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VIII

Diaspad mererid am kymhell
Heno, yurth uy istauell:

« Gnaud guydi traha trangc pell! » (1)

Un cri du fond des mers me pousse,
Cette nuit, hors de ma chambre :

«Toujours après les excès, de longs tourments! >>

Les trois vers qui suivent, interpolation manifeste, et d'ailleurs d'un style moins ancien que le reste, indiquent le lieu où périt l'ivrogne, auteur du désastre.

Les Gallois mettent ce désastre dans leur baie de Cardigan, où aurait existé un district qu'ils appelent Cantrefy gwaléod, c'est-a-dire « le Canton d'en bas, » prétention absolument contredite par tous les géographes anciens et modernes. Ils ont mieux gardé le souvenir de la catastrophe arrivée à Goeznou. Il y a un distique qui court leur pays au sujet de la plainte qu'il poussa «< quand le flot roula sur sa terre » :

Pan droes y don dros ei dir. (2)

Ce distique est peut-être un débris de quelque poésie populaire primitive. Si la nôtre ne peut remonter au VI° siècle, comme langue, elle offre du moins la forme rhythmique de certaines compositions dont l'antiquité est reconnue; le début, notamment, est celui de l'élégie de Lomarc sur l'incendie du palais de Pengwern :

« Levez-vous de là, jeunes filles, et regardez ! Le pays de Kyndelan, le palais de Pengwern n'est-il pas en flammes?

(1) Édition de Skene, II. 59.

(2) Ch. Guest, Mabinogion, Notes, part. VII, p. 397.

<< Malheur aux jeunes qui convoitent des unions (coupables) >> (1)!

Les flammes remplacent ici les eaux débordées.

La même leçon a été donnée par Aneurin, dans le Gododin, où il reproche à ses compatriotes d'avoir causé, par leur intempérance, la mort de trois cents soixante chefs bretons, au collier d'or, écrasés sous les ruines des murailles fameuses dont ils étaient les gardiens.

Gildas attribue aussi la ruine (Excidium ou Vormesta) de la Bretagne (H. Gaidoz, Revue celtique, V, 459), aux péchés des Bretons, et il leur applique les malédictions d'Isaïe, un vrai prophète celui-la, dit-il à leurs rois, et non un siffleur de flatteries, comme vos bardes domestiques :

« Malheur à vous qui vous levez le matin pour boire et pour vous enivrer; la harpe et la lyre, et le tambour et la flûte et le vin font la joie de vos festins; et vous ne considérez pas l'œuvre de Dieu; c'est pourquoi mon peuple a été fait esclave; c'est pourquoi les nobles sont morts de faim et la multitude de soif » (2).

Cent ans environ auparavant (446), les Bretons avaient jeté vers Aëtius le cri mémorable où ils se représentent dans la même détresse que les malheureux inondés chantés par Goeznou :

<< La mer nous pousse vers les Barbares, les Barbares nous répoussent vers la mer; des deux côtés, la mort : égorgés ou submergés » (3).

Goeznou n'aurait pas mieux dit.

(1) Sefwch allann, vorynnion, a sylluch!

Werydre Gyndylan, llys Pengwern neut tande? « Gwae ieueinc a eiddun botre.» (Edition de Skene, II, p. 279).

(2) Epistola, § 43.

(3) Repellunt nos Barbari ad mare, repellit nos mare ad Barbaros; duo genera funerum aut jugulamur aut mergimur (Gemitus Britannorum, Historia Gildæ, § 20).

Plus anciennement encore, s'il faut en croire des documents irlandais très appréciés de nos jours (1), les poëtes d'Irlande n'avaient pas de thème plus agréable à leurs auditeurs que le récit des inondations de la mer, des débordements des fleuves, des irruptions de lacs, des ruptures de digues, et, par suite, des submersions de villes, lesquelles font penser aux cités lacustres des archéologues; catastrophes attribuées généralement à des causes surnaturelles, toujours funestes, exitiabiles, selon l'expression de Gildas.

Les Irlandais avaient même un terme poëtique pour caractériser ces récits; ils les nommaient Tomhadma ou Tobhadma, dont on assimile le radical au latin Tab (es). Ainsi le tomhadma du lac de Néagh roule sur l'inondation qui forma le lac de ce nom, vers le second siècle de l'ère chrétienne, lorsque le roi Eochaïd, fils de Maireda, y périt avec son peuple; ainsi le tomhadma du lac Eirné, autre poëme non moins fameux (2).

Gérald-le-Gallois, évèque passionné pour la poésie et la musique celtique, raconte que naviguant sur le lac de Néagh, il entendit chanter aux marins irlandais de son bord la submersion de la ville royale, dont ils prétendaient voir les murailles sous les eaux (3).

Il a peut-être entendu chanter d'autres submersions de villes, sur des lacs d'Écosse, au fond desquels, dit-on, dorment certaines cités; il est regrettable qu'il ne nous ait pas conservé quelque variante des plaintes de Goeznou, telles qu'on les chantait dans son propre évêché, et dont les religieux du 'prieuré de Caermarthen nous ont laissé une copie. Nous aurions moins de difficulté à comprendre

(1) O'Curry, Lectures, p. 294.

Voir le ms de Lecain, fol. 252, et le ms de Ballymote, fol. 209. (3) Topographia Hyberniæ, dist. II, c. 9.

BULLETIN ARCHEOL. DU FINISTÈRE.

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T. XIV (Mémoires).

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plusieurs mots obscurs de la pièce, soit que le copiste ne les ait pas tous bien compris, soit qu'il les ait mal écrits; au reste, les traducteurs gallois ne les entendent pas davantage, et ils sont loin de s'accorder sur le sens; je les ai marqués d'un point d'interrogation dans ma traduction; il y en a surtout quatre qui sont importants (1).

Du moins, ne peut-il y avoir de doute sur le sens général de la pièce, et je ne m'étonnerais pas qu'elle ait passé près des religieux de Caermarthen pour une leçon de tempérance, donnée par un saint. Les voix gémissantes du fond des eaux, dont il est l'écho, répondent bien au De profundis du Psalmiste.

(1) 1° Moruin, écrit moroin, dans le vocab. cornique du XIIe siècle, y est rendu par puella, en gallois moderne morwyn (Żeuss, p. 1105):

2° Vachteith,précédé de l'article Y, écrit mahtheid, à la même époque, et rendu par virgo, dans le même vocabulaire, répond au breton matez « servante »; en vieil irlandais machdacht (Emile Ernault, Dict. étymologique du breton moyen, p. 333). Th. Price et Lady Ch. Guest le traduisent par watcher « surveillante, gardienne» et M. Silvander Evans, par maiden « jeune fille ».

30 Cuin, écrit par un c, selon l'habitude du scribe de Caermarthen, de l'an 1104 (Cf. Skene, I, p. 41) paraît être pour guin (auj. gwyn « volupté, passion, amour»; en anglais bliss; lady Ch. Guest l'a assez bien traduit par drunken revelry: la traduction wailing de M. S. Evans ne peut se soutenir et n'a pas de sens.

4° Finaun Wenestir, que M. S. Evans rend par la « fontaine de Vénus », sur l'autorité du barde Iolo, qui n'en mérite guères; et que Price et Guest ont traduit, l'un par « inundating fountain », l'autre par « destroying fountain », ayant lu dinystir a destruction », était une source célèbre dans les anciennes fables bretonnes. Merlin, dans les prophéties qu'on lui a prêtées, au XIIe siècle, la met au nombre des trois fameuses fontaines qui doivent submerger la ville de Winchester (Hampshire): tres fontes in urbe Guintoniæ erumpent (Galfred. Monumet, 1. VII, c. Iv). Il attribue également leurs ravages à une certaine jeune fille, Puella (selon le traducteur gallois du XIIIe siècle, Morvyn, Archaiology of Wales II, p. 264), qu'il dit habile en toute espèce d'artifices, omnes artes. Des voix formidables provoquées par le prophète annoncent å Winchester sa submersion; Dic GUINTONIAE: absorbebit te tellus,

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