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du vivant de son grand-père), ne faisait augurer ce qu'il est devenu. Né en 1815, fils d'un père dont on ne calomniera pas la mémoire en disant qu'il ne voulait être catholique que de nom, et d'une mère protestante', l'héritier de la première maison catholique du pays fut élevé en protestant. Il fut envoyé successivement à la célèbre école publique d'Éton, puis à l'université de Cambridge. Il entra ensuite dans les gardes à cheval, où il servit jusqu'au grade de capitaine. Ce fut du reste à cette éducation nationale qu'il dut sans doute la virilité élégante de son maintien et de son extérieur, qui offrait un type complet de la distinction et de la vigueur propres aux Anglais des classes élevées. A peine sorti de l'adolescence, à vingt-deux ans, il entra au Parlement comme représentant du bourg d'Arundel, dépendance de ce château féodal de ses pères, dont il prit le titre à la mort de son aïeul, et qu'il a porté pendant la plus grande partie de sa vie parlementaire.

Jusqu'à présent on ne voit dans cette vie de jeune homme aucun trait propre à le distinguer de tant d'autres rejetons d'une riche et puissante aristocratie. Mais tout à coup la transformation s'opéra. J'ai le regret de ne pouvoir raconter comment. Je me souviens seulement qu'il m'a souvent dit : « Je ne suis pas un vieux catholique; regardez-moi comme un converti. »

Nos premières relations datent de ces belles années du règne de Louis-Philippe où l'on vit une si nombreuse et si généreuse portion de la jeunesse française user de la liberté publique pour briser le joug des sophistes, braver le respect humain, confondre les diatribes d'une presse impie et conquérir l'émancipation des ordres religieux, en se groupant par milliers autour de cette chaire de Notre-Dame, d'où le Père Lacordaire et le Père de Ravignan électrisaient tour à tour une foule avide et attentive. Le jeune comte d'Arundel se mêla à cette foule. Nul n'y porta une piété plus sincère et plus fer

1 Fille du duc de Sutherland.

vente. Il y revint plusieurs fois, il y puisa pour le Père de Ravignan un tendre et respectueux attachement. Oserai-je le dire? Ce fut là aussi que nous nous rencontrâmes d'abord, ce fut là que commença une amitié qui ne s'est jamais démentie, et qui m'a valu de sa part des preuves d'un incomparable dévouement. Il sortait de ces réunions de francs et fermes catholiques le front haut et l'œil rayonnant. Son bonheur était grand, mais il n'était pas complet. Un jour, je m'en souviens, un jour de Pâques, à la communion générale de Notre-Dame, il avait été suivi par la noble et fidèle compagne de sa vie, qui, du haut des galeries de la métropole, contemplait son mari sans pouvoir l'imiter. Elle était encore protestante; fille de sir Edmond Lyons, alors envoyé en Grèce, et depuis commandant en chef de la flotte anglaise devant Sébastopol, il l'avait rencontrée à Athènes dans son premier voyage de jeune homme; il l'avait aimée et épousée, au milieu de la sympathie attentive de l'Angleterre, sans que personne se doutât que l'union de ces deux jeunes cœurs épris, contractée au pied du Parthénon, ne dût se pleinement consommer que sous les voûtes de Notre-Dame de Paris.

Mais, à peine converti, selon sa propre expression, il n'eut de repos qu'après avoir obtenu la conversion de sa femme. Cette grâce lui fut accordée, et rien ne manqua désormais aux joies de son âme.

Les devoirs de la vie publique prirent alors à ses yeux une tout autre importance. Il n'avait joué jusque-là qu'un rôle passif à la Chambre des communes. Il lui manquait plusieurs des conditions nécessaires pour réussir dans la carrière politique. Ce n'est pas qu'il ne sût parler avec une certaine facilité, comme tous les Anglais; mais il n'avait aucun goût pour les luttes de la parole, encore moins pour celles des partis. Placé au pinacle de la hiérarchie sociale de son pays, il n'aurait pu avoir d'autre ambition que de prendre une part directe au gouvernement, et sa religion autant que son caractère y mettait d'insurmontables obstacles.

C'était avant tout un homme d'intérieur, fait pour la vie du cœur et de la famille. Mais pendant plusieurs années il sut se faire violence, en intervenant avec autant de fermeté que de prudence dans toutes les questions où les intérêts catholiques étaient en jeu.

Il écrivait en 1847 avec une touchante modestie : « Combien « je regrette ma jeunesse oisive, qui me laisse sans un capital << suffisant de connaissances historiques et de littérature clas<< sique pour faire face à mes besoins d'aujourd'hui ! » Et encore: « J'ai absolument perdu les vingt-six premières années « de ma vie... Je sens amèrement que je n'ai rien de ce qu'il << faut pour travailler comme je le voudrais. Mais avec l'aide de « Dieu je ferai de mon mieux : I will do my best... La religion « seule m'intéresse; seule elle m'échauffe le sang si froid qui <«< coule dans mes veines, et le fait circuler assez pour me « mettre à même de parler. »

Il lui fallait en outre surmonter toute sorte de préjugés et de divisions regrettables qui, en Angleterre comme ailleurs, viennent aggraver la faiblesse de la minorité catholique. Je retrouve une lettre de lui, du 7 mai 1846, où il m'annonce comme une victoire remportée sur lui-même que, ayant rencontré M. O'Connell dans la rue, il l'avait salué, par déférence pour mes conseils, et qu'ils avaient échangé quelques paroles !

Mais, dès l'année suivante, le grand orateur irlandais quitta ce monde, et le jeune lord Arundel se trouva placé en première ligne parmi les membres catholiques de la Chambre des communes.

L'incontestable sincérité de ses convictions, la noble candeur de son âme, la droiture et l'aménité de son caractère, lui conquirent bientôt une position sérieuse. Cette redoutable et dédaigneuse assemblée, dont les dix-neuf vingtièmes étaient hostiles ou plus qu'indifférents au catholicisme, écoutait avec attention et respect un homme qui ne lui parlait jamais que de la question qui lui déplaisait le plus, mais qui lui en parlait

avec simplicité et dévouement, avec une scrupuleuse exactitude dans l'emploi des faits et une bonne foi virile dont l'honneur finissait par rejaillir non-seulement sur sa considération personnelle, mais sur la cause même qu'il défendait.

Ses traditions de famille l'associaient aux whigs; mais il rompit avec eux lorsque, devenus eux-mêmes misérablement infidèles à leurs plus glorieux antécédents, pour suivre les conseils pervers de lord Palmerston et de lord John Russell, ils présentèrent et firent passer la loi dite des titres ecclésiastiques, à l'occasion des nouveaux siéges épiscopaux créés en 1850 par le pape Pie IX. Cette loi, heureusement impuissante et qu'on n'a jamais essayé d'exécuter, n'était destinée qu'à enregistrer une sorte de protestation officielle contre l'exercice du pouvoir pontifical en Angleterre. Le comte d'Arundel se trouva dans une position délicate: il devait exclusivement à l'influence locale de son père la place qu'il occupait à la Chambre des communes. Ce père approuvait et appuyait la mesure ministérielle. Son respect pour l'autorité paternelle pouvait et devait même, aux yeux de plusieurs, l'obliger à se démettre ou au moins à s'abstenir. Mais l'honneur et la conscience parlèrent plus haut encore que la piété filiale. Il resta à la Chambre et combattit le bill avec autant de décision que de persévérance, à toutes les différentes étapes de la discussion. La loi votée, il donna sa démission. Il fut aussitôt réélu par les électeurs catholiques du comté de Limerick en Irlande; mais, après la dissolution de 1852, il ne voulut plus de mandat électoral, et ne reparut au Parlement que pour aller siéger à la Chambre des Pairs, comme duc de Norfolk, à la mort de son père.

Un seul événement marque dans cette seconde et dernière partie de sa carrière publique : ce fut le refus de l'ordre de la Jarretière, dont la reine, sur la proposition de lord Palmerston, avait voulu l'investir. On sait que cet ordre est le premier de l'Europe, tant par son antiquité que par la qualité et le nombre restreint de ses membres. Ce nombre n'a jamais

dépassé, quant aux chevaliers indigènes, celui de vingt-cinq fixé par le fondateur, Édouard III, en 1347; et l'on n'y admet d'autres étrangers que les souverains : l'orgueil britannique, semblable à celui des Romains de la république, veut bien reconnaître ainsi les rois pour égaux des patriciens anglais. C'est la plus haute distinction que la couronne d'Angleterre ait à conférer, et la seule dont elle puisse disposer en faveur de ceux que leur naissance place, comme le duc de Norfolk, au-dessus de toutes les autres. Il la refusa respectueusement et sans étalage, en évitant même, autant que possible, par un scrupule délicat, de donner de la publicité à son refus, afin de ne pas diminuer le prix de la faveur qui, rejetée par lui, allait échoir à un autre. Mais en Angleterre il n'y a point de secret possible. Ce refus fut connu; il excita une surprise universelle et toute sorte de commentaires. Les uns, qui le connaissaient bien mal, y virent un raffinement d'amourpropre. Les autres crurent que ce catholique fervent ne voulait pas d'un ordre qui, fondé originairement comme la Toison d'Or et le Saint-Esprit, à titre de confrérie religieuse, venait d'être profané par l'admission du chef de l'islamisme, du sultan Abd-ul-Medjid, parmi ses membres. Mais ce n'était pas là sa vraie raison. Je me permis un jour de lui reprocher d'avoir privé les catholiques anglais, très-sensibles à ce genre de satisfactions, de celle qu'ils auraient goûtée à voir le premier d'entre eux revêtu de cette éminente dignité. Il me répondit par un argument ad hominem, qui me prouva qu'il avait surtout voulu donner une preuve d'indépendance politique en évitant de recevoir même la faveur la plus enviée par l'intermédiaire d'un ministre dont il désapprouvait la conduite.

Souvent j'ai entendu des catholiques anglais se plaindre et s'étonner du silence qu'il gardait habituellement à la Chambre des pairs. On s'attendait à autre chose on eût voulu qu'il consacrât l'immense ascendant de son nom, de son rang, de son caractère, à conquérir dans la vie parlementaire une de ces grandes influences si acceptées par le public an

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