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dure, permettant l'assiette du crédit immobilier sur les plus larges bases.

Tel est, Messieurs, le tableau séduisant que nous présente M. Vergnes et il ne s'en tient pas à des considérations générales; il entre dans des détails d'exécution pratique, il examine les objections qui peuvent être opposées à ses déductions, il combat les systèmes moins satisfaisants et moins complets qui ont été proposés.

Et cependant, sur ces divers points, je dois faire, non des critiques, mais du moins des réserves. Vous savez combien ces questions d'économie politique sont délicates, combien il est rare de voir, même les meilleurs esprits, s'accorder entièrement sur les principes ou sur leur application; c'est d'elles surtout que l'on peut dire qu'elles ont été livrées pour servir de matière aux discussions des hommes. C'est ce qui arriver sans aucun doute pour les solutions proposées par M. Vergnes.

Il y en a qui ne seront pas complètement rassurés sur les relations possibles entre la révision du cadastre et l'augmentation de l'impôt foncier. Sans doute, comme le dit M. Vergnes, il n'y a pas lien nécessaire entre ces deux idées; le cadastre pourrait être refait et l'impôt rester ce qu'il est aujourd'hui, l'effet de cette mesure n'étant que d'en répartir la charge plus équitablement entre les intéressés. Mais est-il probable qu'à notre époque de gros budgets, de gros besoins, de gros impôts, le législateur consente aisément à ce que des contribuables soient dispensés de payer à l'avenir des impôts qu'ils paient depuis trois quarts de siècle et qui se sont incorporés en quelque sorte à leur fonds de manière à en modifier la valeur capitale Sans doute la péréquation peut se faire en dégrévant la cote de ceux qui sont trop imposés mais elle peut se faire aussi en relevant la cote de ceux qui ne le sont pas proportionnellement assez; beaucoup d'esprits impartiaux jugeront que les chances les plus grandes sont pour cette dernière alternative.

Ce n'est peut-être pas une raison de ne pas réviser le cadastre, mais il est bon toutefois de prévoir les conséquences, même accidentelles, des voeux qui sont formulés au nom de l'agriculture aveyronnaise, de mettre les avantages de la mesure en balance avec les inconvénients qu'elle présente. Ces avantages sont sérieux. Les procès de revendication, de bornage et de délimitation, de servitudes, peuvent être non pas supprimés, mais rendus bien plus rares par l'existence d'un bon cadastre, alors même que l'on se bornerait, comme je crois que l'on devrait le faire, à attribuer aux énonciations du cadastre

la valeur d'une présomption de propriété, susceptible d'être combattue par toute preuve contraire.

La confection d'un nouveau cadastre rendrait possible l'amélioration du régime hypothécaire, non qu'elle l'entraînât comme conséquence forcée, ni même probable, mais parce qu'elle permettrait de rendre l'hypothèque, dans les registres et les tables des conservations, ce qu'elle devrait être d'après les principes: un droit réel, portant sur un immeuble et non sur une personne, grevant une parcelle quel que soit son propriétaire et en quelques mains qu'elle passe.

Je reconnais donc à ces deux points de vue, d'accord avec M. Vergnes, les avantages des mesures demandées. Mais je ne crois pas comme lui à leur effet utile à deux autres points de vue : le morcellement de la propriété foncière et la constitution d'un crédit agricole. Le morcellement toujours croissant de la propriété immobilière, dont on ne saurait contester l'existence, bien que le système actuel des mutations tende à en faire exagérer l'importance, tient à d'autres causes. Il faudrait mettre au premier rang la division égale des fortunes entre les enfants, les dispositions de loi, restreignant pour le père de famille la liberté de tester, celles qui règlent la manière dont les partages immobiliers doivent être opérés; il faut encore en faire tomber en grande partie la responsabilité sur les mœurs, les habitudes de nos tribunaux, de nos experts, de leurs justiciables et aussi les frais élevés des ventes par licitation qui détournent beaucoup d'intéressés de ce mode de partage. Quoique l'on puisse penser de ces diverses questions, il faut reconnaître que l'influence du cadastre sur le morcellement de la propriété foncière est à peu près nul, et que, s'il est utile d'enrayer ce mouvement, c'est dans un tout autre ordre d'idées qu'il faut chercher la solution.

De même le cadastre pourra certainement aider à la constitution du crédit de l'agriculture, par cela même qu'il aura, comme je l'ai dit, rendu des services tant au point de vue de l'assiette de la propriété que dans les modifications dont est susceptible le régime hypothécaire; mais il est difficile d'aller plus loin. Je ne sais si l'intérêt social est engagé autant que l'ont pensé certains économistes à la mobilisation de la propriété foncière, mais en tout cas si un résultat de cette nature devait être recherché ou pouvait être atteint, ce serait par un ensemble de mesures qui modifieraient d'une manière profonde soit le droit civil, soit le droit de la procédure. Or, messieurs, je suis de ceux qui estiment que le législateur, tout en ne

restant pas systématiquement dans l'immobilité, ne saurait aller trop prudemment lorsqu'il s'agit d'apporter des modifications sérieuses à des lois qui retirent de leur fixité même une grande partie de leur autorité et de leur importance.

Je ne parlerai que pour mémoire de la conclusion du travail de M. Vergnes, c'est-à-dire des avis qu'il engage la Société d'agriculture à émettre. C'est au sein de cette Société qu'ils doivent être discutés et il ne pourrait en être question ici sans sortir d'une manière fâcheuse et peut-être blâmable des attributions d'une Société purement littéraire et scientifique.

Au surplus, les réserves que j'ai dû faire sont bien loin d'empêcher que l'oeuvre de M. Vergnes ne doive être. considérée comme très-étudiée, très-importante, pleine d'intérêt pour tous ceux qui ont à cœur l'agriculture aveyronnaise et la constitution de la propriété dans notre pays; loin d'affaiblir les justes éloges que j'ai pu en faire, elles n'auront d'autre effet que d'en accroître l'importance en en établissant l'impartialité.

Rapport de M. l'abbé Ach. Vidal sur les RIMES DE
PETRARQUE, par M. Poulenc.

Messieurs,

Chaque année semble vouloir être fidèle à vous payer un poétique tribut. L'an passé vous apportait la cueillette de M. l'abbé Bessou; vous avez aujourd'hui devant vous la moissor. de M. Joseph Poulenc. Notre collègue nous fait hommage de deux volumes, bijoux typographiques sortis de la librairie des bibliophiles: Rimes de Pétrarque, traduction complète en vers des sonnets, canzones, sextines, ballades, madrigaux et triomphes.

Tout le monde connaît l'objet des vers immortels de Pétrarque. Il s'éprit d'amour à Avignon pour Laure, femme d'Hugues de Sade, et pour elle il composa ou traduisit du provençal des sonnets et autres petites pièces de vers. Il célèbre tour à tour, et jusqu'à fatiguer, les beaux yeux, les cheveux d'or, les mains blanches et aristocratiques, les bras gracieux de celle qu'il aime et qu'il voit partout, dans les eaux, les gazons et les nuages. Artiste merveilleux de parole, il se complaît aux difficultés de la forme. Les canzones sont soumises à des lois imprescriptibles; les sextines ramènent invariablement à la fin des vers de chacun des couplets les mêmes mots, et ses sonnets ne roulent le plus souvent que sur quatre rimes. Il est élégant et poli et « chante la plus tendre des passions

avec une harmonie pleine de douceur. » De plus il parle l'italien avec une perfection qui n'a pas été dépassée. Son amour, mélange de réalité et de mysticisme, le rend parfois obscur, à ce point que Bembo, un de ses ardents admirateurs, confesse avoir lu plus de quarante fois les deux premiers sonnets du poète sans les comprendre et n'avoir jamais rencontré personne qui les entendît.

Faire passer dans notre langue et mettre en vers un tel poète, n'était pas une œuvre dépourvue de courage. M. Poulenc l'a tentée. Il a voulu même s'astreindre, nous dit-il, à une traduction littérale. Nous nous garderons bien de blâmer notre collègue. C'est ajouter mérite à mérite que d'accumuler ainsi les difficultés dans une tâche qui apportait déjà les siennes, et entasser, comme en sé jouant, Pélion sur Ossa. Aussi cette entreprise, à laquelle applaudissait Sainte-Beuve, était-elle appelée un travail d'Hercule par M. Jules Janin.

Celui d'entre nous qui, après être sorti du collége, a voulu s'appliquer consciencieusement une heure à faire passer en français la pensée exacte d'un auteur étranger, sait quels labeurs sont nécessaires pour arriver à la parfaite équation entre les deux textes. Mais traduire en vers français, sous la forme de sonnets, deux volumes de sonnets roulant sur un sentiment unique, et écrits dans cette langue italienne si riche en nuances et si bien faite pour moduler les soupirs d'un amant, ne pouvait tenter qu'un poète aveyronnais.

Quelle tenacité il a fallu à notre collègue, quelle persévérance! Faut-il dire que M. Poulenc a donné à tous ses sonnets le ton, la grâce, la vivacité, la délicatesse da texte de Pétrarque? Il est certainement lui-même loin de le croire. Après le premier travail, qui est la parfaite. intelligence du texte, la pensée du poète s'impose au traducteur; il faut la faire entrer dans le cadre d'un vers; combien de fois sortira-t-elle de ce lit de Procuste incomplète, boîteuse, rapetissée ou démesurément allongée, difforme même. De combien de qualificatifs ne faudra-t-il pas l'orner? Pauvres ornements ! Ils ne sont que béquilles à des substantifs assez vigoureux pour aller d'eux-mêmes. L'aspetto sacro della terra vostra (SON. XLIV). L'aspect digne et sacré de votre noble terre, dit M. Poulenc. Combien l'adjectif sacro, si beau seul, est affaibli par les deux qualificatifs noble et digne mis là pour la mesure.

Combien d'autres, au contraire, qu'il faudra, à regret, mais forcément, supprimer, ou que la traduction ne rendra que faiblement! O dolce mia guerrera (SoN. XVII) n'est pas traduit par ma guerrière. Où est le O dolce mia

qui fait si bien entendre de quels combats et de quelles résistances il est question ici? Chère dame, a-t-il la grâce de gentil mia donna? (CANZ. VII.)

Ajoutez à cela des façons de parler, des alliances de mots qui conviennent à une langue et que l'autre exclut. Les amorosi vermi qui rongent le cœur de l'amant peuvent être une délicatesse de l'italien; le cœur rongé par le ver amoureux est beaucoup moins conforme au génie français (SON. XXXVI). Je sens l'air que j'aimais, a-t-il l'émotion patriotique de sento l'aura mia antica? SON. LII.)

Relevons encore quelques rimes insuffisantes: Bologne et personne, par exemple (SoN. VI, suj. div.); quelques mots d'une poésie surannée ou trop familière l'ire pour la colère, Jupin pour Jupiter; quelques vers obscurs ou d'une facture moins académique :

et

La charmante paleur qui sont bien doux sourire
Recouvrit d'un nuage engendré par l'amour.
(SON. LXXXIV.)

C'étaient d'abord ses yeux, d'où des flèches de feu
Invisibles sortaient et de vigueur si pleines

et encore:

Qui la raison craignaient peu.

(CANZ. II, tom. II.)

Tu n'es plus beau parler qui l'homme enclin à l'ire
Pacifiques rendais, et le craintif gaillard

ou ceux-ci :

Votre histoire m'apprend...

(SON. I, tom. II.)

Que l'Afrique en pleura mais que Rome n'en rit

et ailleurs ce vers vraiment barbare :

Lá, de quand suis-je et pourquoi?

(CANZ. XI)

Les difficultés étaient considérables, disons plus, insurmontables; faut-il s'étonner que l'artiste qui avait rêvé de façonner une amphore n'ait eu parfois dans la main, après le labeur le plus consciencieux, qu'un vase médiocre et sans prix.

Félicitons plutôt M. Poulenc d'avoir mené à bonne fin sa colossale entreprise. Son livre fait bien connaître Pétrarque qui, soit par l'effet d'un amour constant, soit par vanité, persévéra pendant toute sa vie à chanter celle dont il avait fait l'idole de son âme.

Que de traits charmants on pourrait recueillir dans le livre de notre collègue :

Et je vois maintenant, est-il dit quelque part,

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