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glais, et dont le catholicisme anglais eût recueilli tout le bénéfice.

Ce n'était pas là sa vocation. Il ne recula jamais, pas plus dans la vie publique que dans la vie privée, devant un devoir strict et évident, comme on le vit lorsqu'il dénonça en 1856, à la Chambre des lords, les procédés iniques de la commission chargée de répartir les fonds de la souscription pour les victimes de la guerre de Crimée, et qui avait scandaleusement abusé de son mandat au détriment de la foi des orphelins catholiques. Mais il avait fait son choix. Ce n'était pas la vie politique avec ses luttes, ses entraînements, ses ardeurs, ses tentations, qui devait dominer et posséder son âme : c'était la vie cachée en Dieu. C'était l'humble et laborieuse carrière d'un chrétien exclusivement dévoué à ses devoirs domestiques, à l'Église et aux pauvres. Il lui fut donné de mériter au plus haut degré le titre de contempteur du monde : CONTEMPTOR MUNDI, qu'on lit sur la tombe de certains grands seigneurs féodaux qui avaient quitté la cotte de mailles pour le froc monastique; et cela au milieu d'une société qui semble avoir atteint les dernières limites des prospérités de ce monde, et qui eût aimé à le voir jouir sans réserve de la part éclatante qui lui en revenait.

Même aux yeux de la sagesse humaine, il avait choisi la meilleure part. Une âme sainte, une àme douce et humble, charitable et sereine dans la plus dangereuse élévation d'icibas, c'est un spectacle plus grand et plus utile, même au profit d'une Église persécutée, que celui de la plus rare éloquence et de l'influence politique la plus active.

Dans un pays où le catholicisme, légalement émancipé, a encore à lutter contre tous les préjugés, toutes les passions, toutes les rancunes, toutes les ignorances et tous les remords d'un peuple ivre de sa propre grandeur, et qui ne peut pas pardonner à l'Église tout le mal qu'il lui a fait, rien ne pouvait mieux servir la cause de cette auguste victime d'une persécution nationale que le dévouement quotidien et généreux

du premier personnage de l'Angleterre aux intérêts et aux douleurs que le peuple anglais dédaigne et méconnaît le plus.

Les ordres religieux, parfaitement libres dans les Iles Britanniques, mais parfaitement impopulaires, excitaient surtout sa sollicitude. La congrégation de l'Oratoire, ramenée en Angleterre dès 1849, régénérée et illustrée par le père Newman et le père Faber, n'eut jamais d'adhérent plus zélé, de patron plus généreux que le duc de Norfolk.

Mais aucune œuvre de charité ne lui était indifférente, au · cune misère ne lui était inconnue, aucun besoin, exposé à ses yeux vigilants, ne restait sans soulagement. Pour se faire une idée de la vie qu'il s'était faite, il fallait le voir dans sa grande bibliothèque, ayant à ses côtés sa femme, qui lui servait toujours de secrétaire et de coadjuteur, et se livrant avec elle au dépouillement de l'incommensurable correspondance qui, de tous les coins des Trois-Royaumes, lui apportait tous les jours une tâche aussi pénible que méritoire, et venait dérouler devant lui le tableau de toutes les infirmités, de toutes les exigences, de tous les dénûments qui constituent l'existence de la communauté catholique, partout indigente, partout en minorité, partout en lutte avec des obstacles de toute nature. Son noble cœur se donnait sans réserve et sans relâche à ce labeur incessant: il y faisait face avec une patience héroïque, une humeur toujours égale et toujours gaie, une munificence sans rivale. « Il n'y a pas, » dit le cardinal Wiseman, dans la lettre pastorale publiée par l'éloquent prélat à l'occasion de la mort du plus illustre de ses diocésains, « il n'y a pas dans ce diocèse une seule œuvre qui n'ait reçu de lui des secours permanents ou indispensables. Il n'y a pas une forme de la misère qui lui ait échappé. Églises, orphelinages, refuges, hospices, hôpitaux, salles d'asile, écoles primaires, écoles normales, monastères d'ordres contemplatifs ou actifs, éducation du clergé à l'intérieur ou à l'étranger, subventions à l'épiscopat, secours aux catholiques enfermés dans les prisons et les maisons de travail, tout a été comblé de ses bien

faits, rien ne lui a été étranger, et partout où il y a eu une bonne et sainte œuvre à accomplir, il était là. Mais nul ne saura l'étendue de ses dons. J'en ai connu par hasard des exemples qui auraient semblé suffire pour accomplir les obligations d'un homme riche et vertueux pendant toute une vie; et ce n'étaient que des échantillons secrets et quotidiens de son inépuisable charité. »>

Quelques jours après sa mort, un incident vint apporter à ce panégyrique émané de si haut le sceau d'une obscure mais touchante confirmation. Un de ses amis, venant à passer devant son hôtel de Saint-James' square, vit un pauvre Irlandais s'arrêter devant la porte du manoir ducal, se découvrir et murnurer une prière. « Que faites-vous?» lui dit-on. « Ah! » répond le pauvre, «c'est là que demeurait mon meilleur ami : je prie pour son âme'. >>

Il n'interrompait le cours de ses travaux charitables que pour se livrer à des exercices de piété, qui occupaient chaque jour une place plus grande dans sa vie; puis pour gouverner son vaste patrimoine, et cela encore et surtout dans l'intérêt des pauvres, car il se regardait littéralement comme l'administrateur de ses biens au profit de Dieu et du prochain.

Mais combien l'on se tromperait si l'on croyait que ses vertus eussent quelque chose de sec, de roide ou d'inabordable! Ce que je voudrais surtout peindre, c'est le charme de la bienveillance universelle et de la simplicité touchante que respirait toute sa personne. Jamais homme ne réalisa mieux ce mot, qu'on ne saurait trop citer, de saint François d'Assise : «La courtoisie est la sœur de la charité. » Il avait conservé de sa vie mondaine les formes les plus gracieuses et les plus distinguées, l'urbanité la plus aimable, des façons nobles et naturelles, et, pour parler comme Saint-Simon, « cette grande politesse, noble, discernée, qui est devenue si rare et qui touche si fort. » Avec cela, la retenue la plus discrète, l'oubli de soi le plus

Tablet du 22 décembre 1860.

constant et le plus visible, une déférence touchante pour l'âge, le sexe, le malheur, l'exil, accentuée avec des degrés d'une exquise délicatesse, selon la position de tout ce qui avait le bonheur de l'approcher; enfin une compassion douce, que la charité empêchait de dégénérer en pitié ironique pour les agitations et les préoccupations qu'il ne partageait pas.

Tout son être était comme imprégné de l'humilité la plus sincère, en même temps que d'une dignité invincible, car nul ne pouvait être tenté d'oublier auprès de lui la suprématie que lui assignait sa vertu, encore plus que son rang. La noblesse chrétienne, la chevalerie, dans la vénérable et primitive acception du mot, avec tout ce qu'il comporte d'honneur, de droiture, de délicatesse, d'intégrité sans tache, de solide et inébranlable vertu, de noble et religieuse indépendance, n'eurent jamais de personnification plus complète.

En le dérobant si jeune encore à l'amour des siens, à la confiance de ses coreligionnaires, au respect de son pays, Dieu a sans doute voulu le récompenser promptement du dévouement si actif et si pur qui avait consumé sa vie. Dans toute la force de l'âge, à quarante-trois ans, il tomba en proie à une maladie douloureuse et mortelle qui le fit languir pendant deux ans avant de l'enlever. Six semaines avant sa mort, son confesseur lui annonça que les médecins désespéraient de sa vie. Le malade ne répondit que ces mots : « Eh bien, mon << père, puisque je dois mourir, que je fasse au moins une sainte <«< mort!» Et alors, s'isolant complétement de toute affaire et de toute relation en ce monde, uniquement entouré de sa femme et de ses nombreux enfants, il ne s'occupa pendant quarante-huit jours consécutifs que de se préparer à la mort. Il envoya à Rome demander au pape une dernière bénédiction; et ce dut être pour le cœur de Pie IX une consolation efficace que de voir arriver, du sein de ce peuple qui applaudit avec une si effrayante unanimité aux perfidies sacriléges dont le Saint-Siége est victime, ce message d'un amour filial et dévoué jusque dans la mort.

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Pendant ces six dernières semaines, une confession générale qui se prolongea pendant six jours d'examen et d'humiliation devant le juge tout-puissant, puis dix-huit communions, faites avec une ferveur toujours croissante, adoucirent les approches du formidable passage. Toutes les fois que le prêtre lui faisait entendre les prières de l'Église, il faisait effort sur lui-même pour interrompre les doux et plaintifs gémissements que lui arrachaient ses souffrances. Il mourut le jour de Sainte-Catherine, 25 novembre 1860, ayant à peine quarante-cinq ans. « Il s'est endormi, dit le cardinal Wiseman, << d'un sommeil paisible et suave, comme dans les bras de «Dieu.» « Je ne crains pas d'affirmer, humainement par<«< lant,» dit son confesseur, le père Faber, dans un récit qui sera certainement connu un jour, « qu'aucun saint n'a pu << mourir d'une mort plus sainte ! » La dévotion qu'il préférait pendant cette longue et dernière lutte était celle des cinq plaies de Notre-Seigneur. « C'est là, » disait-il à la duchesse, « c'est << dans ces saintes plaies que je vous retrouverai pour l'éter«<nité. » Ce fut la tête appuyée sur l'épaule de cette chère et douce compagne qu'il rendit son âme à Dieu; mais auparavant il détacha ses mains défaillantes de l'étreinte de sa femme, et les joignit pour répéter une dernière fois, d'une voix qu'on put à peine entendre, les noms de Jésus et de Marie. Ce furent aussi les dernières paroles que prononça sur son lit de mort, dans un cachot de la tour de Londres, le 15 octobre 1595, son dixième aïeul, Philippe, comte d'Arundel, le martyr.

(Correspondant du 25 décembre 1860.)

FIN DU TOME SIXIÈME.

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