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sa vie; et c'est aussi l'une des plus importantes de notre histoire. Il fut pendant plusieurs jours le maître absolu de nos destinées; c'est un fait. que l'empereur Alexandre lui-même a reconnu quand il a dit qu'il avait placé dans ses mains l'empire de Bonaparte ou la royauté des Bourbons, qu'il ne tint qu'à lui de choisir. En vérité, si l'ancien prélat eût agi dans de meilleures vues, s'il se fût occupé moins exclusivement de ses intérêts et de ceux de son parti, nous serions trop heureux de le proclamer aujourd'hui le bienfaiteur de la France, le plus grand homme de notre siècle. Le hasard nous avait ce jour-là très-bien placé pour l'observer, pour le suivre dans ses mouvements les plus décisifs, et nous devons reconnaître qu'il fut présent à tout, qu'il sut tout prévoir. Jamais il n'avait été si actif, si vigilant. Il me semble le voir encore traînant son pied boiteux d'un appartement à l'autre, interrogeant tout le monde, ne laissant entrer ni sortir personne sans s'être assuré du motif de sa présence, du parti qu'il pourrait en tirer. Parmi ses moyens de succès, le plus remarquable sans doute était la prompte publication de cette Déclaration des puissances. Comme c'était de moi surtout que dépendait cette célérité, on ne s'étonnera pas qu'il fût sans cesse occupé de mes moindres démarches. On a vu que, dès que l'empereur fut entré dans son cabinet, il s'empara de mon épreuve pour la lui porter. Il resta auprès du monarque pendant toute la lecture, et l'on a même dit, ce qui est assez probable, qu'il eut quelque part à l'addition qui y fut faite en faveur de la France. Ce qu'il y a de sûr, c'est que j'entendis le monarque russe, dont la voix était très élevée,

LXXXIII.

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lui dire en le congédiant : « C'est une compensation de la Pologne et de l'Italie; nous en étions convenus à Châtillon.... Si le ministre avait eu assez de prévoyance pour faire ajouter cette explication bienveillante à l'addition d'Alexandre, la phrase eût été moins vague, et l'on eût peut-être évité les mauvaises interprétations qui en ont été faites contre la France au congrès de Vienne et dans les traités de 1815. Mais comme nous l'avons dit, ce n'était pas de ces intérêts-là que Talleyrand était alors le plus occupé ! Dès qu'il m'eut rendu l'épreuve ainsi corrigée et complétée, je me hâtai de la porter à mon atelier; mais il me fit rappeler pour me dire qu'il ne fallait rien publier ni afficher avant de lui avoir rapporté cent exemplaires, dont l'empereur avait besoin pour envoyer un courrier à SaintPétersbourg et un autre à Dijon, où se trouvait encore l'empereur d'Autriche. Ces deux motifs me parurent péremptoires, et dans ce premier moment je n'en supposais pas un troisième, qui cependant était le plus réel. Le point important était de persuader à l'empereur Alexandre qu'il était irrévocablement engagé, et pour cela il fallait mettre sous ses yeux la Déclaration imprimée; il fallait pouvoir lui dire qu'elle était publiée et connue de tout le monde. Caulaincourt pouvait revenir d'un instant à l'autre, et tout était perdu s'il parlait à l'empereur avant que ce prince fût assuré que la publication était faite. On conçoit donc l'impatience avec laquelle Talleyrand attendait mon retour. Je ne fus pas absent plus d'une heure, et c'était bien peu pour corriger et imprimer les cent exemplaires demandés.

Pendant ce temps il s'était tenu, 18

dans l'hôtel de la rue Saint-Florentin une espèce de conseil par l'empéreur Alexandre, le roi de Prusse, le prince de Schwartzenberg, Talleyrand et d'autres personnes qu'on avait bien voulu y admettre, entre autres l'abbé de Pradt, qui, dans le récit qu'il en a fait, a dit que le czar y avait soumis, comme questions à résoudre, l'empire, la régence ou les Bourbons. Cette incertitude, que ce prince aurait manifestée après avoir lu et approuvé la Déclaration, ne peut s'expliquer que par la déférence et les égards qu'il crut devoir à ses alliés; mais il est bien sûr que dès lors il se regardait comme lié définitivement par la déclaration qu'il avait adoptée et signée en son uom et celui de ses alliés.

Le conseil venait de se séparer, lorsque je parus avec un paquet d'affiches d'une main, et de l'autre un beau volume magnifiquement relié aux armes de Russie, avec le chiffre d'Alexandre. C'était le poëme de la Pitié de Delille, dont j'avais été l'éditeur, et j'ose dire l'ami. On sait que cet ouvrage, principalement consacré a la peinture des calamités de la révoJution et destiné à frapper les nations d'un salutaire effroi, par le récit de tant de crimes, avait subi en France par ordre de la censure des mutilations considérables, surtout à la fin, où le poëte adressait en l'an 1804 ces vers prophétiques à l'empereur Alexandre :

Souvieus-toi de ton nom; Alexandre autrefois
Fit monter un vieillard sur le trône des róis.
Sur le front de Louis tu mettras la couronne :
Le sceptre le plus beau c'est celui que l'on donne.

Ayant publié une très-belle édition de cet ouvrage en 1809 sous le régime de la censure, et forcé de m'y soumet tre, je n'avais pas voulu que l'exemplaire destiné à l'empereur de Russie

fût mutilé; et je le tenais prêt dépuis longtemps, attendant un moyen sûr pour le lui faire parvenir. Quelle belle occasion que celle du 31 mars 1814, si je pouvais ce jour là-même le présenter à S. M. Impériale ! J'avoue que je crus un instant à cette bonne fortune; et que ce fut dans cette confiance que j'arrivai à l'hôtel Talleyrand, portant d'une main les cent affiches qui devaient avoir sur les destinées du monde une si grande influence, et de l'autre un volume qui pouvait bien en avoir aussi quelque peu sur les miennes, si je pouvais être admis à le présenter ce jour-lå même au puissant empereur!.. Mais je n'avais pas assez réfléchi au caractère soupçonneux de l'homme dont cela dépendait, et je n'avais pas vu qu'en un pareil jour, nul autre que lui ne devait approcher d'Alexandre; que d'ailleurs, à côté des vers prophetiques de Delille, il s'en trouvait d'autres, notamment les deux suivants, également adressés au monarque Russe, mais dans lesquels l'ancien évêque d'Autun ne pouvait pas trouver le même à-propos.

Ta sagesse saura combien est dangereux
Le succès corrupteur des attentats heureux.

D'ailleurs un objet bien plus important l'occupait. On a vu quelle raison il avait de m'attendre avec impatience. Dès qu'il me vit paraître, sans me faire une question, sans demander le contenu de mon påquet, il le saisit brusquement et le porta dans le cabinet où l'empereut Alexandre s'était de nouveau retiré avec son ministre Nesselrode, pour préparer ses dépêches. Reste seul dans l'antichambre, je pris le parti d'entrer dans le salon, où se trouvaient la princesse Talleyrand et d'autres dames. Je leur montrai aussitôt mon

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en lui montrant la Déclaration voilà un engagement

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pris. Beaucoup de Français se sont compromis sur ma parole; je serais au désespoir qu'un seul fût victime pour y avoir cru. Du • reste votre maître sera traité « avec beaucoup d'égards, vous pou« vez l'en assurer... Le czar ne voulut rien ajouter à cette explication; et ce fut en vain que Caulaincourt revint à la charge, disant qu'il avait parcouru tout Paris, qu'il n'avait pas vu distribuer ni afficher un seul exemplaire de la Déclaration; le silence d'Alexandre l'obligea de sortir. Talleyrand, étant alors entré dans le cabinet, revint bientôt dans le salon, où il dit, avec une expansion, une joie qu'on ne lui avait jamais vue : « M. de Caulaincourt est

présenter en ce moment même à l'em-«C'est trop tard, répondit Alexanpereur. Elles approuvèrent ce projet, en louèrent beaucoup l'à-propos, et ne doutèrent pas que cet hommage ne fût très-bien accueilli. J'en étais là quand MM. de Nesselrode et Talleyrand, sortant du cabinet de l'empéreur, entrèrent dans le salon. Je leur présentai aussitôt mon livre, et après en avoir lu les derniers vers, je leur fis remarquer combien il serait utile dans un pareil moment de le mettre sous les yeux de S. M. Mais ce fut en vain; tous les deux me parurent fortement préoccupés; ils me répondirent à peine, et M. de Talleyrand, preuant dédaigneusement mon volume, le mit dans les mains du ministre russe, qui se chargea de le présenter à son maître. Dès lors je n'eus plus rien à dire, et toutes mes illusions tombèrent. Je vis bientôt d'ailleurs d'où venaient les préoccupations de ces messieurs, et je compris que l'objet en était plus important que la présentation de mon volume, quel qu'en fût l'opportunité. On vint les avertir que M. de Caulaincourt se présentait. Cette fois, il n'était plus possible de l'éloigner. Il venait d'après une invitation de l'empereur Alexandre, donnée la veille à Bondi, et depuis cinq heures il attendait... Du reste, tout était préparé pour sa réception. L'empereur avait reçu les cent exemplaires de la Déclaration bien et dûment corrigée, complétée, et l'on n'avait pas manqué de lui dire qu'elle était publiée, affichée, connue de tout Paris! enfin, le grand prestidigitateur pouvait dire: Mon tour

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définitivement éconduit..... » Et s'adressant à moi : « Il faut que tout Paris sache cela sur-le-champ ; allez répandre et publier partout vos affiches. Vous avez rendu un grand service au roi que vous aimez tant !» Je sortis très-satisfait, comme on doit le penser, mais bien persuadé, que, si nous aimions réellement le roi tous les deux, ce n'était pas de la même manière (23).

(23) J'étais occupé en ce moment de tant et de si grandes choses que je ne ongeais guère, je l'avoue, a mes affections ni à mes intérêts personnels. Mais le public, qui avait été témoin de tout ce que j'avais fait, des perils que j'avais courus uniquement par zèle pour la cause monarchique, ne douta pas que j'y eusse été porté par d'autres motifs. Mais je dois dire ici hautement, et sans crainte d'être démenti par uu

seul des témoins encore vivants, que cette

Il ne fut pas difficile de comprendre que ces dernières paroles du prince de Bénévent, dites en apparence dans un esprit de bienveillance, étaient inspirées par la connaissance qu'il venait d'avoir de mes rapports avec les commissaires du roi, en qui il voyait surgir une autorité rivale de la sienne. Cependant cette autorité, que peu de personnes connaissaient alors, et qui, quoique l'on en ait dit, n'était que bien faiblement appuyée par les étrangers, ne devait pas être fort redoutable pour l'homme qui avait si bien su captiver l'empereur Alexandre, l'homme que les rois confédérés venaient de charger de la création d'un gouvernement, de l'établissement d'une constitution!

Tout n'était pas fini cependant, et le grand diplomate ne se le dissimufait point. Ce fut alors que, redou

mémorable affiche d'un acte qui a fixé le sort du monde, sur lequel a été long-temps fondé le droit public de l'Europe, que seul j'avais osé imprimer et publier au milieu des plus grands périls, et lorsque toutfencore était incertain, ue m'a été payée sur ma facture que par une ordonnance du gouvernement provisoire, au même prix et de la même manière que l'eût été celle d'une maison à vendre! Comme un mois plus tard, lors de l'arrivée de Louis XVIII, je fus autorisé par ce prince à preudre le titre d'imprimeur du roi, on pensa généralement que c'était la juste récompense des services rendus le 31 mars; mais ce fut une erreur, puisque ce titre m'avait été donné quinze ans auparvant par Monsieur, comte d'Artois, alors lieutenant-général du royaume, pour d'autres services nou moins honorables et non

moins périlleux. L'ordonnance royale qui m'autorisa à le prendre en 1814 ne fut done point une faveur nouvelle, mais la coufirmation de celle qui m'avait été accordée en 1800, ainsi qu'à mon associé Giguet, ce qui fut vérifié sur les registres de la maison du roi, venus d'Hartwell. Je dirai ailleurs comiment ce titre, qui n'a jamais été pour moi que purement honorifique, me fut retiré par suite du ridicule système adopté le 5 septembre 1816, qui a perdu la monarchie, et dont Talleyrand fut encore un des appuis et des créateurs,

blant d'activité et de prévoyance, il se montra véritablement habile. Jusque-là il avait bien réussi à faire entrer dans ses vues l'empereur Alexandre, mais les irrésolutions que ce prince montrait encore, même depuis la Déclaration du 31 mars, lui donnaient de l'inquiétude. Caulaincourt, lorsqu'il revint de Fontainebleau avec les maréchaux qui apportèrent l'abdication et demandérent la régence, avait osé lui dire que cette Déclaration publiée si précipitamment avait été arrachée à sa bonne foi. Le czar fut tellement ébranlé par cette apostrophe et par la véhémence du discours de Macdonald, qui avait été chargé de porter la parole, qu'il ne put cacher son émotion, et déclara qu'il prendrait conseil de ses alliés et du gouvernement provisoire, ou plutôt de Talleyrand, qui en était alors véritablement à l'apogée de son crédit auprès du monarque russe. Un conseil fut en effet convoqué, et le roi de Prusse, le prince de Schwartzenberg, les membres du gouvernement provisoire et quelques intimes y furent appelés. Le général Dessoles et Talleyrand y parlèrent avec beaucoup de force contre la régence. . grands intérêts, dit celui-ci, repo• sent sur le système impérial; mais serait-il si difficile de les faire adopter à la restauration, et n'est-ce • pas là le but de la constitution?» On ne peut pas douter que, dans les intérêts de l'empire, le rusé président ne comprît tous ceux de la révolution, et par là s'explique le but de toutes ses intrigues. Il termina la discussion par ces paroles décisives: Napoléon ou Louis XVIII! Tout le reste n'est qu'une intrigue. Un aide de camp qui, dans la même séance, apporta la nouvelle de la dé

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De

fin aux irrésolutions du monarque russe, et le lendemain Caulaincourt fut invité à ne plus revenir dans la capitale. Cétait encore Talleyrand qui avait préparé cette défection de Marmont, par Montessuis son aide de camp, comme aussi celle du maréchal Oudinot, par Lamotte, beau-frère de Laborie. Cette circonstance ajouta beaucoup à son crédit auprès d'Alexandre, et l'on peut dire sans exagération qu'il se trouva alors, sans obstacle, maître de toutes choses.

fection du corps de Marmont, mit sans attenter à sa vie. Comme la paix n'était pas faite et que les cruelles lois de la guerre n'interdisent pas absolument de pareils moyens, le czar y donna son approbation; mais la paix ayant été faite avant que Maubreuil eût rien tenté, on ne pensa pas à retirer les pouvoirs qu'on lui avait donnés, et cet insensé jugea à propos de s'en servir, non pour enlever Napoléon, comme il avait proposé de le faire, mais pour dévaliser les équipages de la reine de Westphalie, au moment où cette princesse s'éloignait de Paris, et il lui enleva des bijoux dont les caisses vides furent envoyées au commissaire du roi Semallé, que l'on voulut par là compromettre aux yeux de l'empereur de Russie, parent de la princesse, et qui lui portait un vif intérêt. Maubreuil fut arrêté, puis transféré dans plusieurs prisons et traduit devant divers tribunaux, où, semblant préférer le rôle d'un assassin à celui d'un voleur de grand chemin, il déclara hautement que Talleyrand lui avait donné la mission d'attenter à la vie de Napoléon; mais qu'il ne s'en était chargé que pour le sauver. Ne cessant pas de vociférer en tous lieux contre lui les injures les plus atroces, il profita d'un moment de liberté qui lui avait été donné, pour l'attendre à la porte de l'église SaintDenis, et lui appliqua un violent soufflet dans le moment où il allait remonter en voiture. Puis il se rendit chez le commissaire de police, où il fit et signa une déclaration authentique de cette audacieuse attaque et des motifs qu'il avait eus pour la faire. Ne pouvant donner ici tous les détails de ce fait, l'un des plus remarquables de la vie de Ch. Maurice de Talley- ́ rand, nous les renvoyons aux Documents historiques qui terminent le

Il ne lui restait plus qu'un sujet d'inquiétude; mais celui-là était grave. C'était la haine de Napoléon, trop hautement manifestée, qui l'avait jeté dans tant de complots et d'intrigues. La crainte d'un trop juste ressentiment n'avait pas cessé de le poursuivre, et il le redoutait d'aulant plus qu'il ne pouvait se dissimuler qu'il en avait beaucoup aug. menté les causes. Pour se tirer d'une telle sollicitude, les moyens les plus violents lui auraient convenu, lorsque le fameux Maubreuil, poussé par un zèle fanatique ou par tout autre motif, vint lui proposer d'attirer Napoléon dans un guet-apens et de le mettre pour toujours à l'abri de ses ressentiments. Cette proposition, faite par l'entremise de Laborie, fut aussitôt acceptée. Une forte somme fut promise à Maubreuil; il fut au. torisé par les trois puissances confédérées à requérir l'assistance de leurs troupes; et cette autorisation lui fut donnée par écrit. Cependant on s'était bien gardé de tout dire à l'empereur Alexandre, dont on connaissait trop le noble caractère; et il avait fallu, pour obtenir son consentement, lui persuader qu'il ne s'agissait que d'un enlèvement à main armée, qui mettrait Napoléon à sa disposition

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