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NOTICE SUR M. OCTAVE GRÉARD

M. Octave Gréard, né à Vire (1828) et vice-recteur de l'Académie de Paris depuis 1879, se fit remarquer dans les lettres, en 1865. par sa thèse française de doctorat: De la morale de Plutarque. C'est une étude élevée et pénétrante qui révélait à la fois un esprit fin et juste, un écrivain élégant et un moraliste sagace. Déjà les questions d'éducation l'attiraient et il s'y donna bientôt tout entier. On sait l'admiration justifiée qu'ont méritée ses Rapports sur l'enseignement primaire et sur l'enseignement secondaire, qui témoignent d'une profonde connaissance historique du sujet, d'un grand sens et d'un tact moral très délicat. Ces qualités et ces goûts expliquent les prédilections que, dans un ouvrage récent et très distingué, l'Éducation des femmes par les femmes (1887), M. Gréard manifeste pour Fénelon et Mme de Maintenon. Il dira de Fénelon, au sujet de l'Éducalion des filles : « Jamais les femmes n'ont parlé des femmes dans une plus heureuse et plus juste mesure de convenance et de charme, de grâce et de solidité. » Quant à Mme de Maintenon, il est de ceux qui ne craignent pas de remonter un courant d'opinion contraire et de rendre pleine justice à ce ferme jugement et à ce grand cœur qui ont fait d'elle une institutrice incomparable. Au milieu des goûts d'innovation et parmi cette fièvre de changement qui semblent posséder nos contemporains, M. Gréard reste fidèle aux traditions des maîtres de l'éducation française. Le sentiment du devoir et le sentiment religieux sont à ses yeux les fondements nécessaires de toute élévation morale. Sur ce dernier point pourtant, on souhaiterait une affirmation plus chrétienne. Quand, à propos des théories de l'Émile, par exemple, il se propose d'expliquer le triste échec de l'éducation de Sophie et la ruine lamentable des vertus de théâtre dont Rousseau l'a parée, il y avait lieu de signaler avec Saint-Marc Girardin l'impuissance de la sagesse humaine isolée dans l'œuvre de l'éducation et de rappeler le rôle bienfaisant et fortifiant que doit y jouer la vraie pitié. La note chrétienne ajouterait je ne sais quoi d'achevé à ce beau livre.

Sachons gré pourtant à M. Gréard d'avoir mis au service de saines doctrines et d'idées élevées sa haute expérience, sa finesse d'observation, sa plume vive, alerte, élégante, toutes ces qualités enfin de l'écrivain et du moraliste qui lui ont ouvert les portes de l'Académie française en 1887.

Depuis, M. Gréard a donné successivement Edmond Schérer (1890), Nos Adieux à la Vieille Sorbonne (1893), Prévost-Paradol (1894). Il est mort en 1904.

A. C.

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DE L'INSTRUCTION DE LA FEMME, D'APRÈS FÉNELON

Fénelon sait quels sont les dangers d'une instruction mal conduite, « et qu'on ne manque pas de se servir de l'expérience qu'on a de beaucoup de femmes que la science a rendues ridicules ». Pour mesure du savoir qu'il voudrait leur assurer, il prend la mesure du devoir qu'elles ont à remplir. Seconder l'essor de leurs facultés propres, sans encourager, en combattant même leurs faiblesses natives: tel est l'objet qu'il se propose. De là, ce que son programme d'enseignement a tout ensemble de large et de restreint. En faisant de la religion la base de toute éducation, il lui donne un caractère presque philosophique, « rien n'étant plus propre à déraciner ou à prévenir la superstition qu'une instruction solide et raisonnée »; et les arguments sur lesquels il établit ses leçons sont ceux-là mêmes qu'il déduit dans l'Existence de Dieu. Il ne se borne pas aux éléments de la grammaire et du calcul: il pousse jusqu'aux notions de droit, en sorte que la femme éloignée de son mari ou devenue veuve puisse suivre ses intérêts. Pour celles qui ont du loisir et de la portée, non seulement il autorise les histoires grecque et romaine, qui étaient en usage, mais il recommande l'histoire de France, qui n'avait pas place encore dans les études des jeunes gens: «Tout cela contribue à agrandir l'esprit et à élever l'âme ». Il n'interdit enfin ni l'éloquence, ni la poésie, ni la musique, ni la peinture, ni même le latin. Nous voilà loin du temps où « une fille était tenue pour bien élevée, qui savait lire, écrire, danser, sonner des instruments, faire des ouvrages, et qui ne mettait pas moins de dix ou douze ans à

l'apprendre! » Que pourrions-nous demander de plus aujourd'hui, à ne regarder que le cadre?

Mais dans ce cadre général Fénelon se reprocherait de trop embrasser, et sur chaque point il se resserre. Il craindrait que les jeunes filles ne fussent plus éblouies qu'éclairées par ces connaissances, s'il ne les avertissait «< qu'il y a pour leur sexe une pudeur sur la science presque aussi délicate que celle qu'inspire l'horreur du vice ». Il ne lui paraît pas nécessaire qu'elles apprennent la grammaire par règles: il suffit qu'elles s'accoutument à ne point prendre un temps pour un autre, à se servir des termes propres, à expliquer leurs pensées avec ordre et d'une manière courte et précise. C'est exclusivement pour les dresser à faire des comptes qu'il les exerce sur les quatre règles du calcul. S'il conseille la lecture des histoires, c'est qu'il la considère comme le meilleur moyen de dégoûter un bon esprit des comédies et des romans. Il ne tolère la culture des arts qu'en raison de l'application qu'on en peut faire : pour la musique, à des sujets pieux; pour le dessin, aux ouvrages de tapisserie. Il n'admet le latin qu'en faveur des filles d'un jugement ferme, d'une conduite modeste, qui ne se laissent point prendre à la vaine gloire. Tout ce qui est de nature à causer les grands ébranlements d'imagination, l'étude de l'italien et de l'espagnol, par exemple, où les ouvrages en renom ont pour thème presque unique la description des passions, est à ses yeux plus dangereux qu'utile, et il demande qu'on y mette au moins une exacte sobriété. Il se défie surtout du savoir qui enfle et de l'instruction qui tourne au discours. « Les dames qui ont quelque science ou quelque lecture, disait-on au temps de Mlle de Scudéry, donnent beaucoup de plaisir dans la conversation et n'en reçoivent pas moins dans la solitude, lorsqu'elles s'entretiennent toutes seules. Leur idée a de quoi se contenter, pendant que les ignorantes sont sujettes aux

mauvaises pensées, parce que, ne sachant rien de louable pour occuper leur esprit, comme leur entretien est ennuyeux, leur rêverie ne peut être qu'extravagante. Les discours de ces savantes ne valent pas mieux aux yeux de Fénelon que les extravagances des autres. Il n'espère rien de bon d'une éducation qui porte au dehors, pour ainsi dire. « Qu'une femme ait tant qu'elle voudra, dit-il avec une sorte de rudesse, de la mémoire, de la vivacité, des tours plaisants, de la facilité à parler avec grâce: toutes ces qualités lui sont communes avec un grand nombre d'autres femmes fort méprisables; mais qu'elle ait un esprit égal et réglé, qu'elle sache réfléchir, se taire et conduire quelque chose, cette qualité si rare la distinguera dans son

sexe. >>>

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C'est aux applications à la vie, en un mot, que Fénelon ramène toute l'éducation des jeunes filles. J.-J. Rousseau les élève exclusivement pour plaire; Fénelon les prépare à partager avec l'homme les devoirs de la famille. Il ne pouvait point ne pas faire la part des vocations religieuses, mais il ne les veut que spontanées, sincères et fortes. Le mariage est pour la jeune fille la fin de son éducation, le mariage avec les occupations bienfaisantes qui en sont l'honneur et le charme. Fénelon, qui ne se paye pas de vaines formules et qui ne méprise rien de ce qui a sa place ou son prix dans l'existence, ne considère nullement que la beauté soit inutile « pour trouver un époux sage, réglé, d'un esprit solide et propre à réussir dans les emplois »; mais cette beauté éphémère doit être doublée de vertus durables, enracinées dès l'enfance et fortifiées par l'habitude. Il demande donc que dès l'enfance << on mette la jeune fille dans la pratique », c'est-à-dire qu'on la fasse participer au gouvernement du ménage, qu'on l'accoutume à voir comment il faut que chaque chose soit faite pour être de bon usage, à tenir le

milieu entre le bel ordre qui est un des éléments essentiels de la propreté et l'esprit d'exactitude méticuleuse, les soins de bon goût et l'amour des colifichets. Il tient pour le plus sot des travers le dédain de ces femmes qui considèrent comme au-dessous d'elles tout ce qui les rattache aux travaux dont dépendent l'aisance et le bonheur de la famille, et qui sont disposées « à ne pas faire grande différence entre la vie de province, la vie champêtre et celle des sauvages du Canada ». Il les engage dans l'exercice de toutes les petites vertus, fondement des autres. « J'aime mieux, dit-il, voir une jeune fille régler les comptes de son maître d'hôtel qu'entrer dans les disputes des théologiens. » On conçoit qu'à la veille de l'explosion du quiétisme il prît soin de garder les femmes de la théologie; bien lui eût pris de les en garder toujours! Nous avons vu toutefois qu'il ne se refuse pas à appeler leur pensée sur des soins d'un ordre élevé. Ce qu'il veut, c'est que la vie active en reste le centre principal et le foyer.

On considère volontiers l'image qu'il a tracée dans le Télémaque sous le nom d'Antiope comme l'expression vivante de l'idéal dont il avait dispersé les traits dans l'Éducation des filles. « Antiope est douce, simple et sage; ses mains ne méprisent point le travail; elle prévoit de loin; elle pourvoit à tout; elle sait se taire et agir de suite sans empressement; elle est à toute heure occupée; elle ne s'embarrasse jamais, parce qu'elle sait faire chaque chose à propos; le bon ordre de la maison de son père est sa gloire; elle en est plus ornée que de sa beauté. Quoiqu'elle ait soin de tout et qu'elle soit chargée de corriger, de refuser, d'épargner (choses qui font haïr presque toutes les femmes), elle s'est rendue aimable à toute la maison : c'est

1. On se rappelle l'appui prêté à la célèbre Me Guyon qui prêchait les mystiques doctrines du quiétisme.

2. Livre XVII.

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