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se tasser, laissa la pensée s'infiltrer dans la société que l'action avait jusque là exclusivement dominée, l'art architectural s'essaya aussitôt dans quelques édifices nouveaux. Le type roman fut le premier pas que tenta l'architecture; on y reconnaît l'imitation antique dans l'emploi des colonnes, de leurs accessoires et des arceaux à plein-cintre; mais elle y est dissimulée sous un caractère sévère qui participe de celui des peuples à l'époque où ils l'employèrent. Si ce type est plus orné dans le midi de l'Europe, où il s'appelle aussi lombard ou bizantin, et que ses relations avec Byzance et d'anciennes traditions nationales avaient poussé dans la civilisation, on retrouve dans les édifices du nord, cette rudesse d'ornementation, qui pour être souvent grossière, ne manque pourtant ni de force ni de style; le caractère religieux tendait déjà à percer dans ce genre d'architecture, qui allait bientôt s'éclipser derrière un système plus en harmonie avec l'extension de la foi et le développement moral des populations. Les églises romanes, imitées de l'antique, n'avaient pas une étendue assez vaste pour contenir la masse des fidèles; il fallut aggrandir leurs proportions.

C'est ici que l'art fit rapidement un pas immense, qu'il faut, je crois, attribuer bien plus à des causes morales, qu'à la recherche exclusive du beau. Les architectes éprouvèrent le besoin de créer un genre d'édifices religieux, qui fût en harmonie avec les sublimités de la foi à laquelle ils étaient consacrés; ils sentirent qu'il fallait, pour ainsi dire, bâtir la croyance, et donner à la pierre cette forme élevée et mystique qui caractérisait le catholicisme. Emportés par cette seule pensée, et sacrifiant tout pour l'atteindre, ils traversèrent, sans s'y arrêter, toutes les traditions et les enseignements de l'antiquité, pour venir chercher au foyer brûlant de la foi, l'inspiration sublime qu'ils ne pouvaient rencontrer que là, et bientôt nos contrées virent s'élever ces

magnifiques cathédrales, orgueil des temps passés, désespoir de notre dégénérescence.

C'est un reproche suranné et ridicule que d'accuser les architectes du moyen-âge d'avoir manqué des connaissances et du goût nécessaire pour employer l'art antique plutôt que le système ogival. Assez de monuments romains couvraient encore le sol, assez de débris de la Grèce avaient été examinés par les croisés, assez de traditions de l'art payen se réveillaient dans les couvents d'où sont sortis probablement les architectes inconnus de la plupart de nos monuments religieux pour que les constructeurs du XIIIe siècle eussent suivi ces modèles ou exploité ces traditions, s'ils avaient cru que leurs imitations répondraient au but qu'ils espéraient atteindre. Mais fortement inspirées par la foi, ils sentirent plus qu'ils ne comprirent qu'il fallait un temple nouveau à un Dieu qui n'avait été qu'inconnu pour le paganisme, et que les souvenirs de l'idolâtrie souilleraient toujours l'église chrétienne, calquée sur les formes antiques. Ils ne furent poussés dans cette voie, ni par le manque de connaissances, ni par la recherche de la nouveauté; mais par le besoin impérieux de créer un genre de construction qui s'harmoniât avec la foi mystique du Christ, et qui, tout en frappant et satisfaisant les sens, émût en même temps les facultés sensitives; car, il faut bien le dire, tout architecte qui ose entreprendre l'érection d'une église, n'atteint pas son but, son œuvre est incomplète, s'il n'élève pas dans l'ame du chrétien ce sentiment de respect qui devrait le saisir à son entrée dans le lieu saint. Quelque parfait que soit un monument, quelque régulières que se dessinent ses proportions, quelque pure que se prodigue son ornementation, s'il ne porte pas l'esprit vers ces sublimes réflexions qui sont l'auréole de toute croyance chez l'homme distingué, ou s'il n'impose pas au vulgaire ce sentiment indéfinissable de religieuse

terreur, l'architecte n'a bâti qu'un édifice, mais il n'a pas élevé d'église; il a construit une école à une philosophie quelconque, où l'homme enseigne, mais d'où le Dieu est absent. Le peuple qui ne sait pas lire n'y trouve pas de prières dans la majesté du lieu, et l'homme instruit ne s'y sent pas transporté loin de l'ordre habituel de ses pensées.

L'inspiration des architectes du moyen-âge fut donc, avant tout puisée à une source mystique et les créations qu'elle leur fit produire, portent le cachet de cette origine, qu'il est bien important de constater; en remontant de l'effet à la cause, c'est elle seule qui nous permet de comprendre pourquoi nous éprouvons de si différentes impressions à la vue des divers genres d'architecture religieuse. C'est en ne recherchant le point de départ des conceptions architecturales religieuses du moyen-âge que dans le besoin d'harmonier l'art à la foi que nous pouvons nous expliquer l'attrait des œuvres imparfaites de tout genre que cette époque a fait éclore, et en particulier ce sentiment de mystérieux respect qui vous saisit à l'entrée des églises ogivales pures, et l'indifférence religieuse, au contraire, où nous laisse la vue des édifices consacrés à la foi lorsqu'ils participent de l'art antique.

Sans doute, lorsqu'on discute sur des sensations, il faut n'en parler qu'avec mesure, car elles varient autant qu'il y a d'individus, et ce qui servirait de base à des préférences pour l'un, serait précisément ce que repousserait un autre. Je ne veux donc point discuter ici qui l'emporte dans la hiérarchie de la perfection artistique, entre l'art antique et celui si improprement nommé gothique, pour toute espèce d'édifices; je me borne à considérer l'architecture religieuse.

Malgré la diversité des sensations qui existe entre les individus, il est pourtant bien peu de personnes qui puissent se défendre d'une impression de grandeur, lorsqu'elles pénètrent sous les hautes ogives de nos cathédrales du moyen

âge; en y entrant, on est livré à un sentiment de mystérieuse solennité, qui vous élève et s'empare de vous, avant que l'admiration pour l'œuvre matérielle vous ait expliqué ce sentiment; il disparaîtra peut-être devant l'analyse des proportions ou l'appréciation des détails, mais il vous a saisi tout d'abord. Cette impression, que tout homme sérieux et juste, lors même qu'il n'est pas religieux, peut à peine repousser, n'est qu'une réaction des sens sur l'ame et l'intelligence. Dans les œuvres humaines, pour arriver à influencer la partie sensitive de notre organisation, il faut nécessairement passer par le canal des sens; les conceptions d'autrui ne peuvent nous parvenir que par leur intermédiaire; or, lorsque les églises ogivales produisent si généralement sur chaque spectateur consciencieux une impression de religiosité, ne pouvons-nous nous demander, s'il n'existe pas particulièrement dans le genre d'architecture qu'elles déploient une mystérieuse alliance, entre leur disposition matérielle et les sentiments intimes que celle-ci fait naître, et ne devonsnous pas en tirer la conclusion, qu'il est un certain engencement de lignes architecturales, une harmonie de lumière, une union combinée de toutes les parties, nécessaires pour produire cette majesté religieuse, sans laquelle une église n'est qu'un monument, et non pas un lieu consacré à la foi. Ne doit-on même pas se convaincre que ces dispositions sont non-seulement nécessaires, mais encore, indispensables, lorsqu'on reste froid et sans aucune émotion religieuse à la vue des plus belles églises à imitation antique. On peut y trouver toute la perfection architecturale à laquelle l'homme peut parvenir; mais je doute qu'un spectateur de bonne foi pût affirmer qu'il y éprouve un sentiment de solennel recueillement produit par la vue seule. Les personnes pieuses prient, sans doute, dans une église antique, comme dans une cathédrale ogivale; mais leur ferveur n'y est que le ré

sultat de leur propre piété, sans que le spectacle qui les entoure y ait contribué.

En retrouvant dans presque toutes les églises ogivales, cette impression pieuse, sur laquelle nous insistons, il est bien difficile de ne l'attribuer qu'au hasard, et de ne pas croire qu'en employant ce genre d'architecture, les constructeurs du moyen-âge avaient la conscience de l'effet qu'ils produiraient. Ce serait une injustice et une ingratitude de traiter leurs œuvres de conceptions barbares, remarquables, tout au plus, par leurs masses gigantesques, mais dépourvues de perfection artistique. Bien loin de là, on doit, je crois, les regarder comme le dernier degré où l'art ait pu parvenir, puisqu'en frappant et satisfaisant les sens, elles ont agi puissamment sur l'âme et sur l'intelligence. Quant aux connaissances scientifiques nécessaires pour ériger de pareils monuments, il est inutile de les constater, et nous avons pour en témoigner l'épouvante qu'a notre civilisation, étayée de découvertes, de terminer de pareilles œuvres.

J'ai voulu prouver par les considérations précédentes, que la foi seule avait pu inspirer une architecture d'église qui fût en rapport avec elle. La chronologie des monuments nous fournirait plus d'une preuve de cette assertion, car nous voyons disparaître toute impression religieuse à mesure que le rationalisme s'empare de l'esprit humain, aux dépens de la croyance naïve. Peu à peu la foi déserta l'art dans toutes ses branches; celui-ci se rapetissa, malgré son perfectionnement, aux proportions purement humaines, et perdit cette idéalité sublime qui lui permettait de traduire les émotions intimes de l'âme. Les disputes religieuses et la recherche assidue de l'antiquité en ramenant le doute et le naturalisme dans les arts, mirent l'école à la place de l'inspiration, l'étude à celle du génie ; on vit éclore, cette soi-disante renaissance, qui, pour l'architecture religieuse en particulier, fut un arrêt

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