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LIVRE VI

LE TEMPS, LE TRAVAIL, L'ÉMULATION

Les Humanités, c'est-à-dire les Langues et les Lettres, avec l'Histoire, la Philosophie et les Sciences, puis les Cours accessoires, puis un Cours Supérieur, voilà les études qui, dans des proportions diverses, et dans la mesure que nous avons dite, font la haute éducation intellectuelle.

Nous avons essayé de montrer l'importance relative de ces différentes études, et aussi d'exposer comment, selon nous, se doivent donner ces divers enseignements.

Mais si une bonne organisation des études, de bonnes méthodes d'enseignement, et de bons professeurs, sont indispensables, certaines conditions encore ne le sont pas moins, pour assurer le succès et des études, et des méthodes, et des maîtres.

En toutes choses, en toutes entreprises, il y a trois grands moyens, trois grandes conditions de succès:

Le Temps, le Travail, l'Emulation.

Le Temps, sans lequel il n'entre pas dans les desseins de la Providence que l'homme puisse et fasse rien sur la terre.

Le Travail, qui est le bon et courageux emploi du temps. Enfin l'Emulation : c'est comme la flamme de vie, qui

anime, qui soutient, qui excite pour les grandes choses. Elle remplace quelquefois, et supplée au besoin la méthode. Elle abrége le travail, parce qu'elle le rend plus généreux, plus ardent. Elle fait trouver le temps court et la peine légère.

Eh bien! ces trois grands moyens de succès en toutes choses sont les conditions essentielles du succès dans la haute éducation intellectuelle.

Nul des trois n'y peut manquer sans que l'éducation fléchisse et manque par quelque endroit, le plus ordinairement par tous à la fois.

Et pourtant l'une et l'autre de ces trois choses, et même toutes les trois, manquent souvent, et cela par la faute de ceux qui sont le plus intéressés au succès de l'œuvre.

Les parents refusent le temps, les enfants refusent le travail, les maîtres ne savent pas ou ne veulent pas exciter l'émulation.

CHAPITRE PREMIER

Le temps.

C'est un grand maître en toutes choses que le temps. On l'a dit et il est vrai il faut le consulter, attendre, suivre son action, employer son secours, car c'est le secours même de Dieu.

Je dis employer, car, par l'ordre de Dieu, le temps est à notre service; c'est lui qui fait, ou du moins c'est par lui que nous faisons nos plus grandes œuvres.

Mais c'est un serviteur qui veut être tout à la fois employé, respecté et ménagé; on l'a dit avec vérité : il ne respecte

pas ce qu'il n'a pas lui-même fait et consacré. Ce qui se fait sans lui n'est rien pour lui et ne dure pas.

Eh bien! chose étrange! c'est quand il est question de faire l'homme, de l'élever, de lui donner toute sa valeur, qu'on ne veut pas employer le temps, qu'on le croit inutile et perdu.

Qui n'a pas entendu répéter cette banale objection qui court le monde: Faut-il donc passer huit ou dix années de sa vie, et même les plus belles, à apprendre du grec et du latin? Et qui ne sait l'impatience de tant de parents, lesquels ne songent qu'à abréger ces années et à en finir au plus vite?

C'est à cette objection que je voudrais enfin donner une réponse péremptoire.

Huit ou dix ans ! c'est beaucoup sans doute, c'est énorme dans la vie, grande mortalis ævi spatium. Mais enfin est-ce trop pour l'œuvre qu'il s'agit d'accomplir? Est-ce trop pour faire ses Etudes, ses Humanités, son Education, trois mots synonymes, et qui ne veulent pas précisément dire n'apprendre que du grec et du latin? En un mot, est-ce trop pour faire un homme?

Non certes, et j'en donnerai trois raisons que je supplie de de bien peser, avant de se prononcer si vite contre l'antique et universel usage, relativement au temps consacré d'ordinaire à l'éducation intellectuelle; et trois raisons si décisives, que tout homme éclairé, tout homme ayant l'intelligence du but à atteindre, ne pourra pas hésiter un moment; ces raisons, je les tire du fond même de la nature humaine, et de l'œuvre si complexe de l'éducation.

I

Et d'abord, le système ordinaire d'enseignement, cette sage lenteur, ne sont-ils pas tout à la fois conformes et favo

rables au développement, naturellement successif et lent, des facultés intellectuelles de l'enfant?

En effet, pour quiconque a étudié de près l'enfant, il est manifeste que chez lui les facultés intellectuelles, la mémoire, l'imagination, le jugement, la pénétration, le raisonnement, se développent doucement, graduellement, selon l'ordre tracé par le Créateur.

Intervertir cet ordre providentiel, précipiter une telle œuvre, cultiver toutes ces facultés à la fois, ou avant le temps convenable, c'est les ruiner, c'est les détruire.

A toutes ces facultés si délicates, il faut sans doute une culture incessante, mais sagement mesurée.

Qui ne sait que les arbustes ravis à l'action lente et sage de la nature, et dont on précipite la floraison et la maturité, dont on veut faire des arbres avant le temps, dépérissent vite et ne donnent jamais que des fleurs artificielles ou éphémères, et des fruits sans saveur ?

Et croit-on d'ailleurs que l'étude de ce grec et de ce latin, dont on parle d'un ton si dégagé et avec un si singulier dédain, demande si peu de temps et puisse être faite sans qu'on s'en occupe? L'étude des langues est une étude longue et difficile qui, pour être faite sérieusement, exige un temps considérable.

A-t-on songé qu'il s'agit de deux langues: la langue latine et la langue grecque, deux langues mortes, quoique immortelles; et les deux langues les plus riches, les plus profondes, les plus élevées, les plus fécondes?

Mais les plus puissants, les plus fameux abréviateurs demandent eux-mêmes plusieurs années pour les enseigner, deux ou trois ans au moins.

Qu'on y prenne garde : vouloir ici précipiter l'enseignement, c'est lutter, et vainement, contre la nature des choses. En effet, qu'y a-t-il dans ces langues, comme dans toutes langues?

Il y a les mots, des milliers de mots, innombrables, racines, dérivés, composés, lesquels des enfants ne peuvent apprendre et retenir que par un long et fréquent exercice de la mémoire.

Il y a la syntaxe, règles abstraites, compliquées, difficiles, qu'il faut nécessairement que l'enfant comprenne, retienne, applique. Autrement, sachant les mots, il ne saurait pas la liaison des mots entre eux, la construction des phrases, la coordonnance du discours selon les lois de la grammaire et de l'orthographe.

Ce n'est pas tout: il y a de plus la méthode. Chaque langue a son génie propre, qu'il faut connaître et parfaitement discerner autrement on le confond avec celui des langues vivantes, et on ne parle plus qu'un jargon ridicule et barbare.

Voilà les pensées qui inspiraient à M. de Laharpe les sages paroles que je suis aise de mettre sous les yeux de mes lecteurs:

« On ne devine point, disait-il (Cours de littér., t. XVI, p. 312), « le génie d'une langue; il n'y a qu'un moyen de le «< connaître c'est (si l'on peut hasarder cette expression << de vivre avec lui. J'ai toujours pensé qu'un homme de << sens, qui n'aurait pas l'avantage d'avoir appris le latin « dans sa jeunesse, et qui voudrait se mettre en état de lire « Horace et Tacite avec cette facilité sans laquelle il n'y a « point de plaisir, ne pourrait pas y employer moins de « deux ans, à cinq ou six heures de travail par jour, et << certes il n'aurait pas perdu son temps. Mais pourquoi << donc, me dira-t-on, en demander huit à vos élèves? Pour << bien des raisons faciles à concevoir. D'abord un homme « fait a la tête plus forte, l'attention plus soutenue, la vo«lonté plus décidée. De plus, en apprenant le latin, c'est «<le latin seul qu'il veut apprendre, et j'ai observé que le << latin met dans la tête des jeunes gens une foule d'autres

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