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origines de la poésie française au dix-neuvième siècle: l'auteur des Confessions, Jean-Jacques Rousseau; celui du Génie du Christianisme, Chateaubriand; et l'auteur trop souvent et injustement oublié du livre De l'Allemagne, Mme de Staël. Le premier avait émancipé le Moi de la longue contrainte où l'avaient comme emprisonné, deux siècles durant, des habitudes littéraires fondées sur une conception essentiellement sociale de la littérature. Ni les Salons ni la Cour, qui faisaient et qui défaisaient alors les réputations, n'avaient admis, pendant deux cents ans, que l'on écrivit pour les entretenir de soi-même, de ses "affaires de cœur," ou de famille. La permission n'en était donnée qu'aux auteurs de Mémoires ou de Correspondances, et à la condition d'être préalablement morts. J.-J. Rousseau, dont l'œuvre entière n'est qu'une confidence à peine dissimulée, vint changer tout cela, et ainsi rouvrir, de toutes les sources de la grande poésie, non pas peut-être la plus abondante, ni toujours, on le verra, la plus pure, mais, en tout cas, l'une des principales et des plus profondément cachées. Chateaubriand fit davantage encore. Voyageur,-il rendit à une littérature devenue trop mondaine le sentiment de cette nature extérieure, mouvante, vivante et colorée, qu'elle avait, non pas précisément ignorée ni méconnue, dont elle avait même joui à Versailles ou à Fontainebleau, dans ses jardins à la française, mais qu'elle avait systématiquement subordonnée à l'observation de l'homme psychologique et moral. Historien,-il rendit à ses contemporains le sentiment de la diversité des époques: ils apprirent de lui combien un homme diffère d'un autre homme, un baron féodal d'un courtisan de Louis XV. Et chrétien, enfin,-il rendit à l'art ce sentiment religieux dont l'absence n'avait sans doute pas contribué médiocrement à la parfaite clarté, mais à la sécheresse et au prosaïsme aussi de nos poètes du dix-huitième siècle. Le dernier pas fut fait par Mme de Staël. Les modèles qui manquaient à nos poètes, elle les leur proposa dans les Littératures du Nord. Ou plutôt, et d'une manière plus générale, car on ne saurait dire que Lamartine, Hugo ni Vigny aient beaucoup imité Goethe ou Byron, elle élargit le champ de l'imagination française en nous ouvrant, par delà nos frontières, des horizons inexplorés.

De nouvelles curiosités s'éveillèrent. Des doutes nous vinrent sur l'universalité de l'idéal dont nous nous étions contentés jusqu'alors. De nouveaux éléments s'insinuèrent dans la composition de l'esprit français. Et les poètes, s'il en surgissait, se trouvèrent ainsi assurés d'une liberté qui leur avait fait défaut jusqu'alors, et de cette espèce de complicité de l'opinion ou du milieu, sans laquelle rien n'est plus difficile,-même au génie,-que de déterminer une révolution littéraire.

Là est l'explication du succès des premières Méditations de Lamartine, qu'on pourrait comparer, dans l'histoire de notre poésie lyrique, au succès du Cid ou d'Andromaque, dans l'histoire du Théâtre Français. Mais on ne vit point alors, comme au temps d'Andromaque ou du Cid, de contradiction ni de lutte; l'opinion fut unanime à reconnaître, à consacrer le poète; et quand les Nouvelles Méditations, La Mort de Socrate, Le Dernier Chant du Pèlerinage de Childe Harold, les Harmonies Poétiques vinrent s'ajouter, de 1820 à 1830, aux Méditations, les derniers eux-mêmes et les plus obstinés des classiques durent avouer qu'une poésie nouvelle nous était née. Les Poésies d'Alfred de Vigny, parues en 1822, rééditées en 1826; et les Odes de Victor Hugo, 1822, suivies de ses Ballades en 1824, et de ses Orientales en 1829, achevaient promptement de caractériser cette poésie dans ses traits essentiels. Si ces trois grands poètes, en effet, avaient chacun son originalité, qui le distinguait profondément des deux autres, Lamartine plus clair, plus harmonieux, plus vague; Hugo plus précis et plus coloré, plus sonore, plus rude aux oreilles françaises; et Vigny plus discret, plus élégant, plus mystique, mais plus court d'haleine, ils ne laissaient pas d'avoir beaucoup de traits communs. S'ils avaient tous les trois des maîtres dans quelques-uns de leurs prédécesseurs du dix-huitième siècle, Lamartine dans Parny et dans Millevoye, Hugo dans Fontanes, dans Lebrun et dans Jean Baptiste Rousseau, Vigny dans Chénier, les différences apparaissaient quand on les comparait aux représentants encore vivants du pseudo-classicisme, tels que Casimir Delavigne, avec ses Messéniennes ou Béranger dans ses Chansons. Et peut-être une critique perspicace eut-elle pu prévoir qu'ils ne tarderaient pas à s'engager dans

des voies divergentes: Lamartine plus idéaliste, Hugo plus réaliste, Vigny déjà plus "philosophe "; mais pour le moment, c'est-à-dire entre 1820 et 1830, ils formaient groupe, s'ils n'étaient pas précisément une école, et c'est ce groupe qu'il nous faut essayer de caractériser.

Notons d'abord qu'aucun d'eux n'est ce qu'on appelait alors "Libéral,” du parti de Benjamin Constant ou de Manuel, mais ils sont tous les trois "Royalistes," ultra-royalistes et Catholiques, du parti de Joseph de Maistre, de Bonald, et de Lamennais. C'est même Hugo qui est alors le plus absolu et le plus intransigeant des trois, et l'horreur ou la haine de la Révolution ne s'est nulle part déclarée plus énergiquement que dans ses premiers poèmes: Les Vierges de Verdun, Quiberon, Buonaparte. Leur religiosité n'est pas moins sincère ni moins ardente que leur royalisme, et, comme celle de leur maître, Chateaubriand, elle s'étend à toutes leurs idées. Ils se font de l'amour une conception religieuse; c'est religieusement qu'ils admirent l'œuvre de Dieu dans la nature; ils se font du rôle du poète une conception religieuse. Et, à la vérité, leur religion n'est pas toujours très sûre, ni très raisonnée. Elle n'est pas très orthodoxe: celle de Lamartine s'évaporera, pour ainsi dire, en une espèce de panthéisme hindou; Hugo passera comme insensiblement du christianisme au Voltairianisme; Vigny, d'année en année, s'acheminera vers un pessimisme très voisin de celui de Schopenhauer. Mais ce sera plus tard; et, en attendant, la diffusion ou même l'exaltation du sentiment religieux fait un des caractères de la poésie française du dix-neuvième siècle à ses débuts.

Cette poésie est, en second lieu, personnelle ou individuelle, et nous voulons dire par là que le poète y est lui-même, comme homme, non seulement l'occasion, mais le principal objet et la matière habituelle de ses vers. Une Ode française, et même une Elégie, n'avaient guère été jusque là que des lieux communs, très généraux et très abstraits, qu'on dépouillait d'abord, pour les mieux développer, de tout ce qu'ils pouvaient avoir de trop particulier. Aussi se ressemblent-elles toutes. On ne voit pas de raisons pour qu'une Élégie de Chénier ne fût pas de Parny, et, si l'on eut imprimé les Odes de Lefranc de Pompignan, sous le nom de Lebrun,

c'est à peine s'ils s'en fussent eux-mêmes aperçus. Mais les Méditations de Lamartine, les Poèmes de Vigny, les Orientales d'Hugo ne sont au contraire, à proprement parler, que le journal poétique de leurs impressions quotidiennes. En compagnie d'une maîtresse aimée, l'Elvire des Méditations, Lamartine fait une promenade sur le lac du Bourget, et il écrit Le Lac, ou bien, il va passer chez un ami le temps de la Semaine Sainte, et il écrit la Semaine Sainte à la Roche Guyon, Vigny a lu dans le Journal des Débats, du 15 juillet 1822, quelques lignes qui l'ont intéressé, et le prétexte lui suffit pour écrire le Trappiste. Et quant à Victor Hugo, les titres seuls de quelques-unes de ses Orientales: Canaris, Les Têtes du Sérail, Navarin, suffisent pour en montrer l'étroite relation avec ce que nous appelons de nos jours l'actualité. Sans doute, il y a encore ici des distinctions à faire: Vigny, des trois, est déjà le plus objectif, on serait tenté de dire la plus épique, dans son Eloa, par exemple, ou dans son Moïse. Victor Hugo s'oublie souvent lui-même en présence de la réalité; il décrit déjà pour décrire; il s'abandonne, dans Le Feu du Ciel, dans les Djinns, dans Mazeppa, non seulement à ses instincts de peintre, mais à la fécondité d'une invention verbale qui trahit déjà le rhéteur. Lamartine lui-même, qui est le plus subjectif, a des dissertations, comme dans L'Immortalité, par exemple, et des paraphrases, comme dans son Chant d'Amour, qui débordent le cadre étroit du lyrisme personnel. Mais quoi qu'on puisse dire, c'est pourtant d'eux-mêmes, de leurs émotions ou de leurs souvenirs, qu'ils s'inspirent. L'occasion les guide. Que ce soit Bonaparte qui meure à Sainte-Hélène, en 1821, ou Charles X que l'on couronne à Reims, en 1825, ils nous font confidence de leurs impressions. Ce n'est point la beauté propre et intrinsèque des sujets qui les provoque à chanter, mais la convenance de ces sujets avec la nature de leur génie. Ou mieux encore, leurs sujets leur sont un prétexte pour se confesser, pour nous confier sur toutes choses, leur manière, à eux, de penser ou de sentir; et, précisément, c'est ce que l'on veut dire quand on dit que, par opposition à la poésie classique, un second caractère de la poésie romantique est d'être éminemment personnelle ou individuelle.

Un troisième et dernier caractère en résulte, qui est son

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caractère de Liberté ou de Nouveauté. "Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques," avait dit André Chénier, dans un vers demeuré célèbre et souvent encore trop loué. Mais les romantiques, mieux inspirés, ont compris que " des pensers nouveaux ne pouvaient s'exprimer qu'en des termes ou par des moyens d'art également nouveaux; et c'est même cette rénovation du style et de la métrique qu'on a d'abord admirée le plus en eux. Vigny est plus "précieux," plus recherché dans le choix des mots, plus embarrassé dans le maniement des rythmes, et, pour cette raison, infiniment moins varié. Sa langue est aussi moins riche et moins abondante. Celle de Lamartine n'est pas toujours très neuve, ni non plus très correcte, ce grand poète est un écrivain négligé, mais en revanche, la fluidité en est incomparable; et la coupe de son vers n'a rien que de classique, mais personne mieux que lui, pas même autrefois Racine, n'a su musicalement associer les sons. Enfin, Victor Hugo est sans doute, avec Ronsard, le plus extraordinaire inventeur de rythmes qu'il y ait eu dans l'histoire de la Poésie Française, et sa langue, un peu banale à ses débuts, dans ses premières Odes, un peu quelconque, ainsi que nous disons, est déjà dans ses Orientales d'une franchise, d'une hardiesse, et d'une originalité qu'on peut appeler vraiment démocratiques, si personne assurément n'a fait plus que lui pour abolir l'antique distinction d'une langue noble et d'une langue familière, et selon son expression, devenue proverbiale, pour “mettre un bonnet rouge au vieux dictionnaire." C'est ainsi qu'à eux trois ils ont secoué le joug des grammairiens du dix-huitième siècle, rendu aux mots de la langue leur valeur pittoresque, expressive ou représentative, et débarrassé le vers français des entraves qui l'empêchaient de se plier, pour s'y conformer, aux sentiments du poète. Il n'y a pas de lyrisme sans musique, ni de musique sans mouvement, et le mouvement, c'est ce qui manquait alors le plus à l'alexandrin français.

Si tels sont bien les trois caractères essentiels et originaux de la poésie française du dix-neuvième siècle à ses débuts, on peut dire que son histoire, à dater de ce moment, est celle du conflit de ces trois caractères entre eux. Une lutte s'engage, qui dure encore

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