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était des plus austères. Les religieux, voués uniquement à la prière et à la contemplation, gardaient, sauf au cas d'absolue nécessité, un rigoureux silence. Les lettres ne furent jamais fort en honneur dans leurs maisons: la prédication ni l'enseignement, non plus que les œuvres de charité corporelle n'étaient leur lot. Les liens de la charité spirituelle seuls les unissaient aux autres hommes. Les Grandmontains, à l'origine, vivaient par groupes de deux ou trois frères, dans des ermitages qui se transformèrent bientôt en petits couvents. La communauté du monastère chef d'ordre, seule, était nombreuse; elle comprenait des religieux proprement dits et des frères convers chargés du soin du temporel. Il est fort admissible que des artistes et des ouvriers appartenant à l'une ou l'autre de ces catégories aient consacré chaque jour quelques heures à fabriquer, pour l'église de Grandmont et pour les celles voisines tout au moins, les vases sacrés et les ustensiles liturgiques nécessaires à la célébration du culte. Les premiers monastères se sont toujours efforcés, comme on sait, de suffire eux-mêmes à tous leurs besoins. Les Grandmontains poussèrent fort loin leur sollicitude à cet endroit : la rigueur de leur observance et le caractère érémitique de leur institut devaient leur faire rechercher, plus encore qu'aux autres ordres religieux, les moyens d'éviter le contact du monde extérieur.

A Grandmont, tout est humble et pauvre au début. Les constructions élevées par les disciples de saint Etienne consistent en de simples cellules où le religieux est à peine abrité des intempéries des saisons. Assez longtemps après la mort du fondateur, ses restes, déposés, depuis leur translation de Muret à Grandmont, au milieu du chœur de l'église, devant l'autel (1), sont encore renfer

(1) Reconderunt subtus presbyterium, ante altare. Manuscrit du XII° siècle conservé au séminaire de Limoges, provenant de l'abbaye de Grandmont et appelé, improprement peut-être : Speculum Grandimontis. Le Speculum, œuvre de Gérard Ytier, septième prieur général, réunissait non-seulement les documents relatifs à la vie et aux miracles de saint Etienne, mais aussi des leçons et commentaires sur l'Écriture sainte et l'esprit de la Règle. Il formait deux volumes au rapport de Levesque (p. 11 et 184). Ces deux volumes auraient été peu considérables, si c'est bien leur réunion qui a constitué le manuscrit du Séminaire, (celui-ci n'a pas deux cent feuillets) et ils ne justifieraient guère l'expression miræ amplitudinis, dont se sert l'annaliste en en parlant. Au surplus il semble résulter de quelques annotations, en particulier d'une note à l'encre rouge en marge du feuillet 59 du livre des Antiquités de Pardoux de La Garde, que le Speculum contenait certaines pièces historiques, entre autres l'Itinéraire des religieux envoyés à Cologne; or, le manuscrit du Séminaire ne contient aucun de ces documents.

més dans un simple cercueil de bois (1), et c'est le quatrième prieur général, Etienne de Liciac (1139-1163) qui, vers la fin de son administration, fait déposer ces précieux ossements dans un tombeau de pierre, au cloître.

L'église, commencée en 1125, se construisait sous Etienne de Liciac, et il est fait mention à cette époque, dans le Récit des miracles de saint Etienne, d'un accident survenu à Gérard, maître de l'œuvre, qui, précipité du haut des voûtes sur le pavé, fut sauvé par l'intercession du saint (2). Cette église, couverte de plomb, grâce à la munificence de Henri II, roi d'Angleterre (3), n'était pas entièrement terminée, à ce qu'il semble, lorsque Pierre, archevêque de Bourges, assisté de plusieurs autres prélats, en fit la dédicace le 4 septembre 1166 (4). A coup sûr la décoration intérieure n'était pas achevée à cette époque. Peut-être est-elle postérieure au pillage du trésor par Henri-le-Jeune (1182). Nous reviendrons plus loin sur ce sujet.

Le fondateur de l'ordre de Grandmont fut canonisé en 1189 et ses restes, relevés de terre, portés processionnellement tout autour du cloître, furent déposés sur le grand autel de la basilique (5). On les avait renfermés dans un coffret ou châsse que les fidèles, introduits ce jour-là dans l'intérieur du couvent, disputèrent aux religieux l'honneur de porter sur leurs épaules (6). Une miniature du XIIe siècle, qu'on trouve à un précieux manuscrit provenant de

(1) Tunc reliquiæ Beati Stephani erant absconditæ in quodam vase ligneo (Annales, p. 114).

(2) Tempore Stephani de Liciaco, venerabilis quarti prioris Grandimontis, edificabatur ecclesia in Grandimonte. Accidit autem... cum operarii quendam lapidem magnum ac quadratum sursum in altum deferrent, obviam habuerunt Geraldum, magistrum operis ipsius, quem inviti et ignorantes incaute expulerunt a summitate arcium; corruit in terram, etc. Manuscrit du Séminaire, p. 56).

(3)

Henricus, nulli regum pietate secundus,

Plumbea tecta locans, pavit agrosque dedit.

(4) Anno millesimo centesimo sexagesimo sexto dedicata est ecclesia Beate Marie Grandimontis, etc. (Le F. PARDOUX DE LA GARDE, Antiquités de Grandmont).

(5) Venimus ad locum ubi corpus beati Stephani cum digno honore humatum jacebat. Tunc, domino Legato jubente atque precipiente, a terra elevatur et per claustrum cum magna veneratione, cereis ardentibus ac turibulis fumigantibus portatur... in ecclesiam deducitur et super altare Beate Marie honorifice ponitur. (Ibid., p. 84).

(6) Cum loculum portaret per claustrum cum ceteris ad processionem, in quo erant reliquie corporis beati Stephani. (Ms. du Séminaire, p. 96).

la bibliothèque de Grandmont et acquis par le Séminaire de Limoges, montre cette châsse élevée par deux évêques, qui se préparent à la placer sur une sorte de reposoir (1): elle affecte exactement, comme nos fiertes des x et xme siècles, la forme d'un édicule rectangulaire à toiture à deux versants: la seule face visible est ornée d'arcatures à plein cintre séparées par des lignes verticales qui peuvent indiquer des colonnettes. Le toit est décoré d'un dessin à losanges, avec des points ou des besans au centre. Enfin une sorte de pomme, d'un assez vilain effet du reste, surmonte chacun des pignons.

III

Huit ans avant la canonisation de Saint-Etienne et la relévation de ses restes, en 1181, à la suite d'une visite faite au monastère par Gérard, abbé de Sieburg, venu en pélerinage à Roc-Amadour, avec un moine de son abbaye et un chanoine de Bonn, quatre religieux de l'ordre deux prêtres et deux convers, avaient été envoyés à Cologne, avec la mission de solliciter, pour l'église de Grandmont, quelques reliques des vierges martyres, compagnes de sainte Ursule. La relation du voyage de ces religieux, écrite par eux-mêmes, a été conservée. Le plus ancien manuscrit où on la rencontre aujourd'hui est le Recueil des antiquités de Grandmont. Il semblerait résulter, d'une note marginale à l'encre rouge, que Pardoux de La Garde avait extrait cette pièce du Miroir de Grandmont, ouvrage composé par Gérard Ythier, septième prieur général (1189-1198), et renfermant de précieux documents sur les origines de l'institut et l'esprit de son fondateur; toutefois l'annaliste de l'ordre, Jean Levesque, qui avait étudié à fond les archives de toutes les maisons de l'observance et souvent feuilleté le Speculum Grandimontis, mentionné plusieurs fois au cours de son ouvrage, n'indique pas qu'on trouvât de son temps ce document au Miroir, et ne paraît pas l'avoir vu ailleurs que dans la compilation de Pardoux (2). Il faut en conclure qu'à la date de 1662, il n'existait plus aucune des copies faites au moyen-âge de l'Itinéraire des frères envoyés à Cologne.

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(1) Nous avons publié un dessin de cette miniature (L'Orfévrerie et les orfécres de Limoges. Limoges, ve Ducourtieux, 1886).

(2) Historia apud Pardulphum fusissime per ipsosmet quatuor fratres Coloniam missos descripta legitur. (LEVESQUE, Annales, p. 117).

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Le texte de Pardoux acquiert donc, pour nous, une autorité et un prix considérables.

C'est au folio 59 recto du Recueil des Antiquités de Grandmont, conservé aujourd'hui au Séminaire de Limoges, que commence cette intéressante relation (1). Elle n'occupe pas moins de trente-trois pages et ne finit qu'au bas du recto du feuillet 75. L'écriture se lit aisément. L'abbé Texier a connu ce texte et y a eu recours pour collationner le document, qu'il a publié dans son Manuel d'épigraphie, (2) d'après une copie plus moderne, présentant toutefois un caractère d'authenticité, puisqu'elle avait été collationnée sur deux anciens textes par le F. Antoine Desthèves, secrétaire de l'abbé général de Grandmont et qu'elle était revêtue de la signature de l'abbé de La Marche de Parnac lui-même. Il a pu également consulter deux copies exécutées par l'abbé Legros (3), au dernier siècle, d'après un manuscrit appartenant à M. de Lépine.

La relation dont il s'agit constate que les reliques données aux religieux par l'évêque de Cologne, par divers monastères et même par des particuliers, furent rapportées dans des vases à liquides ·lagenis — (4) d'argile probablement. Aucune mention n'est faite de coffrets ni de reliquaires, et on peut être certain que s'il leur en eût été donné soit à Cologne, soit dans une autre ville de leur itinéraire, les envoyés n'eussent pas manqué de mentionner le fait. Mais pas plus à cette date qu'à une autre, il n'est parlé d'aucun objet d'orfévrerie, d'aucun reliquaire ou ustensile liturgique donné au monastère ou acquis par lui, qui provînt des pays Rhénans. Peut-on admettre que les chroniques se fussent tues sur un fait de nature à rehausser la gloire de Grandmont, alors qu'elles enregistraient avec soin les moindres offrandes? Pourquoi n'auraient-elles point parlé des châsses allemandes du trésor de l'abbaye, elles qui rappellent avec complaisance le voyage de Cologne, et qui n'omettent ni la riche ornementation et l'inscription grecque du reliquaire de

(1) Elle porte pour titre, au manuscrit de Pardoux de La Garde: Itinerarium fratrum ad Virgines et translatio earum a Colonia, et exceptio in Grandimonte.

(2) Manuel d'épigraphie, suivi du Recueil des inscriptions du Limousin. - Poitiers, Dupré, 1851, p. 348.

(3) Une de ces copies, qui se trouvait à la page 600, tome I de ses Mélanges manuscrits, et que nous croyons nous souvenir d'avoir vue il y a une douzaine d'années, a disparu; du moins n'avons-nous pu la retrouver il y a un mois.

(4) In lagenis honestissime repositis (Antiquités de Grandmont, fol. 72, ro).

la Vraie Croix, envoyé en 1174 au sixième prieur général, Guillaume de Trahinac, par Amaury, roi de Jérusalem (1), ni la dorure et les pierreries qui recouvrent le fragment du même bois donné vers cette époque, à la maison Grandmontaine de La Haye d'Angers, par le roi d'Angleterre Henri II, son fondateur (2).

IV

Avant leur voyage à Cologne, les Grandmontains possédaient donc déjà d'intéressants ouvrages d'orfévrerie; ils en fabriquaient aussi suivant toute vraisemblance, puisqu'une partie des reliques rapportées des bords du Rhin par les quatre envoyés du monastère furent, tout aussitôt, expédiées dans des reliquaires de cuivre doré (3), à diverses maisons de l'ordre, entre autres à la celle de Mathons, près Joinville. Mathons passait pour avoir possédé dès 1181 des reliques des compagnes de sainte Ursule (4). La distribution avait donc été effectuée l'année même du retour des religieux, et il est impossible d'identifier les reliquaires de cuivre doré mentionnés par Levesque, sans aucun doute d'après d'anciens titres, et distribués à des maisons de l'observance dès 1181, avec les vases ou cruches ayant servi au transport des reliques de Cologne en Limousin. On ne saurait imaginer non plus qu'en quelques mois ou en quelques semaines les souvenirs rapportés par les moines. voyageurs de leur séjour aux pays Rhénans et l'impression produite sur eux par les œuvres d'art des églises de cette contrée aient

(1) Crucem quam rex Amalricus cum aureo contulit phylacterio. (Ancien martyrologe de Grandmont cité par du Cange Glossaire, t. VII, p. 109. - Indépendamment des renseignements donnés par les chroniques de l'ordre et les inventaires du Trésor, on possède la description de la relique et du reliquaire dans un opuscule spécial: Description de la Vraie Croix de l'abbaye de Grandmont, par F. OGIER. Paris, Hénault, 1658. (2) Ex libris Hayæ Andegavensis constat eundem Amalricum aliam crucis portionem dedisse Henrico II, Angliæ regi, qui eandem gemmis cum deaurato filacterio ornatam donavit prioratui de Haya. (LEVESQUE, Annales, p. 138).

(3) Cum aliis reliquiis, quarum nonnullæ per ordinem datæ sunt, cupro deaurato inclusæ, præsertim apud cellam Mastonis. (Ibid., p. 447).

(4) Ibid., p. 444, 445 : de MatHONIS. V. aussi L. GUIBERT, Destruction de l'ordre et de l'abbaye de Grandmont, p. 862. Limoges, ve Ducourtieux. 1877, in-8°.

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