rhône; Pendant que la Fenêtre était ouverte; Après une lecture de Dante. Mais, ce qu'il ne faisait pas au temps des Orientales, il s'inquiète maintenant du mystère des choses, et, comme l'a si bien dit Baudelaire, "de la monstruosité qui enveloppe l'homme de toutes parts." Lamartine s'échappait à lui-même, s'élevait au-dessus de sa propre personnalité en tendant vers les hauteurs, ad augusta; Victor Hugo sort de soi pour chercher dans le mystère même, per angusta, l'explication de ce qu'il a découvert d'inexplicable en lui. Si c'est une autre

manière de philosopher, c'en est certainement une, et, après douze ans de silence littéraire ou d'action politique, de 1840 à 1852, quand il reviendra aux vers, c'est cette préoccupation philosophique que l'on verra le ressaisir pour ne plus l'abandonner désormais. Il est vrai qu'alors sa philosophie différera prodigieusement du catholicisme de ses débuts, mais pourtant il aura le droit de dire que la constance et l'intensité de cette préoccupation chez lui sont toujours d'ordre religieux. Elles le préserveront jusqu'à son dernier jour du double et contraire excès de la poésie purement personnelle et de la doctrine purement naturaliste.

Cependant, et tandis que Lamartine et Hugo dirigeaient ainsi le lyrisme romantique et la poésie personnelle vers la poésie philosophique et sociale,-Musset, descendant au contraire “ jusqu'au fond désolé du gouffre intérieur," faisait éclater et retentir quelquesuns des plus beaux cris de passion qu'on eût entendus en français et dans le monde. Nous ne parlons ici que de cinq ou six pièces, La Lettre à Lamartine, Les Nuits, Le Souvenir, pas davantage, qui ne font pas en tout un millier de vers, et où quelques délicats se plaignent de trouver encore un peu de rhétorique; mais elles traverseront les âges; et les poètes à venir en pourront égaler, mais ils n'en surpasseront pas l'amère, et douloureuse, et poignante éloquence. Les Nuits de Musset sont à la fois ce qu'il y a dans notre langue ou dans notre poésie de plus personnel et de plus réaliste. L'aventure avait été vulgaire, et le dénouement, bien que cruel, n'en avait rien eu d'extraordinaire! Mais le poète a senti si profondément sa souffrance, et sa vie toute entière en a été du coup si complètement dévastée, qu'on ne saurait imaginer de pire effondrement, ni de catastrophe plus irréparable des passions de l'amour. Pour exprimer l'orgueil de sa passion, son horreur de l'infidèle, son désespoir et sa détresse, il a trouvé des accents si lamentables et si profonds, qu'aux yeux les plus secs ils arrachent presque autant de larmes qu'il en a versées lui-même sur "son pauvre amour enseveli." Et, entre la réalité de son malheur et nous, il a interposé si peu de "littérature," et le cri de son cœur a jailli si spontanément que nous n'avons jamais communiqué plus directement avec un de nos semblables. C'est pour toutes ces raisons,

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