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topographie locale, après avoir rassemblé tous les textes et visité tous les lieux, reprenne la question et nous donne le tableau complet des luttes dont la frontière entre les deux Vexins fut le théâtre pendant le xie et le xiie siècle.

A partir de la Seine, la frontière de la Normandie était formée par le cours de l'Epte sur une longueur de 80 kilomètres. Sur ses rives, à tous les passages, se dressaient des châteaux destinés à défendre l'entrée du pays. En face de ceux-ci, d'autres, en aussi grand nombre, garnissaient les points faibles de la rive française.

C'est une erreur assez générale de croire qu'au moyen âge chacun construisait des châteaux à sa fantaisie. Nul au contraire ne pouvait construire une tour ou un château, ni même le réparer sans l'aveu de son suzerain; se passer de cette permission était une révolte. Ce droit du souverain n'était pas un envahissement du pouvoir royal sous Saint-Louis, comme le dit M. Viollet-le-Duc dans un passage intéressant de son dictionnaire (art. Manoir); il était de l'essence du régime féodal et faisait partie de cette vigoureuse organisation sociale. Les grands vassaux y tenaient avec autant de rigueur que le roi lorsqu'ils en avaient la force. Nous trouvons ce droit consacré dans les coutumes de Normandie proclamées en 1080 au concile de Lillebonne.

Dans un château en plaine nul ne pouvait donner au fossé qui le fermait plus d'un jet de terre de profondeur (c'est-à-dire que l'ouvrier devait jeter la terre du fond sur le bord sans se servir de banquette de relais; une profondeur de 2 mètres 50 à 3 mètres était le maximum que l'on put atteindre). Nul ne pouvait ajouter à la palissade qui garnissait ce fossé des tours et des redans; nul enfin ne pouvait sans la permission du duc, construire un château dans une île ou sur des rochers.

Nulli licuit in Normannia fossatum facere in planam terram, nisi tale quod de fundo terram potuisset jactare superius sine scabello; et ibi nulli licuit facere palicium nisi in una regula et id sine propugnaculis et alatorüs; et in rupe et in insula nulli licuit in Normannia castellum facere (Martène. Thes. anecd. IV. 47.)

Ces règles furent souvent violées dans les moments d'anarchie ou chacun agissait à sa guise. Pendant la minorité de Guillaume le Batard on vit s'élever le redoutable château d'Arques et un grand nombre d'autres ; puis lorsqu'il fut devenu Guillaume-le-Conquérant tout fléchit devant lui, et les plus puissants vassaux de la Normandie, les comtes d'Évreux et d'Alençon furent contraints de souffrir un donjon royal dominant leur principal forteresse. Mais aussi à la mort de ce prince redouté ils se hâtèrent de chasser les garnisons royales qui les surveillaient. Chacun, à leur exemple, profitant de la mollesse du duc Robert, on vit, au milieu de la confusion générale,

se dresser de toutes parts des châteaux illégaux et menaçants pour la paix publique. Adulterina passim municipia condebantur, dit à ce propos Ordéric Vital.

La forteresse de Gisors, placée au milieu du cours de l'Epte, était le centre de la défense de cette frontière tant du côté du Beauvaisis que de celui du Vexin français; elle avait pour satellites, l'antique forteresse de Neaufle et les châteaux de Dangu. La ville de Rouen était le point de départ et d'appui de toutes les expéditions qui se faisaient dans cette région. Au-dessus de Gisors, les rives de l'Epte étaient défendues par Neufmarché, construit par Henri Ier, roi d'Angleterre, par Gournay, et aux sources de cette rivière par les châteaux de Forges et de la Ferté-en-Bray ou Ferté-Saint-Samson. Au-dessous de Gisors, Guillaume le Roux avait placé le Châteauneuf pour commander la voie romaine de Paris à Rouen, comme Gisors barrait la voie venant de Beauvais par Trie. Plus bas se trouvaient Baudement et Gasny. En arrière de cette première ligne une seconde était formée par Étrépagny, Gamaches, Hacqueville et Écos. Une troisième consistait dans les châteaux de Pistres, PontSaint-Pierre, Radepont, Noyon sur Andelle, maintenant Charleval, et Lyons la Forêt, rangés sur les bords de l'Andelle.

Du côté de la France, Chaumont s'élevait en face de Gisors et contrebalançait son influence. Trie, Chambors, Courcelles et Boury formaient autour de Chaumont une ceinture de postes avancés et gardaient les passages de l'Epte. Saint-Clair-sur-Epte surveillait le Chateauneuf et gardait, avec Magny, la grande route de Paris. Sur la rive droite de la Seine s'élevaient la Rocheguion et Vetheuil et plus loin Meulan. Toute la défense de cette partie s'appuyait sur les villes de Mantes et de Pontoise. De son côté, Beauvais avait pour avant postes Gerberoi, Milly et quelques châteaux secondaires.

L'Oise défendue par Conflans-Sainte-Honorine, Pontoise, l'IsleAdam, Beaumont et Chambly, formait pour Paris une seconde ligne de défense presqu'impossible à franchir. Au contraire, lorsque par traité ou par conquête Gisors et le Vexin normand étaient réunis à la France, la frontière de Normandie reportée à l'Andelle devenait difficile à défendre malgré les châteaux accumulés sur les rives de ce cours d'eau. Ce fut pour parer à ce danger que le roi Richard, ayant perdu Gisors, en 1193, construisit en un an la forteresse de Château-Gaillard. Celle-ci tombée, en 1204, au pouvoir de PhilippeAuguste, la conquête de la Normandie ne fut plus qu'une affaire de temps.

Gisors n'étant plus place frontière perdit la plus grande partie de son importance. Pendant un siècle elle avait été le boulevard de la Normandie. Donner son histoire militaire serait raconter la lutte de la France et de l'Angleterre pendant tout le xiie siècle. Ce cadre

vaste, mais bien défini, devrait tenter un enfant du pays. Je ne puis songer à le remplir, mais seulement à donner une description sommaire du château de Gisors, et chercher à indiquer l'époque de ses différentes parties. Une discussion faite sur place confirmera ou détruira mes inductions.

Si le château de Gisors n'étonne pas comme celui de ChâteauGaillard par la masse et l'accumulation de ses défenses, il frappe par sa bonne conservation et l'ampleur de ses dispositions. C'est une de nos plus belles ruines du moyen âge. La ville de Gisors les entretient, d'ailleurs, avec un soin qui lui fait honneur.

Le plan de la ville, levé en 1744 et dont une réduction est jointe à la présente étude, donne une bonne idée de la forme de son château, fait connaître la position des monuments de la ville et détermine le circuit de ses enceintes successives.

On peut distinguer quatre époques dans la construction du château de Gisors sans parler du donjon primitif de Payen de Gisors qui occupait probablement l'emplacement de la porte dite tour du Gouverneur.

1o La construction par Robert de Bellême, commencée en 1097 sous Guillaume-le-Roux et terminée sous Henri Ier vers 1106. 2o Les additions d'Henri II en 1161 et 1184.

3o Les changements opérés par Philippe-Auguste après 1193. 4° L'adaptation de cette enceinte à l'usage de l'artillerie.

I. Avant 1097 il n'y avait à Gisors qu'un château secondaire tenu de l'église de Rouen par un chevalier nommé Payen. La principale forteresse du Vexin Normand était Neaufle, situé à une lieue de là, sur une pente abrupte qui domine la vallée de la Lévrière. Au milieu du XIe siècle le duc Guillaume l'avait confié à Guillaume Crespin, seigneur de Dangu, en lui conférant le titre de vicomte héréditaire du Vexin Normand, et en le chargeant de couvrir cette frontière contre les Français et surtout contre Gautier, comte du Vexin, qui prétendait que son comté devait s'étendre jusqu'à l'Andelle (D. Bouquet, XVI, 269). Après la construction à Gisors d'une forteresse de premier ordre, Neaufle devint son satellite, donnant un peu en arrière de l'Epte un point d'appui important, et empêchant l'investissement de cette place dont il suivit toujours la fortune avec les châteaux de Dangu, donnés ou pris en même temps qu'elle.

Du château de Neaufle il ne reste guère que les fossés formant plusieurs enceintes; le logis où mourut la reine Blanche d'Evreux, en 1398, a complètement disparu; seule la moitié d'un gros et curieux donjon du xie siècle se dresse au milieu des bois. Il avait 7 toises de diamètre (13 m. 60) avec des murs d'une toise et demi

(2 m. 90). Le Bulletin monumental de 1867 en donne le dessin et la description.

Guillaume-le-Roux, roi d'Angleterre, profitant de la position de Gisors dans un coude de l'Epte qui permettait d'être toujours maître du passage de cette rivière, y fit construire un vaste château, on pourrait presque dire un camp retranché, car sa superficie intérieure est de trois hectares. La ville primitive, jusqu'au premier bras de l'Epte, en renferme à peu près le double. Il confia la direction des travaux à Robert, comte de Bellême, dont plusieurs historiens célèbrent les talents comme architecte militaire.

Cette enceinte a 200 mètres de long sur 150 de large, mais l'arc de cercle que forment les côtés ouest et nord la rapproche plus du cercle que du carré. Elle était entourée d'un mur simple, sans redans ni tours de flanquement, d'une épaisseur de 1 mètre 45 et d'environ 6 à 8 mètres de hauteur. L'immense fossé qui en défendait les approches a maintenant 40 mètres de large et une douzaine de mètres de profondeur, mais il a subi des remaniements. Le mur d'enceinte du xie siècle a conservé son épaisseur primitive entre le donjon de Philippe-Auguste et une tour carrée de construction ogivale placée au nord-est. Cette courtine est selon la règle générale, plus élevée à l'extérieur qu'à l'intérieur. Nous expliquerons plus loin comment on a renversé cette disposition sur les faces nord et ouest en remblayant les murs à l'extérieur pour mieux résister aux coups de l'artillerie à feu.

Dans cette courtine se trouve une des portes primitives du château. C'est une simple arcade en plein cintre de 1 mètre 95 de large.

I

Deux contreforts intérieurs, de 2 mètres de saillie, forment une espèce de tour derrière cette ouverture et laissent voir les rainures d'une herse. Cette herse était d'ailleurs fort mal placée puisqu'elle se trouvait en arrière de la porte pleine au lieu de tomber devant elle. Il est à croire que cette porte était protégée par un ouvrage avancé, ménagé dans la pente fort élevée qui descend jusqu'à la rivière. (Voir d'autre part).

Un croquis de cette porte se trouve Bulletin monumental, 1867, p. 342.

Au-delà et à côté de la tour carrée nord-est, qui est d'architecture gothique, une poterne percée dans le rempart, permet de constater qu'il n'avait primitivement que l'épaisseur de la courtine précédente, 1 mètre 45; mais que plus tard on a, en bouchant cette poterne, dont la voûte est de forme ogivale, augmenté cette épaisseur de 0,80, ce qui la porte à 2 mètres 25. De nos jours la poterne a été rouverte et la doublure du mur percée d'une brèche. La tour adjacente datant probablement des adjonctions faites par Henri II d'Angleterre, la poterne serait de lui ou de Philippe-Auguste, et le renforcement du mur serait plus moderne.

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Du côté du nord, le mur a 2 mètres co d'épaisseur et il est encore plus fort à l'ouest du côté de la Normandie; mais je n'ai pu constater s'il se compose de plusieurs parties plaquées l'une contre l'autre.

Au sud-ouest, du côté de la route de Rouen, une grosse tour rectangulaire à contreforts pourrait avoir apppartenu à la construction primitive. Au moins elle est romane. Il faut la dégager par la pensée des fausses braies construites à son pied et lui rendre le quatrième côté démoli pour la rendre comme ses voisines, ouverte à la gorge.

Dans tous les châteaux de cette époque il y avait un donjon où, l'enceinte une fois forcée, la garnison pouvait continuer à se défendre. Robert de Bellême plaça le sien au centre de la place sur une énorme motte de 14 mètres d'élévation. Un dessin de M. de Caumont, reproduit dans le Bulletin monumental, 1867, p. 339, donne une bonne idée des constructions qui la surmontent.

Un mur de 2 mètres d'épaisseur et de 6 mètres de hauteur forme un polygone irrégulier à 16 côtés, dont le diamètre intérieur est de 24 mètres. Il est orné aux angles de petits contreforts fort exagérés dans le plan de 1744, puisqu'ils n'ont que deux pieds de large sur un pied de saillie. Il n'est pas à croire que cette enceinte soit de la

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