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ployé dans sa nouvelle façade le portail qui terminait auparavant le vestibule dont j'ai parlé; portail double, sans archivolte, divisé par un pilier qui supportait une statue de saint Seurin, et surmonté d'une charmante corniche avec modillons à ogive en ressaut. Ce portail se trouve aujourd'hui dans le jardin de M. Coudère, imprimeur.

M. Lasmolle a encore fort bien restauré, en 1828, la façade de la petite église de Saint-Éloi, pour laquelle il a choisi l'ogive surbaissée et ornée, copiée avec esprit des monuments de la fin du quinzième siècle. Je ne sais si c'est lui qui a restauré le porche occidental de Sainte-Eulalie, également en harmonie avec le gothique du corps de l'église, sauf les deux contre-forts, qui sont lourds et disproportionnés. L'intérieur de Sainte-Eulalie offre des sculptures remarquables dans les clefs de voûte du chœur, mais elle est honteusement défigurée par des peintures et des dorures ridicules.

Dans l'église du collége, remarquable par la hardiesse de sa voûte à arcs doubleaux en ogive, on voit le tombeau de Montaigne et sa statue, beau morceau de la statuaire du seizième siècle. Il est couché tout de son long, les mains jointes et le corps tout bardé de fer, à la manière des anciens chevaliers. Cela paraît d'abord en contradiction avec son caractère, tel qu'on se le figure généralement; mais on se rappelle bientôt l'époque guerrière où il vivait, et la piété qu'il déploya sur son lit de mort.

Je n'ai rien à dire de Saint-Bruno, tout rempli de statues dans le goût du Bernin, par le cardinal de Sourdis, au commencement du dix-septième siècle, ni de Saint-Paul, SaintDominique et autres mauvaises églises des dix-septième et dix-huitième siècles.

En fait d'architecture civile, Bordeaux a conservé deux de ses anciennes portes, la première, au-dessous d'une des

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quatre tours de l'hôtel de ville, bâties en 1246, qui s'élevaient à deux cent cinquante pieds de haut, et dont la réunion devait former un ensemble unique. Il n'en reste aujourd'hui que celle dite la Tour de l'Horloge, surmontée de trois tourelles en flèche, d'un gothique noble et imposant. La seconde porte, dite du Caillau, fut bâtie en 1494, en mémoire de la bataille de Fornoue; quoique dégradée, elle n'en offre pas moins toute l'élégance et tout le charme des monuments de cette époque. Ses trois tourelles et ses croisées, en carré arrondi, qui ont tous les caractères de la belle renaissance, produisent un effet très-pittoresque, surtout lorsqu'en la contemplant de la rivière, on la voit s'élever au milieu du mouvement industriel du port sur lequel elle donne.

D'après tout ce que je viens de vous dire, Monsieur, vous reconnaîtrez, j'espère, que Bordeaux est une ville qui procure une véritable satisfaction aux défenseurs de l'art antique. Malgré la profusion de mauvais goût qui règne dans les ornements intérieurs des églises, malgré plusieurs exemples du vandalisme que j'ai cités, il est impossible de ne pas reconnaître chez les architectes de cette ville une tentative de reconstruction et de régénération gothique, tentative accom pagnée de tâtonnements et d'erreurs que j'ai osé signaler, mais digne de toute notre sympathie, de tous nos éloges, d'autant plus qu'ils persévèrent silencieusement et obscurément depuis plus de vingt ans. Personne que je sache ne leur a rendu sous ce rapport la justice qu'ils méritent; mais ils ont inscrit leurs droits à la reconnaissance nationale, d'une manière plus éclatante que dans les journaux, sur les pierres immortelles de Saint-André et de Saint-Seurin.

En un mot, Bordeaux est une ville consolante; elle l'est surtout, comparée à Paris, qui semble condamné à ne jamais se relever de l'espèce d'interdit jeté sur lui par le bon goût

depuis près de trois siècles. Si la France a la honte d'être moins avancée en fait d'art que le reste de l'Europe, Paris a la double honte d'être encore en arrière de toute la France. Tandis que généralement, en province, l'étude et la protection de nos chefs-d'œuvre anciens deviennent le signe de ralliement de tous les architectes distingués, tandis que des essais de restauration intelligente, en harmonie avec le caractère original des édifices, et motivés par des besoins réels, ont lieu dans plusieurs localités, Paris seul reste indifférent et livré sans défense aux caprices dévastateurs, aux projets ineptes, mais heureusement interminables, des maçons ministériels et académiques. A part quelques jeunes gens chez qui NotreDame de Paris a réveillé un nouveau sens, et qui depuis jettent en passant sur la vieille basilique un regard de tristesse et d'admiration; à part quelques artistes proscrits par les académies et méconnus du public, Paris n'offre nul espoir de régénération. En fait de constructions nouvelles, peu de villes au monde sont, à ce que je pense, assez malheureuses pour que les fidèles soient condamnés à échanger la grotesque rotondité de l'Assomption contre la masse informe et inintelligible de la Madeleine, contre l'indécente coquetterie de Notre-Dame-de-Lorette. En fait de restauration, on en est toujours à ce même esprit qui fit équarrir et revêtir de marbre le chœur de Notre-Dame, dès la première moitié du grand siècle. Ce que je connais de plus neuf en ce genre, ce sont les incroyables chapelles de la sainte Vierge à Saint-Étienne du Mont et à Saint-Germain des Prés. Le grotesque, le faux, le ridicule, n'ont jamais atteint plus haut.

Malgré toutes les misères que je vous ai racontées, je ne veux pas terminer sans reconnaître comme un fait accompli l'existence d'une réaction en faveur de l'art historique et national, réaction timide et obscure, mais progressive et pleine

d'avenir. Cette réaction, Monsieur, c'est vous qui l'avez commencée, qui l'avez popularisée; je ne me lasse pas de le répéter, car j'aime à vous faire un patrimoine de cette gloire. Elle se manifeste aujourd'hui de deux manières : d'abord par des recherches approfondies sur les divers caractères et les développements successifs des monuments locaux ; tels sont les excellents travaux de M. de Caumont et de la société archéologique de Normandie, à Caen; ceux de MM. Liquet et Langlois, à Rouen; de M. Jouannet, à Bordeaux; de M. du Mége, à Toulouse; enfin, de M. Charles Magnin dans cette même Revue. Il n'y a pas jusqu'au Constitutionnel qui ne nous ait prêté le secours de son autorité populaire, et qui, dans un feuilleton très-remarquable du 17 octobre 1832, n'ait arboré, lui aussi, le drapeau de la réaction historique.

D'un autre côté, il y a déjà des applications de cet esprit régénéré, peu nombreuses et peu étendues, il est vrai, mais qui n'en sont pas moins louables et consolantes. Ainsi, à côté des travaux de MM. Combes, Poitevin et Lasmolle, à Bordeaux, on peut citer ceux de M. Pollet, à Lyon : il a rétabli l'église d'Ainay, qui date des premiers siècles du christianisme, dans sa forme originale, et réparé celle de SaintNizier, la plus belle de Lyon, avec une parfaite intelligence de son caractère. Dans la cathédrale de Metz, il y a quelques essais de gothique moderne, mais bien malheureux. Ce qui surpasse, à mon gré, toutes les entreprises de ce genre, ce sont les restaurations vraiment surprenantes des sculptures de la cathédrale de Strasbourg, exécutées par MM. Kirstein et Haumack, avec une exactitude si parfaite, un sentiment si profond et si pieux, qu'au premier abord on est tenté de les confondre avec les originaux que la hache du terrorisme a épargnés, et qui comptent à juste titre, surtout le groupe de la mort de la Vierge au portail oriental, parmi les chefs

d'œuvre de la statuaire chrétienne. Dans une sphère plus restreinte, vous connaissez les charmantes œuvres de M. de Triqueti et de mademoiselle de Fauveau.

Un jour peut-être surgira-t-il au sein de nos Chambres un législateur assez éclairé, assez patriotique, pour demander des dispositions spéciales en faveur des monuments nationaux, comme on en demande chaque jour en faveur de l'industrie et du commerce. La loi sur l'expropriation offrait pour cela une excellente occasion; mais l'une des deux Chambres l'a déjà laissée échapper, et l'autre n'en profitera certainement pas.

Il serait à désirer que nous vissions bientôt s'organiser à Paris une association centrale pour la défense de nos monuments historiques, association qui offrira un point de ralliement à tous les efforts individuels, un foyer d'unité pour toutes les recherches et toutes les dénonciations, qui sont en ce moment nos seules armes contre les dévastations des administrations et des propriétaires. Peut-être viendrait-on ainsi à bout d'engager peu à peu tout ce qui est jeune, intelligent et patriotique dans une sorte de croisade contre le honteux servage du vandalisme, et purifier, par la force de la réprobation publique, notre sol antique de cette souillure trop longtemps endurée '.

Toutefois je ne vous dissimule pas l'intime conviction où je suis que cette réaction n'aura jamais rien de général, rien de puissant, rien de populaire, tant que le clergé n'y aura pas été associé, tant qu'il n'aura pas été persuadé qu'il y a pour lui un devoir et un intérêt à ce que les sanctuaires de la religion conservent, ou recouvrent leur caractère primitif et chrétien. Le clergé seul, comme je l'ai dit plus haut, peut

' Il faut se rappeler que ceci était écrit en 1833. Nous rendons justice à ce qui a été fait depuis dans notre Appendice, no 1.

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