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CHAPITRE VI.

CIMETIÈRE ROMAIN De dieppe OU DE NEUVILLE-LE-POLLET.

L

A vallée de Dieppe, l'une des plus larges de la HauteNormandie, puisqu'elle compte 1,600 mètres d'ouverture entre ses deux falaises, est un vrai déversoir formé par la jonction de trois rivières et de trois vallées qui réunissent leurs eaux avant de les précipiter dans l'Océan. Long-temps inondée par les courants de la terre et de la mer, elle a présenté, pendant des siècles, l'aspect d'un grand lac dans lequel se miraient les collines boisées de la forêt d'Arques. Cette baie poissonneuse et navigable, recherchée par les plus anciens habitants des Gaules, attira bientôt l'attention des premiers civilisateurs de nos contrées. Aussi le versant de toutes les collines qui encaissaient ces eaux dormantes, renferme-t-il des traces de ces dominateurs du monde qui, victorieux par le fer, firent oublier la violence de la conquête au moyen des arts, de la culture et de la civilisation.

Parmi les lieux habités dès l'ère des Césars, il faut citer Arques, cette vieille métropole du pays, où l'on rencontre des médailles romaines et des monnaies mérovingiennes, et Archelles, qui est en face, dont la terre noire laisse voir à plusieurs pieds de profondeur des monnaies, des tuiles, des bronzes et des poteries antiques. Pour unir ces deux points, on avait jeté un pont sur la Telles 1 et la Varenne réunies, et l'on avait élevé la chaussée que l'on nomme encore aujourd'hui la rue de Rome.

Arques était alors la capitale d'un pagus, qui, au moyen-âge, nous apparaît sous le nom de Talou. Au temps de nos ducs La Béthune.

normands, c'était le point le plus fortifié de la vallée. Aussi, c'est de ce Capitole que la population descendit comme de sa source, s'étendant jusqu'à la mer et s'échelonnant sur tous les points susceptibles d'être habités.

A droite ce fut Martin-Église, où l'on a rencontré un statère gaulois en or, des médailles romaines, et dans le cimetière des vases funèbres des temps mérovingiens. C'est qu'en effet le nom même indique ce dernier âge, et dès le 1xe siècle ce hameau était la propriété du chapitre de la métropole de Rouen. L'archevêque Riculfe le lui avait donné le 7 mars 875, comme le prouve une charte de Charles-le-Chauve.

A gauche était Machonville, dont les maisons romaines ne sont pas totalement détruites. Le val de Bouteilles, vieux repaire de l'industrie saunière, dont les marais, exploités dès l'époque romaine, furent donnés en 672 par Childéric II au monastère de Saint-Lantberg, et dont plus tard, à l'époque normande, les grèves furent recherchées par toutes nos abbayes. Un peu plus loin c'est le hameau d'Épinay, où furent trouvés, en 1847, les sépultures franques que nous décrirons bientôt.

Enfin nous arrivons à Dieppe; mais cette ville avait deux côtés, et la station occupait les deux bords de la baie.

A l'ouest les Gallo-Romains avaient fixé leur séjour dans le faubourg de la Barre, au-dessus de ce port de West qui fut émergé des eaux au temps de Charlemagne, et nommé par la langue des hommes du nord. Ce qui prouve l'existence romaine du faubourg de la Barre, c'est d'abord une voie que nous avons aperçue M. Feret et moi, en 1844, le long du chemin des Fontaines, lors de la construction de la briqueterie de MM. Caron et Legros. Nous l'avons également suivie à travers les terres cultivées, jusqu'au Petit-Appeville, où son pavage est encore visible dans les cavées. Sur son parcours, on a trouvé des meules à broyer, en brèche et en pouding.

A l'entrée du faubourg, au pied du Mont-de-Caux, est la cour dite des Etuves, où un chroniqueur dieppois, du siècle dernier rapporte que l'on a rencontré « des salles souterraines avec de petits piliers en brique, » ce qui indiquerait assez un hypocauste ou des restes de bains antiques. L'infortuné débris a eu pour lui et pour nous le tort de se montrer trop tôt, à une époque où l'on était peu attentif aux faits archéologiques.

Mais la meilleure démonstration de l'existence romaine de cette partie de la ville, est dans le cimetière découvert par

M. Feret, en 1826, le long de la Cavée de Caude-Côte, un peu plus haut que l'ancien Prêche. L'exploration qu'en fit cet archéologue, sous les yeux et par les soins de Mme la duchesse de Berry, amena la découverte d'une cinquantaine de vases funéraires, dont la plus grande partie fut emportée par la princesse dans son château de Rosny. Ils y restèrent déposés jusqu'en 1840 où la duchesse elle-même, par l'entremise de M. Bossange, les offrit au musée départemental de Rouen, qui les possède aujourd'hui.

Outre les vases le cimetière de Caude-Côte fournit trois monnaies de bronze, dont deux Faustines et un Marc-Aurèle recueillis dans une urne; puis un grand nombre de petites plaques en os taillées en losanges et en carrés. Sur toutes étaient gravés des cercles semblables à ceux que l'on remarque sur certaines médailles gauloises. La plus curieuse de ces plaques représente un poisson, ce qui indiquerait peut-être les restes d'un pêcheur 1. Ces ornements accompagnaient ordinairement les urnes et semblaient avoir été placées autour et au-dessous, ce qui nous a fait supposer un moment qu'elles avaient été employées comme incrustations sur un coffret qui avait disparu et dont il ne restait que des traces noires et charbonnées. Des plaques du même genre ont été trouvées à Rouen et ailleurs dans des sépultures romaines. En 1853, j'en ai vu une semblable à Lillebonne, dans une urne de verre. Les os qui les composent ont passé au feu; mais nous supposons que ce fut après la mise en œuvre.

Mais la plus grande station romaine de Dieppe paraît avoir été placée au côté nord de la grève, que le moyen-âge appela le Pollet d'outre l'eau, au milieu des jardins dits de Jérusalem et de Bonne-Nouvelle, qui reçoivent les meilleurs rayons du soleil. Dans la coupe des terrains rongés par la mer qui bordent aujourd'hui la Retenue, on découvre des restes de maison dont on reconnaît très-bien les murs en silex, en moëllon et en pierre tuffeuse. Le pavé, ou plutôt le fond de l'habitation, peut se suivre à une ligne de craie battue à la masse, à une couche de cendre et de charbon déposée par le feu le jour de l'incendie.

Chose singulière, le fond de ces demeures de l'homme antique, affecte la forme cônique comme on le raconte de l'habitation des Gaulois. Cette forme étrange est surtout aisée à

Souscription pour la recherche et la découverte des antiquités dans l'arrond, de Dieppe, par M. Feret, p. 15, in-8°, Rouen, Baudry, 1826.

saisir dans la tranchée de Bonne-Nouvelle. Des tuiles à rebords, des vases en terre grise et noire abondent dans ce sol charbonné et rempli de tous les débris qui accompagnent la vie humaine. Fort souvent les promeneurs ont rapporté, de ces demeures disparues, des médailles de bronze, des ossements d'animal, des fragments de vases à reliefs, des hameçons en bronze. En 1848, j'ai pu lire sur des plateaux en terre rouge les noms des potiers PONT et IVIN.

Mais ce qui frappe le plus dans cette espèce de limon de l'humanité, ce sont les nombreux débris d'arêtes de poissons et de coquillages, tels que moules et patelles et surtout les huîtres, dont les écailles sont semées partout. M. Feret a été jusqu'à faire une collection assez complète d'arêtes et de coquillages, et l'a envoyée à M. de Blainville, afin que ce savant naturaliste pût reconnaître quelles espèces de poissons et de coquillages étaient consommées dans ce pays à l'époque galloromaine. Mais la mort a empêché l'illustre professeur de faire pour le Dieppe romain, ce qu'il avait tenté pour la cité gauloise de Limes. De cette classification cependant devra ressortir un renseignement précieux sur l'état de la pêche dans ce pays aux temps antiques, et sur les espèces de poissons qui fréquentaient alors nos côtes; ensuite si les races reconnues appartiennent à des rivages éloignés, on pourra juger par là à quelle navigation se livraient nos pêcheurs sous le gouvernement des Césars. Comme on peut le juger, le commerce maritime de la Gaule a ici une page toute neuve à écrire.

La chose qui frappe le plus fortement l'observateur dans les maisons antiques du Pollet, comme ailleurs, c'est l'énorme quantité d'huîtres qui accompagnent toujours les habitations gallo-romaines. Ce coquillage, que l'on retrouve jusque dans les fondations des murs romains de Saintes 1, est semé avec abondance dans tous les lieux habités par l'homme primitif. Nous l'avons rencontré à Lillebonne, à Étretat, dans les villas romaines de Bordeaux et de Maulévrier; d'autres l'avaient vu dans la cité de Limes, au Vieil-Évreux et à Condé-sur-Iton 2. Un savant danois, M. Worsaae, Inspecteur des Monuments historiques du Danemark, dans une visite qu'il nous a faite en 1852, a été heureux de rencontrer au Pollet de Dieppe, ce trait caractéristique de haute antiquité qu'il a si souvent signalé à 'Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. v1, p. 390. 2 L'Étretat souterrain, 11e partie, p. 7 et 8. Hist. de Laigle, par M. Vaugeois.

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