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aborder les tableaux les plus élevés, et y faire descendre l'Etre suprême.

Elle void les mutins tout déchirez, sanglans,
Qui ainsi que du cœur se vont des mains cherchan
Quand pressant à son sein, d'une amour maternelle,
Celui qui a le droit et la juste querelle,
Elle veut le sauver; l'autre, qui n'est pas las,
Viole, en poursuivant, l'asile de ses bras.
Adonc se perd le laict, le suc de sa poictrine;
Puis, aux derniers abois de sa prochaine ruine,
Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté;
Or, vivez de venin, sanglante géniture;

Mais quoy! c'est trop chanté. Il faut tourner les yeux,
Esblouis de rayons, dans le chemin des cieux.
C'est fait Dieu veut régner; de toute prophétie
Se void la période à ce poinct accomplie...
Un grand ange s'escrie à toutes nations:
«Venez respondre icy de toutes actions;
L'Eternel veut juger. » Toutes âmes venues

Font leurs siéges en rond en la voûte des nues,
Et là, les chérubins ont au milieu planté
Un throsne rayonnant de saincte majesté :

Il n'en sort que merveille et qu'ardente lumière.
Le soleil n'est pas faict d'une estoffe si claire;
L'amas de tous vivans en attend justement
La désolation ou le contentement.

Les bons, du Sainct-Esprit sentent le tesmoignage,
L'aise leur saute au cœur et s'espand au visage;
Car s'ils doivent beaucoup, Dien leur en a fait don :-
Ils sont vestus de blanc et lavez de pardon...
Qui se cache? Qui fuit devant les yeux de Dieu?
Vous, Caïns fugitifs, où trouverez-vous lieu?
Quand vous auriez les vents collez sous vos aisselles,
Ou quand l'aube du jour vous presteroit ses ailes,
Les monts vous ouvriroient le plus profond rocher,
Quand la nniet tascheroit en sa nuict vous cacher,
Vous enceindre la mer, vous enlever la nue,
Vous ne fuirez de Dieu ny le doigt, ni la vue.

C'est quand il exhale sa passion contre les ennemis de sa cause; quand il stigmatise les mauvais princes, les courtisans serviles, les faux juges, tous ceux qui mésusent du pouvoir; quand il dépeint Catherine de Médicis, le cardinal de Guise, Charles IX, Henri III, François d'Alençon, que la colère du poëte trouve des accents qui font trembler la voix du lecteur. Contentons-nous de citer, comme exemple de son énergie, la peinture qu'il fait de la France déchirée par la querelle de ses enfants:

Je veux peindre la France, une mère affligée
Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée:
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers; puis, à force de coups
D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donna à son besson (1) l'usage;
Ce volleur acharné, cet Ésau malheureux,
Faict dégast du doux laict qui doit nourrir les deux;
Si que pour arracher à son frère la vie,

Il mesprise la sienne et n'en a plus d'envie.
Mais son Jacob, pressé d'avoir jeùné meshui (2),
Estouffant quelque temps en son cœur sou ennui,
A la fin se défend, et sa juste colère

Rend à l'autre un combat dont le champ est la mère.
Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs reschauffez, ne calment les esprits;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par les coups se redouble;
Leur conflict se r'allume et faict si furieux
Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux.
Cette femme esplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte;

(') Jumean.

(*) Aujourd'hui, tantôt.

Je n'ai plus que du sang pour vostre nourriture! ».

Il faut rendre hommage à ce male talent, à cette verve brûlante, à cette vie héroïque; mais il ne faut pas faire asseoir la satire au rang des Muses. Ronsard, avec une délicatesse exquise, disait à ses disciples:

« Pour ce que les Muses ne veulent loger en une âme, si elle n'est bonne, sainte et vertueuse, tu seras de bonne nature, non meschaut, renfrongé ni chagrin, mais animé d'un gentil esprit; ne laisseras rien entrer en ton entendement qui ne soit surhumain et divin. Tu auras les conceptions hautes, grandes, belles; tu te montreras religieux et craignant Dieu; tu converseras doucement avec les poètes de ton temps; tu honoreras les plus vieux comme tes pères, tes pareils comme tes frères, les moindres comme tes enfants. Sur toutes choses tu auras les Muses en révérence, voire en singulière vénération, et ne les feras jamais servir à choses deshonestes, à risées, ni à libelles injurieux, mais les tiendras chères et sacrées, comme les filles de Jupiter, c'est-à-dire de Dieu, qui de sa sainte grâce a premièrement par elles fait connoistre aux peuples ignorants l'excellence de sa majesté.»

C'est aux fronts où repose une pensée si haute. si sereine et si pure, que sied le plus noblement la couronne du poète.

PROSATEURS.

SAVANTS, LITTÉRATEURS, PHILOSOPHES.

Un chroniqueur du temps de Louis XII raconte que dans les premières années du seizième siècle un scandale inouï troubla les fidèles paroissiens qui s'étaient assemblés, suivant l'usage, dans une église de Paris, un jour de grande fète, pour entendre la messe. Au moment où toutes les têtes se courbaient devant l'hostie que le prêtre élevait dans ses mains, un jeune homme, un étudiant, s'élança, arracha le symbole sacré, le foula aux pieds, et, saisi d'une sorte de fureur, s'écria qu'il était temps de faire justice des fables chrétiennes. et d'adorer enfin Jupiter et les dieux de l'Olympe, les seuls dieux véritables. Les assistants, indignés, s'emparèrent du sacrilege, qui fut conduit au smpplice et sommairement exécuté.

Ce pauvre fou qui paya si cher un moment de fièvre n'avait fait que prendre au sérieux et traduire en action les discours des poètes et des let

trés du temps. L'amour de l'antiquité enivrait toutes les tètes. « On pourrait comparer le monde intellectuel d'alors, a-t-on dit avec beaucoup de justesse, à un homme qui, arrivé à sa maturité et s'apercevant qu'en sa jeunesse il n'a rien appris que l'erreur, entreprend de refaire son éducation tout entière, et s'y applique avec transport. » (A. Sayous, écriv. de la réf.) Les gentilshommes ne se contentaient plus de faire élever leurs enfants dans la science des armes; ils n'aimaient pas les voir céder le pas à personne dans les exercices intellectuels. Les femmes elles-mêmes apprenaient les langues savantes. Nous avons parlé des graves connaissances de la sœur de François Ier; Marie Stuart n'était pas moins érudite; on conserve (à la grande Bibliothèque de Paris) un petit cahier de compositions latines et françaises entièrement écrit de sa main, et tous ses historiens ont raconté cette séance fameuse où, âgée de quatorze ans, elle prononça devant Henri II et toute sa cour une these latine où elle cherchait à démontrer que la science convient aux femmes et leur donne un attrait de plus. Beaucoup de moins grandes dames n'étaient pas moins éclairées. D'Aubigné gardait un Saint Basile grec annoté de la main de sa mère, Catherine de Lestang, et il écrivit tout un livre intitulé: « Instructions à mes filles touchant >> les femmes doctes de notre siècle. » Parmi les hommes, l'ardeur pour les langues de l'antiquité était si graude que les plus fervents adeptes de la renaissance ne pouvaient s'empêcher d'y reconnaitre quelque abus. « Las! et combien seroit meilleur, dit Joachim du Bellay lui-même dans l'ouvrage que nous avons si longuement cité au chapitre précédent, qu'il y eust au monde un seul langaige naturel, que d'employer tant d'années pour apprendre des motz... Nous ne consumons pas seulement nostre jeunesse en ce vain exercice, mais, comme nous repentans d'avoir laissé le berseau et d'être devenuz hommes, retournons encor en enfance, et, par l'espace de xx ou xxx ans, ne faisons autre chose qu'apprendre à parler qui grec, qui latin, qui hébreux; lesquelz ans finiz, et finie avecques eux ceste vigueur et promptitude qui naturellement règne en l'esprit des jeunes hommes, nous ne sommes plus aptes à la spéculation des choses. >>

Le grec était à peu près inconnu en France dans la seconde moitié du quinzième siècle; l'homme qui semble l'y avoir remis en honneur le premier est Guillaume Budé, descendant d'une vieille famille parisienne attachée au service du roi depuis le temps de Charles VI. Guillaume Budé, né en 4467, ne pouvait point trouver en France de maître capable de l'initier pleinement à la langue d'Homère. Il prit les leçons d'un certain Georges Hermonyme, Grec de Lacédémone qui se trouvait par hasard à Paris, et parlait la langue vulgaire de son pays, mais ne savait du grec ancien que ce qu'il en fallait pour sa profession, celle de copiste. Budé put se perfectionner aupres de Jean Lascaris (p. 2

et 44), et devint, comme helléniste, l'oracle du siècle. Un jeune érudit possédé de la même passion pour la littérature grecque, Christophe de Longueil, espéra le dépasser en allant étudier à Rome, sous les maîtres les plus habiles de l'Italie. Au bout d'un an, il écrivit en grec à Budé, qui lui répondit dans la même langue, avec une élégance et une pureté si grandes que Longueil, désespérant de son entreprise, se livra tout entier, des lors, aux études latines. Budé mourut en 4540. Il n'était pas seulement un grand linguiste, mais un esprit élevé, qui fut des premiers à répandre cette maxime protestante: « Lisons Homère, ne fût-ce que pour apprendre à bien lire les évangiles », car la philologie n'était pour lui qu'un moyen de critique. C'est dans une de ses lettres à Longueil qu'il parle de la part qu'il prit à l'une des créations par lesquelles François Jer honora son règne : la fondation du Collège de France. Il le fait pour en reporter tout le mérite à ce prince. «Souvent il est arrivé au roi, dit-il, de déclarer publiquement, non pas légèrement, mais de propos délibéré, qu'il vouloit bâtir dans Paris une Rome et une Athènes, pour planter en France les langues latine et grecque, et, tout d'une main, immortaliser sa mémoire. Voyant ce beau projet en lui, je n'ai pas hésité à l'en faire souvenir, non une, mais plusieurs fois, selon que les candidats s'offroient. Chacun se repaît de cette belle promesse; elle court par la bouche de tous, et chacun, par un vœu commun, me promet la direction et conduite de cet ouvrage, se faisant accroire que j'en fus le premier auteur. >>

La promesse eut un commencement d'exécution dès l'année 4547, où le roi essaya vainement d'attirer à Paris, pour l'y aider, le savant Érasme. Les nécessités de la guerre interrompirent ce premier essai. D'ailleurs, les plans n'étaient pas encore bien arrêtés. François hésitait s'il ne doterait pas plutôt son duché de Milan, placé plus près des sources pures, d'une pépinière scientifique d'ou les élèves se fussent répandus en France et dans le reste de l'Europe. Ce parti fut celui pour lequel il se décida d'abord. En l'année 4520, il ordonna l'établissement d'une école, à Milan, pour la restauration de la langue et de la littérature grecques. Jean Lascaris fut chargé de faire venir de son pays douze jeunes gens, Grecs de nation, avec deux maîtres, l'un Grec, l'autre Latin, et d'y présider aux études. Il devait avoir, pour l'entretien de son école, dix mille francs de premiers frais, et deux mille francs par an. Lascaris reçut, en effet, les deux mille francs de la première année, et s'empressa de réaliser les vues du roi; il se rendit à Venise, pour appeler de là ses douze élèves; il les installa dans une maison de Milan; il les y tint durant deux années; mais n'ayant pu obtenir de France aucun autre envoi d'argent, il écrivit au roi, vers le milieu d'août 4522, qu'il lui était impossible de soutenir plus longtemps l'école à ses dépens, et qu'elle serait fermée des la fin du mois. Ce mauvais succès était une conséquence des dé

sastres qui assaillirent le gouvernement du Milanais dès l'année 1521 (voy. p. 29); la bataille de Pavie le rendit irrémédiable.

Après le traité de Cambrai, vers 1530, François Ier reprit son premier projet. Il fit faire les plans du collège qu'il voulait établir, et nomma douze professeurs pour l'hébreu, deux Italiens et François Vatable ou Vateblé, savant homme né aux environs d'Amiens; pour le grec, Pierre Danès de Paris (1497-4577) et Jacques Toussain de Troyes, qui formèrent, entre autres disciples célèbres, Adrien Turnebe et Jacques Amyot; pour les mathématiques, le dauphinois Oronce Finé (44944555) et l'espagnol Martin Problacion; les autres chaires furent consacrées à la littérature latine, à l'éloquence française et à la médecine. Les larges idées de François Ier faisaient appel à toutes les sciences et à toutes les nations. « Ce grand roi avoit entrepris, si la mort ne l'eût sitôt assailli, de dresser un collége où toutes les sciences et les langues eussent été gratuitement enseignées, et auquel il eût donné 50 000 écus de revenu annuel pour la nourriture de six cents écoliers et l'entretien des professeurs, choisis entre les plus doctes hommes qu'on eût su trouver en la chrestienté. >> (Belleforest.) Ses successeurs continuèrent son œuvre sur de moins larges bases. Henri II institua au Collège de France une chaire de philosophie dont le premier titulaire fut un Italien, et le second Pierre Ramus; Charles IX, une chaire de chirurgie; Henri III, une chaire de langue arabe, et Henri IV, une d'anatomie et de botanique.

A côté de ceux qui dispensaient gratuitement. l'instruction à quiconque venait s'asseoir au pied de leur chaire, se placent les hommes, quelquefois non moins doctes, qui la répandaient au loin par les livres; nous voulons parler des typographes dignes de ce titre. On a vu plus haut (p. 119) les noms de quelques-uns de ceux qui se sont le plus distingués par la beauté artistique de leurs produits, parmi lesquels figurent les Estiennes. C'est le moment de revenir à cette famille illustre qui représente essentiellement, au milieu des ceuvres de la renaissance, la science profonde alliée au bon goût et semant à pleines mains les idées par le moyen de la presse. Le premier de cette dynastie de grands imprimeurs qui cultivèrent leur art avec gloire, pendant plus de cent soixante ans (sans jamais toucher à la fortune), fut Henri Estienne, né à Paris en 4 170 (m. en 1520). Il fonda son établissement, vers 1502, au cœur de l'Université, rue Saint-Jean-de-Beauvais, lui donna pour enseigne le fameux olivier qu'on retrouve sur le frontispice de tous les livres sortis de la maison, s'appliqua surtout à ne publier des textes grecs ou latins que d'une correction parfaite, et laissa en son fils Robert (4503-4559) un successeur qui devait effacer le nom paternel. Celui-ci, en effet, plus versé encore dans la connaissance des lettres antiques, donna un tel éclat à la typographie de son temps, que, suivant l'historien de Thou, ses œuvres ont

plus immortalisé le règne de François Ier que les plus grandes actions de ce prince. Les ouvrages les plus considérables sortis de ses presses furent : une édition latine de la Bible (4532), plusieurs éditions hébraïques, le Nouveau Testament grec (1550), regardé comme le plus beau livre grec qu'on ait jamais imprimé, et le Trésor de la langue latine (4532-1536), lexique d'une prodigieuse érudition dont il était l'auteur. François Ier se plaisait à marquer la distinction particulière qu'il accordait à ses travaux; il allait en personne faire des visites à son imprimerie; il lui donna, en 4539, le titre d'imprimeur royal, et le protégea contre la Sorbonne qui le poursuivit avec âpreté, comme hérétique, à cause des observations et des corrections

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qu'il s'était permises sur les textes bibliques. Lorque le roi fut mort, Robert Estienne, moins sûr de la bienveillance de son successeur, et de plus en plus entraîné vers le calvinisme, transporta son établissement à Genève, où il mourut huit aus après, en 4559.

Henri, son fils aîné, revint à Paris, dès 1551. continuer la profession de son père. Il se rappelait avec tendresse la maison savante où il avait passe ses jeunes années, et la dépeignait plus tard en ces termes, à l'un de ses fils, auquel il voulait montrer que l'ignorance aurait été, dans leur famille, un sacrilege»: « Plusieurs personnes pourroient encore vous attester, lui dit-il (préface d'Aulu Gelle, 1585), que la maison de votre grand-père offreit une particularité littéraire qui ne se rencontroit pas dans les autres familles. Les servantes ellesinêmes comprenoient le latin, et toutes, quelques

unes assez mal, il est vrai, savoient s'en servir. Votre grand mere (elle était fille d'un autre savant imprimeur, Josse Badius) entendoit, à l'exception de quelques mots peu usités, tout ce qui se disoit en latin presque aussi facilement que si l'on eût parlé françois. Que dirai-je de votre tante Catherine, ma sœur, qui vit encore? Elle sait s'exprimer en cette langue, à quelques fautes près, de manière à être comprise de tout le monde. Et d'où lui vient cette connoissance de la langue latine, car elle n'a jamais pris, assurément, de leçons de grammaire? L'usage a été son seul maître. Robert Estienne avoit chez lui une espèce de décemvirat qu'on pouvoit appeler Panglosson, car les membres de cette docte réunion étoient de tous les pays. Ces dix étrangers, qui possédoient tous une grande instruc- tion, quelques-uns même le plus profond savoir, et dont plusieurs remplissoient les fonctions de correcteurs, se servoient entre eux du latin comme d'un commun interprète. Les domestiques et même les servantes, les entendant tous les jours converser sur des sujets plus ou moins à leur portée, et parler pendant les repas des choses usuelles et les plus diverses, s'accoutumoient tellement à leur langage qu'ils comprenoient presque tout, et finissoient par s'exprimer eux-mêmes en latin. Et ce qui contribuoit encore à habituer toute la maison à parler la langue latine, c'est que mon frère Robert et moi, des que nous avions su assez de mots pour commencer à la balbutier, nous n'eussions jamais osé nous servir d'une autre langue devant notre père ou quelqu'un de ses dix correcteurs. >>

La boutique de cette maison, dont la description complete appartiendrait si bien à l'histoire littéraire du seizième siècle, était un lieu de réunion pour les érudits, qui venaient y chercher des livres et s'informer de ceux dont on préparait la publication. Robert Estienne aimait à s'entretenir avec les visiteurs de son magasin, à les consulter, à leur soumettre les épreuves des ouvrages sous presse. Son atelier, comme toutes les grandes officines typographiques d'alors, se composait probablement de deux ou trois pièces situées aux étages supérieurs de la maison pour prendre plus de jour, et dans lesquelles fonctionnaient tout au plus quatre presses en bois, de construction grossière, gouvernées par une vingtaine d'ouvriers. C'est avec ce modeste attirail que Robert Estienne mit au jour, par ses soins personnels et à ses frais, environ cinq cents ouvrages, formant cinq cent cinquante volumes imprimés généralement à huit cents exemplaires chacun, et dont la correction, la pureté, l'élégance, que nous pouvons encore envier aujourd'hui, ont été (de Thou a raison) l'une des gloires durables du seizième siècle.

Henri Estienne, fils ainé de Robert, se trouva donc dès le berceau voué aux lettres classiques. Il était tout enfant lorsque « la mélodie des mots grecs dont il ne pouvoit encore, dit-il, saisir que le son, chatouilloit ses oreilles d'une volupté si grande qu'en entendant ses camarades plus àgés déclamer

devant leur maître la Médée d'Euripide, il ne songea plus jour et nuit qu'à apprendre la langue grecque, et se consuma de désirs après ce but comme jamais amant ne soupira pour sa maîtresse.»> Cet enfant devint un grand helléniste, et l'un des plus savants hommes de son siècle. Il compléta et dépassa le plus beau travail de son père en publiant un « Trésor de la langue grecque » (1572); il continua la guerre de la critique naissante et de l'érudition contre l'esprit exclusivement catholique de l'Université de Paris, et, non moins engagé que son père dans le parti calviniste, il vécut traversé, persécuté, fugitif, tantôt à Paris, tantôt à Genève, tantôt à l'étranger, toujours pauvre. Il mourut à l'hôpital de Lyon, en passant par cette ville en voyageur, seul et malade, à l'âge de soixante-six ans (1598).

Outre le nombre infini d'ouvrages qu'ils écrivirent ou publierent sur l'antiquité grecque, latine ou hébraïque, Robert et Henri Estienne consacrérent quelques-uns de leurs moments à l'examen et à l'épuration de la langue française; le dernier surtout y apporta l'ardeur du patriotisme. La langue française se parlait depuis sept ou huit cents ans sans avoir encore obtenu un de ces législateurs comme le provençal en avait eu des le temps de saint Louis, un seul esprit curieux qui essayàt d'en étudier les formes et d'en rédiger les lois. La renaissance éveilla cette idée comme tant d'autres, et le langage national eut bientôt non- seulement ses enthousiastes, tels que Joachim du Bellay, mais ses grammairiens. Dès 1529, un libraire et habile graveur nommé Geoffroy Tory (1509-4536), qui avait été correcteur dans l'imprimerie du premier des Estienne, publia sur les caractères de l'alphabet un traité singulier intitulé « le Champfleury », dans lequel il s'étendait avec complaisance sur la langue française, sur ses règles, sa pureté, et sur le tort que lui faisait l'introduction de tournures et d'expressions étrangères. En 4534 parut le premier ouvrage écrit exclusivement pour l'étude de notre langue. C'est un volume in-4o, dédié à la reine Éléonore, femme de François Ier, écrit en latin (in linguam gallicam isagoge) par le médecin Jacques Dubois (Sylvius), qui fut inspiré principalement par le désir de faciliter aux étrangers qui fréquentaient les écoles de Paris l'intelligence du français. A peu près en même temps (1530) paraissait à Londres la Grammaire française (écrite en anglais) de John Palsgrave; puis, toujours en vue des étrangers, un professeur de langues à Londres, nommé Claude de Saint-Lien, natif de Moulins, publiait, en 4580, sous les auspices de la reine Élisabeth, un « Traité » de la prononciation », et, quatre ans après, Théodore de Bèze en publiait un semblable, à Genève, dédié à un prince allemand; l'un et l'autre en latin. Ce genre d'études était devenu plus spécialement français dans le Dictionnaire françois-latin de Robert Estienne (4539), et dans son «Traicté de la » grammaire françoise » que son fils Henri reproduisit en l'augmentant, en 4583. Bientôt on eut

les grammaires de Jean Garnier (4558), d'Abel Mathieu (1559), de Pierre Ramus (1562), de Jean Pil-itatis, brode son langage de zézayements et de mots

lot (4584); la première et la dernière écrites en latin; les deux autres, dédiées à Jeanne d'Albret et à Catherine de Médicis, écrites en français.

Les trois principales filles du latin, les langues italienne, espagnole et française, se disputaient la prééminence, et prétendaient toutes trois à une sorte de domination européenne. La dernière était alors bien plus dénuée que l'italienne d'écrivains illustres; mais elle compensait cette infériorité par l'ardeur de ses champions et la conscience qu'ils avaient de sa valeur. C'était l'ouvrage non de quelques-uns, mais du peuple entier; «< car, disait Henri Estienne à l'adresse des Italiens, il n'a jamais falu que les plus grands personnages de nostre France ayent mis la main à la plume pour nous apprendre à parler françois. >>

Pour se distraire de ses études profondes, Henri Estienne avait écrit et imprimé (en 4565) un <«<Traité de la conformité du langage françois avec » le grec... avec une préface remontrant quelque >> partie du désordre et abus qui se commet aujour>> d'huy en l'usage de la langue françoyse. » Le grec était pour lui la reine des langues, et le français lui semblait en approcher. Puis, ajoutait-il : « Tout ainsi que quand une dame auroit acquis la réputation d'estre perfaicte et accomplie en tout ce qu'on appelle bonne grace, celle qui approcheroit le plus près de ses façons auroit le second lieu; ainsi, ayant tenu pour confessé que la langue greque est la plus gentile et de meilleure grace qu'aucune autre, et puis ayant monstré que le langage francois ensuit les jolies, gentiles et gaillardes façons greques de plus près qu'aucun autre, il me sembloit que je pouvois faire seulement ma conclusion: qu'il méritoit de tenir le second lieu entre tous les langages qui ont jamais esté, et le premier entre ceux qui sont aujourd'huy.» Partout il découvre des analogies entre les deux idiomes et les développe en connaisseur; mais ce n'est qu'un jeu d'esprit, souvent forcé: il ne vise pas à en tirer la fausse conclusion qu'il y ait eu quelque parenté entre Grecs et Gaulois; il ne songe pas à rien conclure de ces rapports d'instincts entre les deux races; il n'est que littérateur et patriote.

Longtemps après, en 4578, il revint de nouveau sur la perfection du français par une sorte de pamphlet philologique (en 623 pag. in-8) indirectement dirigé contre la reine mère et les créatures étrangères dont elle avait rempli la cour. Le titre résume fidèlement l'ouvrage : « Deux dialogues du >> nouveau language françois italianisé et autrement » déguisé, principalement entre les courtisans de ce >> temps; de plusieurs nouveautés qui ont accom>>pagné ceste nouveauté de language; de quelques » courtisanismes modernes et de quelques singula» rités courtisanesques. » Le tissu de l'ouvrage est une conversation cutre deux beaux parleurs nommés, l'un Philausone et l'autre Celtophile : le premier, à l'instar des familicis de Catherine de Me

italiens; l'autre en rit avec esprit, parfois avec un esprit âpre et mordant, et finit par le corriger. Sans la résistance des hommes sensés et savants comme Estienne, l'engouement pour l'Italie aurait pu avoir, en effet, des conséquences graves pour notre langage; grâce à elle, ce débordement passager de l'euphémisme nous a seulement donné quelques prononciations amincies (comme je dirais, je ferais, français, polonais, tandis qu'avant l'on donnait généralement à ces finales le large son qui est resté à nos mots foi, loi, trois); un bon nombre de noms militaires, comme colonel et sentinelle: puis quelques expressions bonnes à garder : rendre de bons offices, s'accommoder de quelque chose, caprice, humeur (au figuré), réussir, supercherie, poltron, forfanterie, bouffon, charlatan, etc. Enfin, l'année suivante (1579), en quinze jours, Estienne écrivit, à la demande de Henri III, qui montra bien son esprit libéral et ami des lettres en ne lui sachant pas plus mauvais gré de son précédent ouvrage, le projet d'un livre qu'il devait intituler : « De la pré>>cellence du langage françois », et dont il ne parut que cette ébauche. Celui-ci est une attaque directe non pas contre la manie des italianismes, mais contre l'italien lui-même, et, par occasion, contre l'espagnol, avec cette épigraphe :

Je suis joyeux de pouvoir autant plaire

Aux bons François, qu'aux mauvais veux desplaire.

L'auteur, à la suite de quelques passes préliminaires, se met à ruer les grands coups, tel est son mot, pour démontrer que son idiome natal l'emporte sur l'italien parce qu'il est le plus grave, le plus gentil et de meilleure grace, et le plus riche. Il ne démontre rien, cependant, si ce n'est son erudition bien connue, et, ce qui vaut mieux encore pour sa cause, un style vif, mordant, varié, plein de chaleur et semé de curieux détails sur notre vieille langue. «S'il plaist aux Italiens, conclut-il, que nous facions paix ensemble, en nous accordant ceste précellence de langage que nous prétendons nous appartenir, nous leur aiderons à renger les Espagnols en telle sorte, qu'au lieu qu'ils voulovent que le leur marchast le premier, jura dios qu'il faudra en la fin qu'il marche tout bellement après les autres. Et au cas que les Italiens ne vousissent accepter ceste offre que je leur fay d'un franc cueur, comme vray François, ainsi qu'ils ne devront trouver mauvais que j'aye combatu contr'eux tant qu'il m'a esté possible, pour l'honneur de nostre langage, aussi trouveray-je bon qu'ils facent le mesme pour la réputation du leur, remettant le jugement à ce que dit un de nos anciens proverbes françois, par lequel je conclurray: « Chacun dit : J'ai bon >> droit; mais la veue descouvre le faict. » Quelque pen sérieux que soit le fond d'un tel debat, nos grammairiens reconnaissent que ces différents travaux de Henri Estienne, auxquels on doit ajouter la spirituelle satire qu'il fit des mœurs de son temps, sous prétexte d'écrire une «< Apologie pour Hero

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