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SA FORTUNE.

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demont d'employer tous ses talents pour s'avancer, et il les employa utilement. La nouvelle liaison d'intérêt de l'Espagne avec la Hollande et le voisinage des Pays-Bas y forma des liaisons dont Vaudemont sut profiter. Il sut s'insinuer auprès du prince d'Orange, et peu à peu devint de ses amis jusqu'à être admis dans sa confidence. Il fit un voyage en Espagne chargé de diverses commissions secrètes. Il trouva cette cour dans le désespoir de ses pertes, fort animée contre la personne du roi. Le sang quoique illégitime qui couloit dans ses veines ni la liaison intime en laquelle il étoit parvenu auprès du prince d'Orange ne lui avoit pas appris à l'aimer. Il n'avoit rien à en attendre: il se lâcha donc en courtisan à Madrid contre la personne du roi avec une hardiesse égale à l'indécence. Retournant en Flandre il voulut voir l'Italie, et il s'arrêta à Rome, où il s'insinua tant qu'il put parmi la faction espagnole, et pour lui plaire en usa sur le roi comme il avoit fait à Madrid. Ce qui avoit été méprisé et tenu pour ignoré d'abord ne put plus l'être sur un théâtre tel que Rome, qui est la patrie commune de toutes les nations catholiques. Les serviteurs du roi s'offensèrent d'une insolence si publique et si soutenue et en écrivirent, de façon que le roi fit prier le roi d'Espagne de mettre ordre à une conduite si éloignée du respect qui en tout temps est dû aux têtes couronnées, ou de n'être pas surpris s'il faisoit traiter et chasser de Rome M. de Vaudemont comme il le méritoit. Cette démarche finit la scène que M. de Vaudemont donnoit avec tant de licence, et les mêmes partisans d'Autriche qui l'y soutenoient furent les plus ardents à le faire disparoître. Il regagna donc les PaysBas par le Tyrol et l'Allemagne, avec ce nouveau mérite envers l'Espagne et l'empereur, auquel le prince d'Orange ne fut pas le moins sensible, par cette haine personnelle du roi qu'il ne pouvoit émousser, ni M. de Lorraine indifférent par la situation où le roi continuoit à le tenir, bien qu'il ne soit jamais échappé en la moindre chose à l'égard du roi. Il se faisoit honneur, au contraire, de lui porter un profond respect, et de supporter avec silence et toujours avec sagesse l'état auquel sa puissance l'avoit réduit; mais au fond de l'âme, les héros se sentent de l'humanité, et il ne voulut rien moins que du mal à M. de Vaudemont de cette conduite, quoique lui-même fût bien éloigné de la tenir. Vaudemont étoit son cousin germain bâtard, et M. de Lorraine étoit lors dans l'apogée de sa gloire et de son autorité dans le conseil et dans la cour de l'empereur.

Tout concourut donc après ce départ précipité de Rome à faire marcher M. de Vaudemont à pas de géant. La Toison d'or, grand d'Espagne, prince de l'empire, capitaine général, tout lui fondit rapidement sur la tête, et bientôt après le grand emploi de mestre de camp général ', et enfin de gouverneur des armes aux Pays-Bas. Élevé de la sorte et payé à proportion, il vécut avec splendeur, et comme il avoit infiniment d'esprit et d'adresse, il vint à bout d'émousser l'envie, et de se faire presque autant aimer que considérer par son crédit, et respecter par ses emplois. C'étoit un homme affable, prévenant, obligeant, attentif à

4. Cette dignité répondait à celle de colonel général de la cavalerie,

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M. DE LORRAINE RÉTABLI.

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La guerre de 1688 arrivée, le prince, qui vouloit être maître des troupes d'Espagne, mit tout son crédit à élever son ami au commandement des armées. Des emplois qu'il avoit jusque-là, il n'y avoit plus qu'un pas à faire. Le prince de Waldeck qui les commandoit étoit vieux, on fit en sorte qu'il se retirât et que M. de Vaudemont fût mis en sa place sous l'électeur de Bavière, et en chef en son absence. La paix s'avançant, le prince d'Orange se fit une véritable affaire de procurer le gouvernement du Milanois à Vaudemont. Il y fit entrer l'empereur qui mit en mouvement tous ses serviteurs en Espagne et la reine, et M. de Vaudemont se trouva placé dans le plus grand et le plus brillant emploi de la monarchie d'Espagne par la protection du nouveau roi d'Angleterre et de l'empereur. Je le répète, tout ce détail est important à retenir pour ce qui se trouvera dans les suites.

Par la paix de Ryswick, M. de Lorraine fut rétabli avec les mêmes conditions que son père n'avoit pas voulu admettre, et qui l'empêchèrent toute sa vie d'y rentrer, et en même temps son mariage fut arrêté avec Mademoiselle, sur quoi quelqu'un dit assez plaisamment de la feue reine d'Espagne, de Mme de Savoie et de celle-ci, que de ses trois filles, Monsieur en avoit marié une à la cour, une autre à la ville, et la dernière à la campagne. Couronges, qui avoit été gouverneur de M. de Lorraine, qui étoit le principal de son conseil et grand maître de sa maison, vint tout à la fin de cette année en faire la demande, premièrement au roi, puis à Monsieur. La duchesse de Lorraine sa mère venoit de mourir. Elle étoit reine douairière de Pologne en premières noces sans enfants, et sœur de l'empereur; on l'appeloit la reine-duchesse.

L'année finit par la nomination des bénéfices. L'abbé de Mailly, aumônier du roi, et qui étoit fort de més amis, eut l'archevêché d'Arles. Sa mère l'avoit fait prêtre à coups de bâton, et l'avoit laissé mourir de

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FORTUNE DE LAVIENNE.

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faim longues années à Saint-Victor. Elle en avoit fait autant à un autre de ses fils, qui, plus docile, s'étoit fait religieux de Saint-Victor. C'étoit un homme de bien, à qui le mariage de son frère avec la nièce de Mme de Maintenon valut l'évêché de Lavaur. Ce même mariage fit enfin mon ami archevêque d'Arles, qui n'avoit de sa vie eu d'autre vocation que celle de sa mère, qui ne s'étoit pas contraint pour l'étude, et d'ailleurs ce qu'il avoit fallu pour ne se pas perdre. Arles lui plut fort par le voisinage de Rome. Le cardinalat est une maladie bien commune, et qui prend les gens de bonne heure.

Le roi acheva enfin de nommer la maison de Mine la duchesse de Bourgogne, et l'abbé de Castries, neveu du cardinal Bonzi et beau-frère de la dame d'atours de Mme la duchesse de Chartres, obtint la charge d'aumônier ordinaire. C'étoit un homme extrêmement aimable dans la société, que le roi s'étoit capricié de ne point faire évêque, dont aussi il n'avoit pas trop pris le chemin. Il étoit fort honnête homme, et avoit beaucoup d'amis. Intimement lié avec son frère et sa belle-sœur, et logeant avec eux, il voulut ne les point quitter, demeurer honnêtement à la cour, et avoir un logement.

Cela me fait souvenir que j'ai oublié une bagatelle qui ne l'est rien moins chez ces princesses. C'est de parler de la première femme de chambre de Mme la duchesse de Bourgogne. Le roi choisit Mme Cantin, bien faite, polie, fort à sa place, douce, obligeante, et sachant fort le monde. Elle étoit femme de Cantin et belle-sœur de Lavienne. Ce Lavienne, qui avoit fait plus d'un métier, étoit devenu baigneur, et si à la mode, que le roi, du temps de ses amours, s'alloit baigner et parfumer chez lui, car jamais homme n'aima tant les odeurs, et ne les craignit tant après, à force d'en avoir abusé. On prétendoit que le roi, qui n'avoit pas de quoi fournir à tout ce qu'il désiroit, avoit trouvé chez Lavienne des confortatifs qui l'avoient rendu plus content de luimême, et que cela, joint à la protection de Mme de Montespan, le fit enfin premier valet de chambre. Il conserva toute sa vie la confiance du roi. On en a vu un trait sur l'aventure de M. du Maine en Flandre, et de la gazette de Hollande. Lavienne, qui avoit passé sa vie avec les plus grands seigneurs, n'avoit jamais pu apprendre le moins du monde à vivre. C'étoit un gros homme, noir, frais, de bonne mine, qui gardoit encore sa moustache comme le vieux Villars, rustre, trèsvolontiers brutal, pair et compagnon avec tout le monde, et ce qui est plaisant, parce qu'il n'en savoit pas davantage, car il n'étoit point glorieux, et n'avoit d'impertinent que l'écorce; honnête homme, ni méchant ni malfaisant, même bon homme et serviable. Il avoit poussé son frère Cantin qu'il avoit fait barbier du roi, puis premier valet de garderobe. Celui-ci étoit un bon homme qui se tenoit obscurément dans son état, et qu'on ne voyoit jamais qu'en fonction auprès du roi.

A propos de confiance du roi et de ses domestiques intimes, il faut réparer un autre oubli. On fut étonné à Fontainebleau cette année qu'à peine la princesse (car elle ne fut mariée qu'au retour) y fut arrivée, que Mme de Maintenon la fit aller à un petit couvent borgne de Moret où le lieu ne pouvoit l'amuser, ni aucune des religieuses dont il n'y en

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MAURESSE ÉNIGMATIQUE.

[1697] avoit pas une de connue. Elle y retourna plusieurs fois pendant le voyage, et cela réveilla la curiosité et les bruits. Mme de Maintenon y alloit souvent de Fontainebleau, et à la fin on s'y étoit accoutumé. Dans ce couvent étoit professe une Mauresse inconnue à tout le monde, et qu'on ne montroit à personne. Bontems, premier valet de chambre et gouverneur de Versailles, dont j'ai parlé, par qui les choses du secret domestique du roi passoient de tout temps, l'y avoit mise toute jeune, avoit payé une dot qui ne se disoit point, et de plus continuoit une grosse pension tous les ans. Il prenoit exactement soin qu'elle eût son nécessaire, et tout ce qui peut passer pour abondance à une religieuse, et que tout ce qu'elle pouvoit désirer de toute espèce de douceurs lui fût fourni. La feue reine y alloit souvent de Fontainebleau, et prenoit grand soin du bien-être du couvent, et Mme de Maintenon après elle. Ni l'une ni l'autre ne prenoient pas un soin direct de cette Mauresse qui pût se remarquer, mais elles n'y étoient pas moins attentives. Elles ne la voyoient pas toutes les fois qu'elles y alloient, mais souvent pourtant, et avec une grande attention à sa santé, à sa conduite et à celle de la supérieure à son égard. Monseigneur y a été quelquefois, et les princes ses enfants une ou deux fois, et tous ont demandé et vu la Mauresse avec bonté. Elle étoit là avec plus de considération que la personne la plus connue et la plus distinguée, et se prévaloit fort des soins qu'on prenoit d'elle et du mystère qu'on en faisoit; et quoiqu'elle vécût régulièrement, on s'apercevoit bien que la vocation avoit été aidée. Il lui échappa une fois, entendant Monseigneur chasser dans la forêt, de dire négligemment : « C'est mon frère qui chasse.» On prétendoit qu'elle étoit fille du roi et de la reine, que sa couleur l'avoit fait cacher et disparoître, et publier que la reine avoit fait une fausse couche, et beaucoup de gens de la cour en étoient persuadés. Quoi qu'il en soit, la chose est demeurée une énigme. ́

CHAPITRE XXXII.

4698. Éclat et accommodement de l'archevêque de Reims et des jésuites-Deux lourdes sottises de Sainctot, introducteur des ambassadeurs. Mensonge d'une tapisserie du roi, etc., réformé. Dispute de rang entre Mmes d'Elbeuf et de Lislebonne. Mort du P. de Chevigny. Mort de la duchesse de Berwick. — Mariage de M. de Lévi et de Mlle de Chevreuse. - Mariage du comte d'Estrées et d'une fille du duc de Noailles, faite dame du palais avec la marquise de Lévi. Mariage de Mortagne et de Mme de Quintin. Bissy, évêque de Toul, depuis cardinal, refuse l'archevêché de Bordeaux. Vaïni, chevalier de l'ordre. Chevaliers du Saint-Esprit romain en 1675. L'ordre renvoyé en 1688 par le duc de Bracciano. Électeur de Saxe pleinement roi de Pologne. Mort de M. d'Hanovre. Obrecht va à Ratisbonne pour les affaires de Madame avec l'électeur palatin.

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L'année commença par l'accommodement que le premier président fit par ordre du roi des jésuites avec l'archevêque de Reims. Ce prélat, à

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M. DE REIMS ET LES JÉSUITES.

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l'occasion d'une ordonnance qu'il avoit faite sur la fin de l'année dernière dans son diocèse, s'y étoit exprimé sur la doctrine et sur la morale d'une manière qui déplut aux jésuites. Ils essayèrent de faire en sorte que l'archevêque s'expliquât d'une manière publique qui les mît hors d'intérêt. C'est ce qu'il ne voulut point faire, tellement que ces pères, peu accoutumés à trouver de la résistance nulle part, et à dominer les prélats les plus considérables, tout au moins à en être ménagés avec beaucoup de circonspection, éclatèrent contre celui-ci par un écrit qui ne le ménageoit pas, mais qui, à tout hasard, les laissoit libres, parce qu'il parut sans nom d'auteur. L'archevêque en porta ses plaintes au roi avec tant de menaces, que l'écrit fut supprimé autant qu'il le put être, et l'imprimeur sévèrement châtié. Cela ne contenta pas l'archevêque, ses menaces continuèrent. Les jésuites, déjà mortifiés de ce qui venoit d'arriver, se servirent de la porte de derrière qu'ils s'étaient ménagée, et protestèrent qu'ils ignoroient l'auteur de l'écrit. Avec une humiliation pour eux si nouvelle, ils espérèrent tout de leur crédit auprès du roi, et que l'archevêque à son tour se trouveroit heureux de leur désaveu; mais il se trouva qu'ils avoient affaire à un homme qui ne les aimoit, ni ne les craignoit, ni ne les ménageoit ; qui dans le fond avoit raison; que son siége, ses richesses, son neveu, et sa doctrine rendoient considérable; qui étoit personnellement fort bien et dans la familiarité du roi ; qui étoit soutenu par MM. de Paris, de Meaux, et même par M. de Chartres, les prélats alors les plus en faveur, et avec qui il s'étoit comme enrôlé contre M. de Cambrai. Les jésuites ne purent donc rien obtenir, sinon que le roi parleroit à M. de Reims pour qu'il ne les poussât point à bout par des écrits, et une interdiction dans son diocèse, mais qu'il vouloit qu'il fût content, et qu'il chargeroit le premier président de cette affaire.

Elle fut bientôt finie. L'archevêque n'osa pousser les choses à bout, et voulut faire sa cour, et les jésuites, au désespoir de s'être embourbés avec trop de confiance, ne cherchoient qu'à sortir de ce mauvais pas. Cela finit donc, de l'avis du premier président, par une visite à l'archevêque du provincial et des trois supérieurs des trois maisons de Paris, qui, sans lui parler plus de son ordonnance, ne lui demandèrent autre chose que de vouloir être persuadé de la sincérité de leurs respects, et de la protestation qu'ils lui faisoient qu'aucun des leurs n'étoit capable d'avoir fait l'écrit dont il avoit lieu de se plaindre, qu'il avoit paru sans qu'ils en eussent eu la moindre connoissance, et qu'ils l'improuvoient de tout leur cœur, en le suppliant de les honorer du retour de sa bienveillance. L'archevêque les reçut et leur répondit assez cavalièrement. Ils ne s'en aimèrent pas mieux, mais de part et d'autre, ils n'osèrent plus s'escarmoucher.

Sainctot, introducteur des ambassadeurs, fit faire une sottise à la duchesse du Lude, qui pensa devenir embarrassante. Ferreiro, chevalier de l'Annonciade, et ambassadeur de Savoie, allant à une audience de cérémonie chez Mme la duchesse de Bourgogne, Sainctot dit à la duchesse du Lude qu'elle devoit aller le recevoir dans l'antichambre avec toutes les dames du palais. Celles-ci, jalouses de n'être point sous la

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