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faire abstinence avec lui. Sans atteindre des proportions aussi pantagruéliques, le commun des mortels mangeait fortement. L'appétit des voyageurs, aiguisé par la marche, l'insomnie, la fatigue, devait, à chaque relai, trouver de quoi se satisfaire, à quelque heure que ce fût. Et l'on n'y manquait pas, au grand étonnement de quelques Anglais, habitués à un repas matinal plus sommaire, comme sir John Carr qui, passant à Mantes à 8 heures du matin, voit avec admiration ses compagnons de route engloutir un potage, une volaille, un quartier de viande, pendant que lui-même se contente d'une flutte trempée dans un peu de café. « Quel heureux peuple, s'écrie-t-il! Toujours prèt et à toute heure. »

On s'est demandé comment les auberges s'approvisionnaient si largement. Cette abondance tenait à ce que, le plus souvent, l'hôtelier puisait ses ressources sur lui-même, dans son jardin, dans sa basse-cour, dans son étable, dans son poulailler, dans son clapier, dans « sa cour » dirons-nous, puisque nous sommes en Normandie. Ajoutons qu'en ces temps heureux, les rivières étaient poissonneuses, le gibier abondant. Enfin, chacun tenait à faire honneur à sa réputation. Aussi, citait-on avec mépris cet aubergiste d'Yvetot qui répondait à un voyageur demandant de la moutarde J'en suis désolé, je n'en ai plus. Si vous étiez venu il y a seulement trois semaines, vous en auriez eu. »

A plusieurs reprises, on l'a peut-être remarqué, nous avons invoqué le témoignage d'Anglais. C'est qu'à cette époque les Anglais étaient de beaucoup les plus nombreux à voyager pour leur agrément. Plusieurs nous ont laissé les récits de leurs promenades à travers la France. Généralement, ils arrivaient par Calais ou par Boulogne et venaient d'abord à Paris. Puis, de là, quelques-uns rayonnaient, poussaient jusqu'en Normandie. Assez fréquemment aussi, pour retourner chez eux, ils venaient à Rouen, d'où ils gagnait Honfleur, en passant par Pont-Audemer. Les guerres de la Révolution et de l'Empire interrompirent natu rellement cet exode. Toutefois, pendant la courte trève qui suivit la paix d'Amiens, ils se précipitèrent nombreux, autant pour voir les bouleversements produits par la Révolution que dans l'espoir de contempler, fût-ce de loin, l'être prodigieux dont

toute l'Europe s'entretenait, qu'ils admiraient et détestaient tout à la fois car ils sentaient dans ce colosse leur adversaire impla cable.

Et par le fait, si on y réfléchit un peu, toute paix entre Napoléon Ier et l'Angleterre était impossible. Deux pouvoirs se trouvaient en présence, entre lesquels aucun accord ne pouvait exister. L'un et l'autre aspiraient à la domination sur l'Europe. Il fallait que l'un des deux disparût, ce qui rendait la guerre nécessaire, indispensable, implacable.

A cette époque, comme auparavant, comme depuis, comme de nos jours, l'Angleterre restait fidèle à son système : elle veut être l'arbitre de l'Europe et n'admet pas qu'un autre peuple joue ce rôle. Ennemie née de tout pouvoir trop fort, pour dissimuler son besoin de domination, elle accuse ses voisins d'impérialisme. La seule règle de sa politique est son égoïsme féroce. Si elle se. range toujours du côté de celui qui paraît momentanément le plus faible, ce n'est jamais par esprit chevaleresque, jamais pour une de ces idées généreuses et parfois utopiques qui provoquent si facilement l'emballement de la France: c'est toujours et uniquement dans son propre intérêt, à elle, le seul qu'elle connaisse. Dès qu'elle voit un peuple grandir, dès qu'elle sent en lui une force suffisante pour l'élever au-dessus des autres par les armes, par la finance, par le commerce, par l'industrie, il devient son ennemi, et elle cherche l'allié auquel elle offrira son concours pour abaisser ce rival.

Car elle n'aime pas à lutter seule. Peu friande, au fond, de combats pour ses propres armes, elle lutte d'abord contre son adversaire en l'atteignant intérieurement par une mauvaise politique qu'elle soudoie largement. Elle tente de l'épuiser dans son commerce ou ses finances, à créer des troubles intérieurs, à semer la discorde entre lui et ses voisins. Elle excelle à brouiller les cartes et c'est généralement avec la puissance d'argent ou les armes des autres qu'elle cherche à diminuer son adversaire du

moment.

Il n'en fut pas ainsi en 1914. Alors, les événements dépassèrent ses prévisions. Elle dut subir une guerre qu'elle n'avait ni désirée ni provoquée, mais qu'elle aurait peut-être pu empêcher si elle avait agi plus tôt, si elle n'avait pas permis jusqu'à la fin à l'Alle

magne de tabler sur sa neutralité. Entraînée dans le tourbillon, elle dût faire un effort colossal pour ne pas se laisser écraser, et c'est pour se protéger elle-même qu'elle nous a défendus si énergiquement.

Quand elle a vu, en 1918, nos armées victorieuses, elle a craint de se trouver avec une France trop forte devant une Allemagne trop faible. Elle a arrêté notre bras prêt à porter le coup de grâce et nous a forcés à signer prématurément la paix. Rassurée désormais sur son propre sort, elle a senti se réveiller en elle son monstrueux égoïsme. Après s'être largement servie, après avoir pris ce qu'elle pouvait de colonies, détruit ce qu'elle craignait de navires, elle a cherché à maintenir sous sa dépendance une France anémiée, presque ruinée, en face d'une Allemagne encore trop affaiblie pour constituer un danger immédiat.

Et c'est pourquoi, puisque l'indignation ne nous sert à rien, au lieu de blåmer ces anciens amis du champ de bataille devenus nos ennemis dans les négociations de la paix, il faut presque nous réjouir de leur attitude. La conduite de l'Angleterre, à l'heure actuelle, prouve que nous sommes les plus forts: mieux vaut pour nous la victoire et sa secrète hostilité que la défaite et sa protection.

Ernest D'HAUTERIVE.

CHRONIQUE NORMANDE

Après les assises de Caumont : L'Œuvre d'Arcis de CauLe Congrès de 1923. Simple réflexion.

mont.

Dans un opuscule édité à Londres (1) et devenu rarissime, Alexandre Dumas fils affirmait que la meilleure manière de connaître à fond et de juger un homme public consiste à examiner très attentivement son enveloppe matérielle.

<< Mon procédé est bien simple, écrivait-il, quand j'entends parler d'un homme politique ou d'un auteur célèbre ou d'un philanthrope en renom, je me procure son portrait, sa photographie. J'analyse ses traits, et je sais presque toujours, au bout de très peu de temps, s'il est au-dessus ou au-dessous de ce qu'on dit de lui, ce que les événements auxquels il a été mêlé ont de concordant avec son être physiologique, si sa destinée est de les dominer ou de les subir; à quel héros de l'antiquité, à quel dieu de la fable, à quel animal il correspond ; j'établis les rapports, les influences, ne faisant fi de rien, ni de ce que la science pure démontre, ni de ce que l'observation spéculative propose. Tout m'est bon, l'anatomie et la Kabbale; Lavater et Bichat; Cuvier et Paracelse. Il est évident, pour vous comme pour moi, que les lignes, les plans, les formes du visage et du corps humain servent, non seulement à distinguer physiquement les races, les types et les individus entre eux, mais aussi à les déterminer dans l'ordre moral; ce n'est pas impunément qu'on a le teint brun, blanc, rosé ou jaune, les cheveux blancs et plats de l'albinos, ou les cheveux noirs et crépus du nègre, les mains courtes ou longues, minces ou grasses, molles ou dures. Bref, vous êtes bien convaincu comme moi qu'on ne saurait être César avec le masque de Grassot, ni Raphaël avec la face de Marat. »

(1) Nouvelle lettre de Junius à son ami A. D. Londres, 1871, Eugène Rascol, Covent-garden.

En relisant ces lignes enthousiastes, l'idée nous est venue que certains de nos lecteurs, à l'exemple de Dumas fils, pouvaient être demeurés, sur ce point au moins, les fervents disciples du vieux Lavater. Et c'est à leur intention que nous avons reproduit ci-dessous, d'après une gravure de 1854, le portrait de notre illustre compatriote Arcis de Caumont, fondateur de ce grand congrès décennal qui porte son nom, et dont la sixième session s'est tenue à l'Hôtel des Sociétés Savantes de Rouen, les 23, 24 et

ARCIS DE CAUMONT.

25 juillet dernier, sous la

présidence de M. Cléry, inspecteur général des ponts et chaussées.

Après avoir goûté le miel d'une savante colonie d'abeilles, n'est-il par naturel d'évoquer un instant et d'honorer le créateur du rucher? Mais nous, qui ne sommes pas suffisamment versés en science physiognomonique pour discerner tous les mérites d'un philanthrope...d'après son portrait, nous avons dû nous en référer aux bio-bibliographies officielles, toutes plus ou moins incomplètes, d'ailleurs, comme il est

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d'usage traditionnel en cette matière. Et voici ce que nous avons recueilli de plus sûr dans le « fracas des in-folio »> consultés :

Arcis (ou Arcisse) de Caumont, antiquaire, archéologue et publiciste français, né le 28 août 1802 à Bayeux (Calvados), manifesta, dès la première jeunesse, un très vif penchant pour les sciences naturelles et l'archéologie. Sa fortune lui permit de satisfaire ces goûts remarquables, qui, d'ordinaire, se révèlent à un âge beaucoup plus avancé. Le premier, en France, de Caumont établit un système rationnel de classification archéologiques

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