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pellier, M. Mistral, dans un discours manifeste, nous a fait entenre ces paroles :

« La Provence chantait, le Languedoc chantait, la Gascogne chantait; le Limousin, l'Auvergne, le Dauphiné, la Catalogne, tout le Midi chantait. Il chantait le printemps, il chantait la beauté, il chantait le bonheur de vivre, l'amour, le droit, les grandes causes; il chantait la croisade contre les Sarrasins, les batailles héroïques où l'homme valeureux lutte pour sa patrie, pour sa raison et pour sa foi; il chantait le dédain de la force outrageuse, et partageait, aux rois qui manquaient de cœur, le cœur du grand Blacas.

« Ce siècle des Trouvères, siècle de renouveau, de vigueur, d'épanouissement, d'élégance, de gloire, et surtout d'indépendance, a été, on peut le dire, le grand siècle du Midi.

« Comment donc se voila cette aurore éclatante? Comment cette splendeur s'éclipsa-t-elle ? et comment s'arrêta cette ascension de notre race, de notre fine race, vers le soleil levant des nationalités? La réponse, Messieurs, l'histoire douloureuse de cette catastrophe est écrite en lettres sombres sur les tours incendiées et les châteaux démantelés de Toulouse, de Béziers, de Carcassonne et de Beaucaire. La tête du Midi, c'est-à-dire les poètes, les hommes de la langue et de haut idéal, la tête du Midi tomba sous le fer... >>

Certes, quand l'orateur-poète parle de ces lettres sombres tracées sur les vieilles murailles de nos cités du Midi, ce n'est pas pour employer une vaine figure de rhétorique; les villes qu'il nomme furent en effet renversées, brûlées, et leurs habitants furent égorgés sans miséricorde, sans distinction d'âge ni de sexe, et ce qui nous confond encore plus, sans distinction de foi religieuse. Les murs croulants de Béziers, notamment, virent leur pied baigner dans une mer de sang, le sang des soixante mille habitants que possédait cette ville florissante, tant hommes que femmes, tant enfants que vieillards, tant catholiques qu'hérétiques, tous massacrés jusqu'au dernier.

Mais si M. Mistral peut maudire ces orgies sanglantes, que personne de nos jours, j'imagine, n'oserait justifier, peut-il oublier quels furent les auteurs de tels excès, et à quels pouvoirs la responsabilité en remonte? Il est bien trop lettré, il est trop nourri de la littérature et des annales de son cher Midi pour se faire à cet égard aucune illusion.

Mais alors comment s'expliquer les affections et les haines contradictoires entre lesquelles son cœur se par

tage? Faudrait-il donc chercher cette explication dans la qualité de poète et d'artiste que l'auteur de Mireille possède à un degré si éminent, et dans les prérogatives toutes spéciales attachées à cette qualité?

Quoi qu'il en soit, les acteurs du drame qui se dénoua par la conquête française du Midi ne furent peut-être que les instruments inconscients de causes historiques supérieures aux passions des hommes. L'autonomie de nos provinces, leur organisation politique toute faite d'indépendance et de diversité, leurs mœurs tout empreintes de liberté, l'esprit de tolérance religieuse qui y régnait dans toutes les classes et dont les souverains donnaient l'exemple, tout cela formait une société qui était comme l'antithèse vivante du principe de centralisation et d'unité, et l'existence nationale du Midi était sacrifiée d'avance au triomphe de ce principe, dont la formation de l'Etat français devait être le grandiose résultat. Ce résultat, l'indépendance gauloise ne l'avait pas connu, car Jules César trouva les Gaules à l'état de petites agglomérations politiques (civitates) plus ou moins indépendantes les unes des autres, rivales et souvent ennemies entre elles, et n'ayant d'autre lien qu'une certaine communauté de race, de langue et de moeurs. Sous la domination romaine, les Gaules ne furent pas autre chose qu'une province impériale; sous les Carolingiens, la France ne fut non plus qu'une fraction du nouvel empire. Il n'appartenait pas davantage à la féodalité de constituer ce corps national, car il était de la nature même de la féodalité de tenir les limites des Etats incertaines et flottantes, les fiefs étant soumis à un régime de mutations qui n'excluait point les étrangers, et qui permettait qu'à un moment donné, à l'improviste, et uniquement par le fait du second mariage d'une femme divorcée, notre bonne ville de Rodez se réveillât un beau matin sujette du roi d'Angleterre.

L'œuvre de l'unification française, ce fut l'oeuvre propre de la monarchie, œuvre dont la Révolution est venue ensuite poser le couronnement; et c'est à l'accomplissement de cette phase des destinées de la Gaule que fut immolé ce qui constituait notre Midi comme nationalité distincte, c'est-à-dire ses gouvernements propres, sa langue particulière. Est-ce une infortune lamentable que cet effacement de l'autonomie méridionale devant la prépondérance de la France du Nord au profit de l'unité française? Pour mon humble part, Messieurs, je suis très-éloigné de partager à cet égard les sentiments du Félibrige. La France, pour devenir une grande et glorieuse patrie, ne devait

avoir qu'un centre de gouvernement et qu'une langue nationale c'est au Nord, et non au Midi, qu'est échu le privilége de lui donner l'un et l'autre ; il y a plus de cinq siècles que ces événements se sont accomplis, ils sont irrévocables, et, si l'on veut aller au fond des choses, on reconnaîtra qu'ils sont loin d'avoir eu rien de funeste pour cette portion du pays qui semblait en avoir été la victime; ne serait-il donc pas puéril de gémir sur cette crise de notre histoire, ne serait-il pas insensé de poursuivre une revanche ou une réparation contre ceux qui depuis des temps si éloignés ont cessé d'être nos conquérants pour devenir nos compatriotes?

Vous vous étonnerez peut-être d'entendre votre rapporteur s'engager dans une discussion semblable, et vous lui demanderez s'il prétend insinuer que les adhérents du Félibrige puissent nourrir des vues séparatistes, et s'il est bien possible que des hommes distingués par leurs talents, par leur position sociale, qui jouissent parfois d'une influence considérable au milieu des habitants de leurs provinces, soient capables de rêver un nouveau démembrement, un nouvel amoindrissement de la France. Votre rapporteur ne se pardonnerait pas d'avoir porté un jugement à la légère sur un point aussi délicat et de s'être exposé par là à tomber dans la calomnie. Mais il se tiendra à l'abri de ce danger et il se renfermera dans le rôle d'un simple et scrupuleux narrateur en vous déclarant que telle est, mais à tort sans doute, l'opinion que s'est formée le public des sentiments qui animent le Félibrige; et je puis ajouter encore sans compromettre ma responsabilité que, tandis que certains félibres protestent contre cette opinion avec une extrême énergie, d'autres, et ce ne sont pas des moins autorisés, semblent en quelque sorte, sinon la justifier, tout au moins y donner prétexte par leur silence, et plus encore par l'ambiguïté de leur langage. C'est ainsi qu'à Montpellier, après un discours en français de M. Lieutaud, dans lequel le savant et sympathique bibliothécaire de la ville de Marseille a repoussé éloquemment, au nom du Félibrige, toute pensée anti-française, M. Mistral a prononcé une harangue en provençal dont nous avons déjà reproduit un passage (en citant la traduction française que l'auteur a publiée en regard du texte original), et dans laquelle on trouve d'autres phrases telles que les suivantes, remplies de formules énigmatiques, d'allusions et de réticences, dans lesquelles il est bien difficile de découvrir quelque chose qui ressemble à une confirmation de la profession de foi de son collègue :

« Dans les fêtes majeures que la pensée latine reçoit à » Montpellier, le Félibrige a le haut bout. Si quelqu'un, D en effet, peut être ambitieux de relier entre elles toutes >> les nations sœurs, ce sont bien ces félibres qui, debout » au milieu des sept nations romanes (1), vont prêchant » sans relâche la résurrection du pays; ce sont bien ces » félibres qui, cherchant dans l'histoire les nobles souve» nirs qui peuvent relever et rallier les cœurs, vont prê>> chant le respect de toutes les patries et n'ont point d'au>> tre vue que de constituer l'empire du soleil.

» Le but est élevé.... mais en avant? Qui langue a, » dit-on, à Rome va. Quand notre Rédempteur descendit » du ciel en terre, la langue officielle, universelle, obli» gatoire, était la langue des Césars. La langue était offi»cielle comme la servitude, mais Jésus, fils de Dieu, » voulant que ses disciples eussent en main l'instrument >> nécessaire pour affranchir les peuples, accomplit pour >> eux un miracle qui a trait, ce me semble, » qu'on peut le dire humainement parlant » cause félibresque. »>

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autant à notre

Nous devons encore faire remarquer que bien que les fêtes organisées à Montpellier, à l'instigation et sous les auspices du Félibrige, fussent dites latines, et que tous les peuples latins y eussent été conviés, il est fort significatif que ce sont seulement les gens de langue d'Oc, et notamment les Catalans à l'exclusion des Castillans, de même que les Français vivant au sud de la Loire à l'exclusion de ceux du Nord, et même de Paris, qui ont jugé à propos de répondre à cet appel. Le choix du sujet proposé pour le grand prix de poésie ne donne pas moins à réfléchir : ce sujet, c'était l'éloge de Jacques-le-Conquérant (Jaymes lo Conquistaire) roi de Majorque, qui réunit sous son sceptre une partie du Midi de la France, et notamment la ville de Montpellier, aux pays de langue catalane arraché par lui à la domination des Maures.

Si certains adeptes du Félibrige nourrissaient en effet une arrière-pensée sécessionniste vis-à-vis de la France, ils feraient là un mauvais rêve, dont ils se réveilleraient bientôt, espérons-le, et qui sans doute ne prendrait jamais, dans aucun cas, les proportions d'un danger public. Cependant il faut se rappeler à ce propos que d'autres méridionaux, mais ceux-ci arborant des couleurs républi

(1) Les sept nations romanes dont parle M. Mistral sont dénombrées ainsi par lui 1 la nation Provençale; 2° la nation Catalane; 3° la nation Française; 4 la nation Italienne; 5° la nation Espagnole; 6° la nation Portugaise; 7° la nation Roumaine.

caines, manifestèrent de graves velléités séparatistes à l'époque de nos derniers désastres, et vinrent ajouter aux embarras et aux angoisses du gouvernement de la Défense nationale. Mais qu'il soit bien compris que toute pensée de dénonciation nous serait odieuse, et qu'en examinant le Félibrige par un certain côté, nous avons eu surtout en vue de provoquer des éclaircissements capables de mettre un terme à des interprétations et à des doutes fâcheux.

Si les visées du Félibrige se limitent à la restauration de notre vieil idiome méridional, c'est-à-dire à faire renaître une langue littéraire des patois qui sont tous ce qui survit du beau parler, de la fina parladura des Troubadours, nous avons encore le regret de dire que c'est là une autre illusion qui, pour être plus innocente que la première, suppose aussi des entraînements irréfléchis et peu de maturité chez les esprits qui s'y livrent. Au sein de notre civilisation, une langue vivante, pour être littéraire, ou une langue littéraire pour être vivante, doit avoir à sa disposition le salon, la tribune, la chaire du prédicateur et celle du professeur, et enfin la presse; elle doit être le parler habituel de ce qu'on appelle la bonne compagnie, elle doit être l'instrument usuel des relations intellectuelles de tout ordre, le moyen de tous les échanges de la pensée et pour remplir toutes ces conditions, il en est une autre qui est préalable, c'est qu'une telle langue soit la langue officielle d'un Etat.

Mais admettons pour un moment, et contre toute possibilité, que les félibres récupèrent leur prétendue indépendance nationale: ils auront l'Etat, ils n'auront pas la langue. Et en effet, une langue morte ne peut faire fonction de langue vivante, car le monde social aux besoins duquel on voudrait la plier différera trop de la société ancienne à l'image de laquelle elle s'était graduellement formée. Et, dans l'espèce, ne doit-on pas affirmer sans crainte que la langue d'une société du XIIIe siècle ou du XIV ne s'adapterait aucunement aux exigences de la vie, tant privée que publique, du siècle où nous vivons?

La langue des Troubadours ne pourrait donc revivre parmi nous à moins de se rajeunir et de s'approprier à sa destination nouvelle - (sauf que les Félibres entendent nous rendre le Moyen-Age tout entier en même temps que son langage, ce qui sans doute est une supposition inadmissible). Et s'il est indispensable que la langue d'oc se modernise pour s'élever au niveau de tout ce que réclame la vie moderne, où chercher ces modifica

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