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Toulouse. Il ne reste de l'ancien édifice qu'une sorte de donjon flanqué de tourelles et coupé dans toute sa largeur par deux salles; on a laissé défoncer la voûte de celle d'en haut: celle d'en bas, dite du petit consistoire, est encore visible; sa voûte en arcs doubleaux dorés et peints de diverses couleurs est très-remarquable; mais ce dernier souvenir du principal monument de la vieille Toulouse, de Toulouse la sainte et la savante, doit disparaître à son tour; on pourra se rabattre alors sur la salle des illustres, où se trouvent les bustes d'une foule de célébrités toulousaines. Cette salle vient aussi de subir les honneurs d'une restauration burlesque, dont les principaux ornements m'ont paru être le buste du roi en plâtre vert, et de grandes cocardes tricolores en papier collées au milieu de rosaces sculptées. A côté se trouve la salle des jeux floraux qui renferme la statue de leur fondatrice, Clémence Isaure. Cette statue a été enlevée au seizième siècle de dessus son tombeau, qui était à la Daurade. Elle est en marbre blanc, de grandeur naturelle, d'une sculpture simple et belle, et doit être postérieure de peu à la mort de Clémence Isaure, qui eut lieu de 1415 à 1420. On lit au-dessous sur une table d'airain son épitaphe, où est consigné le legs qu'elle fit aux capitouls, « à condition qu'ils célébreraient tous les ans les jeux floraux dans la maison qu'elle avait fait bâtir à ses frais, qu'ils y donneraient un festin et iraient répandre des roses sur son tombeau. » Peutêtre aurait-on pu ajouter à cette inscription les deux dernières stances du lai que M. de Mége a découvert et lui attribue, et que sa gloire a si noblement démenti.

Soën, à tort, l'orgulhos en el pensa
Qu' hondrad sera tostemps dels aymadors;
Mes jo saï bon que lo joen trobadors

Oblidaran la fama de Clamensa.

Tal en lo cams la rosa primavera,
Floris gentils quan torna le gay tems,

Mes del bent de la nueg brancejado ra bens,
Moric, e per totjorn s'esfassa de la terra 1.

De Toulouse, dont les poétiques souvenirs ne rendent que plus honteux le vandalisme actuel, passons à Bordeaux, qui, tout industrielle et commerciale qu'elle est, offre mille fois plus de consolations et d'espérance à l'ami de l'ancienne architecture. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait pas aussi des exemples déplorables de dévastation et de maladresse; mais au moins sont-ils contre-balancés par des travaux qui méritent vraiment le nom de restaurations, et par un esprit de conservation qui fait le plus grand honneur à ses habitants et à ses architectes.

En passant rapidement en revue les principaux monuments antérieurs au dix-septième siècle, j'aurai l'occasion de marquer tout ce qui m'a paru digne de votre indignation ou de votre sympathie. Je commencerai par la cathédrale de Saint-André, l'une des églises les plus remarquables de France, tant par ses constructions anciennes que par les travaux modernes qui y ont été tentés : le chœur et les façades latérales sont de tout point admirables; mais, comme à Saint-Étienne de Toulouse, la nef n'est point en rapport avec le chœur; sa hauteur est moindre d'un tiers; il en ré

<< Souvent, à tort, l'orgueilleux s'imagine qu'il sera honoré de tout temps par les poëtes: mais moi je sais bien que les jeunes troubadours oublieront la renommée de Clémence.

« Telle en nos champs la rose printanière fleurit gentille au retour des beaux jours; mais tout coup effeuillée et brisée par le vent de la nuit, elle meurt, et pour toujours s'efface de la terre. »

Ce sont ces vers qui ont suggéré à M. de Jouy, dans son Ermile en province, l'ingénieuse observation que voici : « Si l'on n'y retrouve pas autant de feu que dans les chants de Sapho, c'est qu'une vierge de Toulouse ne doit pas s'exprimer comme une vierge de Lesbos. >>

sulte un ensemble incomplet. Le chœur seul est terminé; on sent que la foi a manqué à ces monuments commencés avec le projet de leur donner une grandeur proportionnée aux villes, et interrompus au milieu de leur éclatante croissance par l'envahissement du doute et de l'égoïsme.

Malgré ce qu'il y a de pénible dans cette différence du chœur et de la nef, Saint-André possède le rare privilége de n'offrir aucune trace de rapiécetage classique dans la maçonnerie, aucune œuvre postérieure à l'arc-boutant extérieur voisin de la sacristie et à la tribune de l'orgue, dont les piliers sont couverts d'arabesques pleines de grâce. Ces deux additions sont toutes deux de la belle renaissance. Il n'y a de mauvais dans cette église que des marbrures et des boiseries qu'un archevêque de bon goût pourrait facilement faire disparaître. Il faudrait commencer par le grand autel en baldaquin qui est vraiment hideux, tant par sa forme que par son excessive disproportion avec la nef.

Quant aux travaux tout à fait récents, cette cathédrale mérite une place spéciale dans l'histoire de l'art, puisqu'elle a été peut-être la première en France à recevoir l'empreinte d'une pensée régénératrice. En 1810, les deux flèches qui s'élèvent à cent cinquante pieds au-dessus de sa façade septentrionale étant menacées d'une ruine totale, on voulait les abattre; un architecte, nommé M. Combes, entreprit de les restaurer : il en vint à bout avec un succès complet, et sans altérer leur caractère primitif. Il fit ensuite les galeries qui lient ensemble les piliers de la nef, mais qui malheureusement n'ont pas toute la légèreté qu'on pourrait exiger. Son élève, M. Poitevin, a construit auprès de la façade du nord une sacristie en forme de chapelle, remarquable à l'extérieur comme à l'intérieur par la conformité du style et des ornements avec ceux de l'édifice primitif. On voit que l'ar

chitecte n'a pas cherché à faire de l'originalité à lui. Cela me semble un immense pas vers le bien.

Mais à peine l'œil s'est-il détourné de ce spectacle consolateur, qu'il rencontre un monument victime d'un exécrable vandalisme. C'est la tour dite de Peyberland, élevée, à la fin du quinzième siècle, par Pierre Berland, fils d'un pauvre laboureur du Médoc, qui devint, à force de piété et de savoir, archevêque de Bordeaux en 1430. Cette magnifique pyramide, qui avait autrefois, avec sa flèche, trois cents pieds de haut, avait été, dit-on, construite avec un zèle patriotique par l'architecte que l'archevêque avait chargé d'exécuter son projet, et qui était stimulé par le désir d'élever un monument français capable de lutter avec les flèches de SaintAndré, ouvrage des architectes anglais. Aussi réussit-il si bien que le chapitre métropolitain lui vota, en guise de récompense, un habit d'honneur qui fut acheté dix francs. Les terroristes avaient condamné à périr cette œuvre si pieuse, si touchante, si nationale; mais leur fureur fut impuissante. On ne put faire tomber que la flèche; la tour résista à tous les efforts, et l'on fut obligé de résilier le marché qui avait été passé avec un destructeur. Elle est donc encore debout, mais déshonorée et dévastée. Toutes les ouvertures ont été bouchées depuis le haut jusqu'en bas; tous les ornements, les riches et innombrables fantaisies de l'artiste ont été arrachées, il n'en reste que ce qu'il faut pour convaincre que le quinzième siècle avait rarement produit une œuvre où se fût mieux développé le luxe inépuisable de son imagination. Elle sert maintenant, cette pauvre tour, comine celle de Saint-Jacques la Boucherie à Paris et de Saint-Martin à Tours, elle sert à fabriquer du plomb de chasse. C'est ainsi que l'on trouve moyen, en ce siècle éclairé et progressif, d'utiliser ces cristallisations de la pensée hu

maine lancée vers Dieu, ces inflexibles doigts levés pour montrer le ciel1.

L'église de Saint-Michel a aussi un clocher séparé de l'édifice principal et de la même époque, du même genre de beauté que la tour de Peyberland; ce clocher était surmonté d'une flèche construite en 1480, et que l'on vantait comme la plus belle du Midi; elle s'écroula en 1768, et aujourd'hui la tour ne sert plus que de télégraphe. Le projet de rétablissement, conçu et présenté par M. Combes, a été soigneusement repoussé par l'administration. L'extérieur de cette église de Saint-Michel est du gothique le plus riche; la façade du nord est admirable, mais indignement obstruée par la maison curiale. C'est à peine si on peut voir le portail central et les bas-reliefs qui la surmontent. Ces bas-reliefs sont du quinzième siècle, un peu trop maniérés, mais trèsremarquables : ils sont doubles, c'est-à-dire qu'il y en a quatre adossés l'un à l'autre, dont deux font face à l'extérieur et deux à l'intérieur de l'église. Ceux du dehors représentent le Sacrifice d'Isaac et l'Agneau pascal; ceux du dedans, Saint Michel terrassant le démon et Adam et Ève. Les deux couples de bas-reliefs sont séparés par un double groupe sculpté de grandeur naturelle, antérieur d'un siècle au moins, et d'une merveilleuse expression. A l'extérieur, c'est le Baiser de Judas; à l'intérieur, l'Ecce Homo: rien de plus beau que la tête du Christ dans tous deux. L'intérieur de Saint-Michel a des défauts; de ses cinq nefs, les trois du milieu sont égales en largeur, ce qui, vu le peu de longueur de toute l'église, produit un très-mauvais effet. Il y a un transept, mais pas de rond-point; au fond de chacune des trois nefs s'élève un autel épouvantable, surtout celui du

1 Wordsworth. Cette tour a été depuis rachetée et réunie à la métropole par les soins du cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux.

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