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récrimination ne vint l'assaillir. Il faut le dire à l'honneur de l'Espagne contemporaine, la conversion éclatante du plus illustre de ses fils n'a fait à celui-ci aucun tort pendant sa vie, et n'a rien ôté à l'unanimité des regrets que sa mort a suscités.

Je suppose qué le mince volume qui contient les discours et les lettres de M. Donoso Cortès est connu de tous les lecteurs du Correspondant, et je m'abstiens de citer des pages qu'ils ont sous les yeux et qui sont dans toutes les mémoires. Je me borne à noter son éloquente démonstration de cette loi historique des deux répressions, ou, comme il disait, des deux thermomètres, dans leur marche parallèle mais en sens inverse; la répression politique, ou la tyrannie de l'Etat, montant graduellement et partout à son apogée, à mesure que la répression religieuse, ou l'empire de la foi sur les âmes, diminuait d'intensité. Mais je n'hésite pas à extraire de son dernier discours le parallèle entre le prêtre et le soldat, qui justifiait la saisissante parole par laquelle il avait salué les victoires du général Cavaignac et du prince Windischgraetz sur le socialisme : « Pour la première fois depuis qu'il existe, le monde marche à la civilisation par les armes, et à «la barbarie par les idées. »

Il continuait ainsi : « Je ne sais, Messieurs, si votre attention a été frappée comme la mienne par la ressemblance, par la presque identité entre deux personnes qui paraissent les plus distinctes et les plus contraires, je veux dire entre le prêtre et le soldat. Ni l'un ni l'autre ne vit pour soi : ni l'un ni l'autre ne vit pour sa famille; pour l'un et pour l'autre la gloire est dans l'abnégation, dans le sacrifice. La charge du soldat est de veiller à l'indépendance de la société civile; la charge du prêtre est de veiller à l'indépendance de la société religieuse. Le devoir du prêtre est de mourir, de donner sa vie, comme le bon Pasteur, pour ses brebis. Le devoir du soldat est de donner, comme un bon frère, sa vie pour ses frères. Si vous considérez l'âpreté de la vie du prêtre, le sacerdoce vous paraîtra, et il l'est en effet, une véritable milice. Si vous considérez la sainteté du ministère du soldat, la milice vous paraîtra comme un véritable sacerdoce. Que deviendraient le monde, la civilisation, l'Europe, s'il n'y avait ni prêtres ni soldats? Et maintenant, Messieurs, si, après l'exposé que je viens de faire, quelqu'un croit qu'on doit licencier les armées, qu'il se lève et le dise..... »

Que s'il descendait des hauteurs de la contemplation historique et théologique à l'appréciation rapide et quelquefois satirique des événements contemporains, la lucidité de son jugement et de sa parole n'était pas moins saillante. Qui ne rendrait aujourd'hui un hommage, hélas! trop tardif à la perspicacité de l'orateur qui, deux ans avant le coup d'Etat du 2 décembre, disait du haut de la tribune: Là où le salut de la société dépend de la dissolution de tous les partis anciens et de la formation d'un ◄ nouveau parti composé de tous les autres, les partis s'efforcent de ne pas • se dissoudre et ne se dissolvent pas. C'est ce qui arrive on France. Le salut ■ de la France serait la dissolution des partis bonapartiste, légitimiste, or■ léaniste, et la formation d'un seul parti monarchique. Eh bien! là, dans « cette France, où le salut de la société dépend de la dissolution des partis, ■ les bonapartistes pensent à Bonaparte, les orléanistes au comte de Paris, ■ les légitimistes à Henri V. »

Au milieu de ses préoccupations politiques et diplomatiques, il fut appelé à prendre place à l'Académie royale d'Histoire, quf est le premier corps

littéraire de l'Espagne et où, comme à l'Académie française, tout nouvel élu est tenu de faire un discours de réception. Le sien fut un chant de triomphe, où éclate à chaque ligne le bonheur, l'admiration, le légitime orgueil du chrétien vainqueur de l'incrédulité. Il avait pris pour sujet les beautés littéraires de la Bible et l'expression donnée par les saintes Ecritures aux trois sentiments les plus prononcés du cœur de l'homme, l'amour de Dieu, l'amour de la femme, et l'amour de la patrie. La page suivante, extraite de co discours, fera connaître son talent et son âme sous un jour nouveau :

■ Ne vous étonnez pas, Messieurs, si, immédiatement après vous avoir parlé de Dieu, je viens vous parler de la femme. Quand Dieu, épris de l'homme, sa plus parfaite créature, résolut de lui faire un premier don, dans son amour infini il lui donna la femme... L'homme fut le seigneur du paradis, la femme en fut l'ange.

« Quand la femme eut commis sa première faiblesse, l'homme son premier péché, Dieu leur permit de demeurer ensemble. ils sortirent ensemble de la resplendissante demeure, le pied chancelant, le cœur oppressé, les yeux obscurcis par les larmes. Ils ont traversé ensemble les siècles, la main dans la main l'un de l'autre, tantôt résistant aux tempêtes, tantôt se laissant aller sur la mer de la vie au souffle de la fortune adoucie. In frappant l'homme prévaricateur de la verge de sa justice, en lui fermant les portes du séjour délicieux qu'il avait préparé pour lui, Dieu, dans sa miséricorde, voulut laisser au coupable quelque chose qui pût lui rappeler le suave parfum du bienheureux séjour; il lui laissa la femme pour que, en la regardant, il pût se rappeler le paradis...

◄ Mais pour connaître la femme par excellence, pour se rendre compte de la charge qu'elle a reçue de Dieu, de sa pure beauté, de son influence sanctifiante, il ne suffit pas d'envisager les beaux types que la poésie bébraïque nous a laissés. Le vrai type de la femme, ce n'est ni Rebecca, ni Débora, ni l'épouse du Cantique des Cantiques, c'est Marie... L'homme est grand, parce qu'il est le seigneur de la terre, le citoyen du ciel, le fils de Dieu; mais la femme l'emporte sur lui, parce que Marie est à la fois la fille, l'épouse et la mère de Dieu ;parce que seule parmi toutes les créatures, elle est née sans tache, elle est morte sans douleurs, elle a vécu sans péché.

«Voilà la femme, Messieurs; voilà la femme, car Dieu a sanctifié toutes les femmes en celle qui fut vierge, épouse, veuve et mère. Le christianisme a fait de grandes choses dans le monde : il a mis la paix entre le ciel et la terre, il a détruit l'esclavage, il a proclamé la liberté et la fraternité entre les hommes. Mais la plus grande de ses merveilles, celle qui a le plus agi sur la société domestique et civile, c'est la sanctification de la femme. Et remarquez, Messieurs, que, depuis la venue de Jésus-Christ, il n'est pas permis de condamner même les pécheresses à l'oppression et au mépris, puisqu'il a proclamé que leurs péchés pouvaient être effacés par leurs larmes. Le Sauveur des hommes a servi d'abri à la Madeleine : et quand arriva le jour terrible où le soleil se voila et où la terre trembla, on vit rêunies au pied de la croix la mère immaculée ct Madeleine pénitente, pour nous apprendre que les bras de son amour s'ouvrent également à l'innocence et au repentir. »

Si le public français a été ému et dominé par la simple lecture de la traduction de ses discours, que l'on juge de l'effet produit par l'orateur luimême. Tous ceux qui l'ont approché à Paris se retiraient éblouis par la

rvcétincelante ct prodigieuse de sa conversation en français et dans un salon. Que serait-ce si nous l'avions entendu à la tribune et dans sa langue maternelle, cette langue majestueuse et solennelle, faite, selon CharlesQuint, pour parler à Dieu ? C'est à peine si, d'après les récits de ses compariotes, nous pouvons nous le figurer, avec sa voix sonore et caressante, antôt grave et rassis comme un docteur de la vieille université de Salamanque, tantôt ravissant ses auditeurs à des hauteurs inconnues, mêlant la dextérité, la subtilité même de sa dialectique à l'éclat poétique de son imagination, se jouant avec toutes les difficultés de son sujet et de sa position ; tempérant la satire par la charité; lançant à ses adversaires des traits sans venin, mais toujours mortels; sachant faire jaillir d'un paradoxe apparent a vérité la plus frappante; scintillant de mille feux étranges, comme le diamant auquel le comparait le maître de sa jeunesse.

On a quelquefois regretté qu'il eût laissé si peu de chose à la postérité. mais la postérité saura peut-être beaucoup de gré à ceux qui lui épargneront de gros volumes à lire et à fouiller. Quelques pages où respire une ame pure et aimante ont suffi pour immortaliser Vauvenargues. Les générations chrétiennes de l'avenir garderont un pieux et tendre souvenir à l'homme qui leur a laissé, sous une forme étincelante d'originalité, quelques fragments de l'éternelle vérité, marqués de l'ineffaçable empreinte du génie, d e la foi et de l'humilité.

N'oublions pas, d'ailleurs, cet Essai sur le catholicisme, le libéralisme et 1° socialisme, destiné à être la première pierre d'un monument plus vaste, mais qui achève, en l'outrant peut-être, le plan que 's'était tracé sa pensée rajeunie. Livre admirable, dont les quelques obscurités, les contradictions et les exagérations demeurent noyées dans un océan de splendeurs et où surnageront toujours la fervente dévotion, l'humble amour et la prodigieuse éloquence du compatriote de Calderon et de sainte Thérèse.

Il nous reste quelques réserves à faire; car nous ne voulons pas que cet hommage d'une tendre et légitime admiration dégénère en un panégyrisme mensonger. Ni l'affection, ni la douleur même ne doivent nous faire abdiquer l'indépendance de notre jugement. C'est pourquoi parmi les exagérations que nous indiquions tout à l'heure, il en est une qu'on nous permettra de signaler, précisément parce qu'elle a été fort citée et fort admirée.

Il dit dans son Essai : Si le genre humain n'était pas irrémissiblement «< condamné à voir les choses à rebours, il choisiralt pour conseillers parmi tous les hommes, les théologiens; parmi les théologiens, les mystiques, et << parmi les mystiques, ceux qui ont mené la vie la plus retirée du monde et <des affaires. » Et il cite parmi les grands théologiens qui ont gouverné les hommes, Richelieu, Ximenès et Alberoni. Il est heureusement très-douteux que le genre humain soit irrémissiblement condamné à voir les choses à rebours, autrement il servirait de très-peu de lui adresser des leçons ou des remontrances; et on ne peut s'empêcher de sourire en voyant placer Alberoni au rang des théologiens parce qu'il a été cardinal. Mais le fond même de la proposition semble plus que contestable. Il est évident que la connaissance et la pratique des vertus chrétiennes ne peut que grandir la capacité politique des chefs des nations. Il s'est aussi trouvé des circonstances où l'intervention extraordinaire d'un homme de Dieu, d'un solitaire, d'un moine, a pacifié les esprits et sauvé les cités, comme cela est arrivé pour le R. Ni

colas de Flue, avec les cantons suisses. Mais proclamer l'intervention nécessaire et habituelle, non pas de la foi où de la piété, mais des théologiens et encore des théologiens ascétiques et mystiques, dans le gouvernement habituel des affaires publiques, cela paraît assez contraire à la distinction fondamentale de l'ordre spirituel et de l'ordre temporel, comme aussi à l'esprit et à la règle de tous les vrais religieux. C'est d'ailleurs une doctrine qui n'a rien de neuf ni rien d'exclusivement catholique. Cromwell et ses téles-rondes la professaient et la pratiquaient, on ne sait comment; et si la grave et triste nature de ce travail ne nous retenait, nous puiserions dans les souvenirs contemporains de récents et grotesques exemples de l'exploitation de la théologie par la pratique socialiste.

Mais il est essentiellement de notre sujet de rappeler que plus d'une fois et ailleurs que dans l'Essai, l'admirable écrivain, entraîné par le génie toujours un peu hyperbolique de sa nation, a émis des exagérations qui ont pu effaroucher plus d'une âme droite et simple. Heureusement il lui arrive de se rectifier lui-même; ainsi quand il écrit le 16 juillet 1849: « Les con■ troverses servent de peu ; elles sont un obstacle plutôt qu'un aiguillon au « genre humain dans la course rapide qui l'emporte; » ce qui tendrait à justifier la torpeur des quiétistes de l'absolutisme, il oublie que deux mois auparavant il avait écrit : « Pour nous qui nous faisons gloire d'être catholiques, la lutte est un devoir et non une spéculation. Remercions Dieu de nous avoir octroyé le combat. »

... Plus d'une fois il a été prophète, et la singulière assurance de ses jugements s'est trouvée promptement confirmée. Mais plus d'une fois aussi il s'est trompé dans ses prévisions, tout comme le comte de Maistre, ce grand et vrai prophète de notre siècle. Celui qui disait le 9 janvier 1850: «Le pouvoir qui a détruit la Monarchie avec un atome de République, saura a bien, si cela convient à ses fins, renverser la République avec un atome « d'empire; » celui qui ajoutait avec une noble tristesse: « C'en est fait de « la liberté! Oui, la liberté est morte, et elle ne ressuscitera ni au troisième << jour, ni à la troisième année, ni au troisième siècle, peut-être... Le monde « marche à grands pas à la constitution d'un despotisme le plus gigantes« que, le plus terrible que les hommes aient jamais vu ; » celui-là se trompait en disant « qu'avec Louis-Philippe avait fini la dernière de toutes les ◄ monarchies possibles, la monarchie de la sagesse; » et quelques mois plus tard: « La République subsistera en France, parce qu'elle est la forme << nécessaire du gouvernement chez les peuples ingouvernables. »>

(La suite à un prochain numéro.)

CH. DE MONTALEMBERT.

Régime alimentaire des lycées.

Le Moniteur contient un arrêté du ministre de l'instruction publique sur le régime alimentaire des trois lycées à pensionnat de Paris. Cet arrêté est précédé d'un long rapport rédigé par quatre médecins. C'est bien solennel pour une question de nourriture.

Non pas, assurément, que nous trouvions mauvaise la sollicitude de l'administration à l'égard des élèves de ses lycées. Ils coûtent assez cher à l'Etat et aux familles pour être nourris au moins convenablement, et il paraft que la quantité et la qualité laissaient singulièrement à désirer. Il ne faut pas trop se fier aux souvenirs d'enfance, mais la mémoire de notre es

tomac a, sur ce point, des souvenirs peu agréables. Toutefois, soyons justes pour manger de la vache enragée, comme parle le proverbe, nous ne nous en portions guère plus mal, et avant les réformes d'alimen tation, il en était bien d'autres qui auraient dû appeler la plus urgente et la plus énergique répression.

Restons, pour aujourd'hui, dans le sujet même du rapport. On y trouve des traces assez vives d'abus peu édifiants. Ainsi, tandis que les réglements de 1812 accordent 250 grammes de viande par jour et par tête aux élèves, « le couteau un peu parcimonieux du coupeur a fait tomber par chaque repas, pour le lycée Napoléon, de 45 à 30 grammes la part des petits, de 50 grammes à 45 la part des moyens. » Le prix de pension ne diminuait pas dans une proportion égale.

Quant à la préparation, le rapport s'élève contre un trop fréquent usage du « bouilli, » ce que Brillat-Savarin appelait de la viande moins son jus. - « Nous sommes forcés d'avouer, dit-il, que 32 à 35 grammes d'une viande peu sapide, épuisée en partie par la décoction dans l'eau, accompagnée de pommes de terre à la sauce, réconfortent médiocrement des enfants de 9 à 12 aus. »

Aussi le pot au feu » est-il battu en brèche par M. le Rapporteur qui se promet d'avance les applaudissements des élèves et les larmes de reconnaissance des mères. Le rôti le détrône, il ne reste, « de fondation » que les dimanches, jeudis et mardis: il pourra être admis une quatrième fois, « jamais une cinquième » dans la même semaine.

De plus, le rôti désormais sera du vrai rôti, non de la viande cuite au four. «Sans rien perdre de sa gravité, dit le rapport avec un rare sérieux, la science peut formuler quelques règles sur la préparation du rôti. Dans le véritable rôti, le rôti cuit à la broche et à l'air libre, l'action du feu a saisi la surface de la viande, etc. » Suit la dissertation qui se termine ainsi : « Je viens au nom de la Commission proposer à M. le ministre de substituer la cuisson à la broche au procédé usité aujourd'hui.» Le ministre approuve et dorénavant le rôti sera à la broche et à l'air libre.

Le bouillon est vivement critiqué. « Il est très-faible, il n'a point cette odeur réjouissante du bouillon de ménage, et à peine voit-on à sa surface quelques-unes de ces bulles arrondies qui indiquent la présence de la matière grasse.» D'où vient donc que ce bouillon n'a pas d'yeux ? « Serait-il d'usage, continue le rapport, d'enlever la graisse pour la faire servir à la préparation des légumes? Les bouillons que l'on accorde par extrà à certains élèves délicats, étant pris sur la ration de tous, serait-on obligé de suppléer à cette perte par l'addition d'une certaine quantité d'eau ? Nous ne pouvons donner que des conjectures à cet égard. » En attendant, la Commission plaide pour que le bouillon soit meilleur, et elle n'a pas tort. Le pain est bon. L'abondance est, à ce qu'il paraît, moins mauvaise que jadis.

Le maigre plaît peu à la Commission, et elle aimerait qu'on le supprimåt le samedi. Ceci n'est point de sa compétence. Elle y supplée en demandant moins souvent des haricots et d'autres mets plus substantiels que les ordinaires.

L'arrêté consacre toutes ces réformes; on eût pu les faire sans tant d'appareil; et MM. les médecins éveillent irrésistiblement par leurs termes

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