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suffi à provoquer l'éclosion, dans le monastère, de vocations artistiques à l'état latent et à y faire surgir tout un personnel d'orfévres. De ces souvenirs, de cette impression, on ne trouve du reste aucune trace dans le récit des quatre pélerins. Ils notent les intempéries des saisons, la dureté du climat, la différence du langage, les offices et les cérémonies de la contrée visitée, l'abondance des reliques, l'importance de quelques édifices; mais ils traduisent surtout leurs sentiments pieux et ne s'étendent guère que sur leurs démarches et sur le bon accueil de leurs hôtes. Nous venons de relire tout le document et nous n'y avons pas trouvé un seul mot qui puisse être l'écho d'une émotion artistique ou qui reflète simplement une impression quelconque de cet ordre.

Pourquoi, du reste, la vue de quelques châsses exposées aux regards dans les églises rhénanes eût-elle si vivement frappé nos voyageurs? N'avaient-ils pas occasion d'en admirer dans leur pays et n'était-ce pas, pour des moines du diocèse de Limoges, un spectacle familier que celui-ci? On sait combien d'objets de cette nature sont mentionnés dans la très ancienne Vie de saint Martial et les chroniques du monastère construit sur le tombeau de l'apôtre d'Aquitaine. Pour ne parler que de Grandmont, peut-on mettre en doute que, dès cette époque, l'église du chef d'ordre ne possédât nombre d'objets précieux. En 1182, c'est-à-dire quelques mois après le retour des religieux envoyés à Cologne, le continuateur de Geoffroi de Vigeois signale le pillage du trésor par Henri-le-Jeune, et il indique suffisamment la nature d'une partie des richesses de ce trésor en énonçant cette particularité que le prince enleva jusqu'à la colombe d'or destinée à renfermer l'eucharistie et donnée par son propre père, le roi Henri II, au monastère. On a déjà mentionné plus haut le don, fait par le même Henri II, d'une croix richement ornée, à la maison Grandmontaine de La Haye d'Angers.

Nous avons cité plus haut un passage des Annales qui permet de supposer que, dès avant l'envoi de religieux à Cologne, il existait à Grandmont un atelier monastique d'orfèvrerie et par conséquent une école. Mais c'est seulement, semble-t-il, après la canonisation de leur fondateur que le génie des religieux artistes va prendre son essor. C'est le splendide décor de l'autel majeur de l'église qui donnera la mesure de leur sens artistique et de leur habileté. On a souvent parlé de cet autel jamais, croyons-nous, avec assez de détails. Sa composition et son ornementation méritent d'être attentivement étudiées; car constitue à lui seul la page principale de l'histoire de l'orfèvrerie Grandmontaine et il n'a pas existé, dans toute la province, de monument plus important et plus magnifique de la grande orfévrerie appliquée à la décoration des édifices religieux.

V

Les rétables d'orfèvrerie émaillée n'étaient pas rares autrefois. A Limoges même, le vieil autel de Saint-Pierre-du-Sépulcre était de cuivre ciselé, doré et émaillé, décoré de figures en relief (1). Dans les temps anciens, la basilique de Saint-Martial avait possédé des monuments analogues, plus précieux encore: on sait en effet que, au nombre des objets enlevés par Henri-le-Jeune, lors du pillage du trésor, se trouvaient la table d'or du sépulcre, ornée de cinq images et celle du maître autel, aussi en or très pur, décorée des figures de notre Seigneur et des douze apôtres; mais aucun morceau de ce genre ne paraît avoir eu l'importance artistique du grand autel de l'abbaye de Grandmont.

Il y a plusieurs raisons de penser que ce grand ouvrage n'a été exécuté qu'après la relévation des ossements de saint Etienne de Muret. La châsse où étaient déposées ces reliques occupait en effet, dans ce grandiose ensemble, une place d'honneur qu'on n'avait pu lui assigner après coup. L'installation des châsses, si elle n'avait pas été prévue par l'artiste, aurait profondément modifié l'aspect de son œuvre. Il est même impossible qu'on eût pu les y ajuster sans faire subir au rétable et à son ornementation primitive les plus regrettables détériorations. Ajoutons que la plupart des reliques contenues dans ces châsses n'étaient pas à Grandmont avant 1181. L'unité évidente de cette œuvre capitale; les rapports qu'offraient, avec l'ornementation du rétable, celle du reste du choeur, où nous allons voir figurer, dans le décor des voûtes, des plaques de cuivre doré; la probabilité non seulement de l'exécution, mais aussi de la conception sur place de ce maître autel, nous semblent autant d'arguments en faveur de notre hypothèse de l'existence d'une école d'orfèvrerie dans le monastère. Il faut toutefois reconnaître que les premiers chroniqueurs de l'ordre ont négligé de consigner dan

(1) M. Desmarets, auteur des Ephémérides de la généralité de Limoges, publiées en 1765, parle en ces termes de cet intéressant monument (P. 147):

« Le rétable de l'autel (de la chapelle souterraine du tombeau) est orné de petites plaques de cuivre un peu émaillées et relevées en bosse, qui annoncent une grande antiquité. »

Que devint cet autel lors de la démolition de la basilique? Eut-il le sort de tant d'autres œuvres précieuses et l'envoya-t-on au chaudronnier?

leurs ouvrages la date à laquelle fut exécuté ce monument. Dans ses Annales, Levesque relève à juste titre une aussi fâcheuse omission. Tout ce qu'il a pu apprendre de ses devanciers sur ce point, c'est que l'autel, comme la plupart des richesses du trésor : châsses, reliquaires, pierreries, était dû aux libéralités d'Henri II et de son fils et successeur au trône d'Angleterre : Richard-Coeur-de-Lion (1). On peut entendre par là ou bien que l'autel en question, comme les autres objets donnés par ces deux princes, a été exécuté pour l'église hors du monastère, ou bien qu'il a été élevé à Grandmont à leurs frais. Nous adoptons la seconde explication sans nous dissimuler que la première pourra sembler à d'autres personnes plus acceptable. Nous répéterons toutefois qu'il nous paraît difficile que cette décoration n'ait pas été conçue sur place et spécialement en vue de l'église du chef d'ordre.

Nous possédons plusieurs descriptions de l'autel majeur de la grande église de Grandmont : la plus ancienne est celle que donne Pardoux de La Garde au fol. 121 ro de ses Antiquités; on en trouve une autre dans les Annales de Levesque (p. 197 et suivantes) enfin l'Inventaire (1771) auquel M. de Lépine, subdélégué de l'intendant, dut procéder après la suppression de l'abbaye et son union à la mense épiscopale de Limoges, nous indique l'état dans lequel se trouvait ce précieux monument depuis son transfert dans la nouvelle église, construite de 1733 à 1768.

VI

Pardoux de La Garde va d'abord nous faire connaître la disposition du chœur et l'aspect général du monument. Après avoir donné les dimensions de l'église (2), il continue sa description en

ces termes :

«Ceste esglise est belle par excellence pour la grandeur qu'el' ha; et la voulte d'ycelle n'est supportée d'aulchuns pilliers comme sont aultres esglises, fors que de quatre pilliers ou coulonnes, qui

(1) Anni quibus hæc gesta sunt non notantur, sicut nec quando Henricus pater, seu postea Richardus filius, ipsum Grandimontis sacrarium tot pretiosis vasis, gemmis, capsis et præsertim sumptuosissimo altari adornarunt. (LEVESQUE, Annales, p. 133).

(2) Quatre-vingt-quinze « grandz pas ou jambers (enjambées) de longueur, sur douze de largeur, et quinze grandz toises de hault, dans œuvre. »

sont fort beaulx et excellentz, que sont aux quatre angules du grand autel, joignant le premier degre d'ycelluy... Sur chascun desdictz pilliers sont huyet arcz entrelassez sur le hault, portant ladite voulte, et sont en nombre, sur les quatre pilliers, XXXII arcz, entre lesquelz, in caput anguli, sont de grandz platines de cuyvre doré, ou sont engravées de grandz rozes, anciennes armoyries d'Angleterre, fondateurs (sic) dudit monastere.....

>> Entre ces quatre excellentz pilliers est ledit grand autel, et tant le contretable (1) que le davant d'ycelluy est de cuyvre doré esmailhé ; et y sont les hystoires du vieux et nouveau testament, les treze apostres et autres sainctz, le tout eslevé en bosse et enrichi de petitte pierrerie: le tout fort bien ouvré et excellent, aultant ou plus riche que si le tout estoit d'argent ».

- Le grand autel, dit à son tour Levesque, est placé entre quatre belles colonnes; il est en cuivre doré, repoussé, et d'une valeur inestimable par l'épaisseur de la couche d'or « de ducat » qui le recouvre et par les pierres précieuses dont il est décoré. On y voit en relief, dans une véritable garniture de pierreries, les douze apôtres, les mystères (2) de la Passion de Notre-Seigneur et aussi les scènes particulières de la vie de saint Etienne. Mais ce qui recommande

(1) Ce mot a fait tomber le savant abbé Texier dans une erreur singulière. L'auteur du Dictionnaire d'orfévrerie a induit de l'emploi du terme contretable, dans la description de Pardoux de La Garde, que les deux faces de l'autel de Grandmont étaient revêtues de la mê Mcoration émaillée. Partant de là, il en a donné la description suivante dans les Annales archéologiques de Didron, t. IV, p. 288:

« Sur la face antérieure, Notre-Seigneur, assis au centre, tenait un livre et bénissait, entre les symboles des évangélistes; à ses côtés, les apôtres siégeaient sur des trônes. Toutes ces figures, en haut relief, étaient ajustées sur un fond émaillé et orné de pierreries. La face postérieure se divisait en deux zônes : dans la zône inférieure, la vie de saint Etienne de Muret se déroulait parallèlement à la vie du Sauveur, représentée au-dessus. Ces scènes, en émail incrusté, sur fond de cuivre doré, étaient encadrées par des arcades à plein cintre, couronnées de consoles. Un ciboire gigantesque et de même matière surmontait cet autel..... »

Selon nous, le mot contretable s'applique au rétable proprement, dit à la paroi à laquelle l'autel était adossé; il est opposé au mot table, qui indique l'autel même et spécialement la parement faisant face au public.

(2) Le mot mystère s'entendait autrefois de toute représentation figurée des scènes de la vie de Jésus-Christ. Nous avons entendu, à Perpignan, désigner sous ce nom des groupes en plâtre ou en bois, reproduisant la Crucifixion, la Résurrection, etc., qu'on porte dans les processions sur des brancards.

surtout la basilique de Grandmont à la vénération des fidèles, c'est la quantité de corps saints qui y reposent. On ne compte pas moins de cent dix-huit (1) reliques attachées au grand autel (2). »

La voûte du chœur menaçait ruine au xvII° siècle, et une des colonnes qui la supportaient était tombée; l'abbé Georges Barny fit, en 1643, relever cette dernière et restaura complètement l'abside (3). Il n'est pas question de l'autel à cette époque; mais le P. Bonaventure de Saint-Amable, dans son grand ouvrage sur saint Martial (t. III, p. 459), nous en donne, en deux mots, une description qu'il faut rappeler, pour être complet :

« Le grand autel est entre quatre belles colonnes et est fait de cuivre doré, où les douze apôtres sont représentez, et les mysteres de la Passion de Notre-Seigneur, et les gestes de saint Estienne de Muret. »

Ce précieux monument, comme l'édifice lui-même, devait porter les cicatrices du temps, de la guerre et de l'abandon. Son déplacement, après la construction de la nouvelle église, ne put s'effectuer sans de nouvelles détériorations.

L'état du trésor, fourni le 18 septembre 1770 à l'archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, par le prieur et la communauté, mentionne cet autel d'une façon assez sommaire :

<< L'ancien autel de l'église, faisant aujourd'hui une chapelle dans la nouvelle le tout en bronze, doré et émaillé, devant d'autel garni de figures et pierreries; gradins et collatéraux; le reste en figures. >>

(1) Levesque dit ailleurs cent huit seulement: usque ad numerum octo supra centum (Annales, p. 122).

(2) Ecclesiæ seu basilicæ Grandimontis fusior in Annalibus habetur descriptio. Sexaginta longitudine, et septemdecim latitudine habet passus, quorum quilibet longitudine tripedalis est. Inter quatuor speciosissimas columnas situm est majus altare, conflatum ex aurichalco seu cupro deaurato, auri ducalis densitate inestimabili gemmisque insignito, cui insculpuntur velut in vnibones (sic) * gemmarum, duodecim apostoli, insuper et Dominicæ Passionis mysteria nec non pecularia sancti Stephani gesta..... Quod denique maximam Grandimontensi basilicæ commendationem affert, numerus est reliquiarum Sanctorum ibidem quiescentium: centum enim et octodecim nominantur, majori altari infixæ. (Ibid., p. 97).

(3) Barnius...., anno 1643....., ipsius basilicæ fornicem casum portendentem splendide concameravit, atque columnam juxta majus altare eversam, expertissimorum artificum opera reparavit. (LEVESQUE, Annales, p. 400).

* Il y a là une faute évidente, mais qu'il est difficile de corriger. Ne pourrait-on pas lire munitiones?

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