LE DUC DE NORFOLK (1860) Cette année 1860, si fatale à l'Église, à la justice, à l'honneur, marquée de plus par tant de deuils éclatants et qui nous touchent de si près, a vu disparaître de la terre, dans la personne de Henri, quatorzième duc de Norfolk, celui que je ne craindrai pas d'appeler le plus noble, le plus humble et le plus pieux des laïques de notre temps. Je voudrais honorer ce recueil en y consacrant quelques lignes à la mémoire de ce grand chrétien; je voudrais le faire connaître à ceux qui ont ignoré jusqu'à son existence, et soulager ainsi pour un moment la douleur de ceux qui, comme moi, l'ont connu et aimé. Je m'arrêterais cependant devant le souvenir de cette âme si humble et si pure, si étrangère à toute recherche de la bonne opinion des homines, je ne songerais qu'à taire les détails que devraient voiler la pudeur de l'amitié et le respect de la vie cachée en Dieu, s'il ne s'agissait d'un homme que l'éclat de son rang, la splendeur plus que royale de sa naissance, son immense fortune, sa position hors ligne au sein de la plus puissante nation du monde, condamnaient à une inévitable notoriété, dont il n'a jamais usé que pour le service de Dieu et des pauvres. Mais, avant d'aller plus loin, il faut bien que je cherche à donner au lecteur français quelque idée de ce que c'est qu'un duc de Norfolk en Angleterre, et d'une existence dont les autres pays de l'Europe n'offrent plus même la moindre image. Je le ferai avec d'autant moins d'embarras que j'ai trop vécu avec les hagiographes des siècles passés, pour ne pas savoir le prix et le soin minutieux qu'ils ont mis tous et toujours à constater l'illustre origine de leurs héros et à les pourvoir de ces claris natalibus, dont le latin de Tacite leur avait fourni la formule habituelle. La maison de Howard, dont le duc de Norfolk était l'aîné et le chef, universellement reconnue comme la plus illustre de la noblesse anglaise, remonte, selon une tradition anciennement accréditée, à Hereward, ce fameux baron saxon qui se maintint avec un si indomptable courage dans l'île d'Ely, contre Guillaume le Conquérant, et dont Augustin Thierry a raconté avec tant de charme les prodigieux exploits. Quoi qu'il en soit de cette origine légendaire, cette maison, grâce aux exploits de ses divers rejetons et à ses alliances avec les plus vieilles races normandes, avait atteint dès le quinzième siècle un si haut degré de puissance et de splendeur, que son chef fut créé duc de Norfolk en 1483. Aucune famille en Europe, même parmi les familles souveraines, excepté celles de Bourbon, de Lorraine et de Savoie, ne peut se vanter d'avoir reçu de si bonne heure un titre si élevé. Le premier duc, qui descendait par sa mère d'Édouard III, fut tué sur le champ de bataille de Bosworth en défendant Richard III, le dernier des Plantagenets, contre le premier des Tudors. Le deuxième gagna, en 1513, la bataille de Flodden, où périt le roi d'Écosse avec la fleur de la chevalerie écossaise. Le troisième n'échappa que par un hasard providentiel à l'échafaud, auquel l'avait fait condamner l'odieux tyran Henri VIII, et où venait de monter son glorieux fils, Henri, comte de Surrey, le personnage le plus connu de cette famille célèbre, aussi renommé par sa vaillance belliqueuse que par ses talents littéraires, qui lui ont valu l'honneur d'ouvrir la série des poëtes fameux de l'Angleterre. Il fut immolé à vingt-sept ans par la jalousie et le fanatisme de Henri VIII, qui voulut atteindre en lui à la fois le seigneur le plus populaire du royaume et un catholique resté fidèle à l'Église romaine. Ces premières et anciennes gloires d'une maison dont la descendance directe et masculine s'est perpétuée jusqu'à nos jours, et qui occupe par son rang comme par son ancienneté la première place dans la pairie britannique, pouvaient suffire pour lui assurer une illustration exceptionnelle. Leur nom est devenu le type de l'aristocratie dans le pays le plus aristocratique de l'Europe, ainsi que le témoigne le vers de Pope, si souvent cité : Alas! not all the blood of all the Howards. Les Howard sont donc en quelque sorte les Montmorency de l'Angleterre, mais, si je l'ose dire, avec quelque chose de plus religieux et de plus touchant dans leur gloire, grâce aux catastrophes cruelles et imméritées dont ils ont été victimes. Le fameux comte de Surrey fut le premier, mais non le seul de sa race destiné à périr, martyr de la foi et de l'honneur, sous la hache du bourreau. Son fils, le cinquième duc, ayant pris contre la reine Élisabeth le parti de Marie Stuart, vaincue et captive, dont il avait subi le charme irrésistible et dont il avait brigué la main, fut mis à mort en 1572, comme l'avait été son père, par la digne fille d'Henri VIII. On l'a accusé d'avoir mêlé trop d'ambition mondaine au dévouement qu'il témoignait à la religion de ses pères et à l'infortunée reine d'Écosse, qui allait le suivre de près sur l'échafaud dressé par la tyrannie anglicane. Mais nulle imputation de ce genre n'a jamais pu s'élever contre la sainte mémoire de son fils, Philippe Howard, comte d'Arundel, « le caractère le plus noble et le plus idéal qu'ait produit le patriciat britannique. » Celui-ci, dépouillé de tous les titres et de tous les biens de son père, mais appelé du droit de sa mère à l'une des plus anciennes pairies du royaume, après avoir résisté héroïquement à toutes les caresses et à toutes les persécutions d'Élisabeth, fut plongé tout jeune encore dans les hideuses prisons de la Tour de Londres, et y mourut empoisonné après onze ans de tortures'. Cette captivité, dont les raffinements barbares rappellent et dépassent même les plus affreux récits de la persécution des empereurs romains, imprima le sceau du martyre à la grandeur séculière de la maison de Norfolk. Rétablie par les Stuarts dans ses possessions et ses dignités patrimoniales, elle est toujours restée catholique à travers les proscriptions et les misères des temps subséquents. Si parfois le titulaire de la dignité ducale s'est laissé gagner par le désir de jouir de la plénitude des prérogatives politiques qui appartenaient au premier pair d'Angleterre, il s'est toujours trouvé un successeur pour renouer la chaîne des traditions qui identifiaient l'honneur de cette race antique avec la fidélité à l'antique religion. Parmi les protestants eux-mêmes, nous dit le Times, il y en a beaucoup qui, par une sorte de culte poétique pour le passé, regretteraient de voir la plus illustre maison du pays abandonner l'Église vaincue et proscrite, dont aucune vicissitude n'a pu détacher cette vieille lignée. Privés, jusqu'à l'émancipation des catholiques en 1829, du droit de siéger à la Chambre des pairs, les ducs de Norfolk n'en ont pas moins continué à jouir du prestige incontesté de leur rang de premier duc et comte d'Angleterre, de chef de la noblesse, et, comme disent les Anglais, de premier sujet du royaume. Ils étaient en outre revêtus à titre héréditaire de la charge de comte-maréchal, dont un de leurs ancêtres avait été pourvu en 1386, et qui leur conférait le gouvernement de toutes les affaires héraldiques et de toutes les questions de préséance et de blason, que nul ne dédaigne dans un pays où existe un grand corps de noblesse reconnu et respecté de tout le monde, et où le Peerage3 se trouve sur toutes les tables et M. Rio, dans ses Quatre Martyrs, a parfaitement raconté la vie et les traits de ce glorieux confesseur de la foi, dont une biographie contemporaine a été publiée par celui même de ses descendants que pleure aujourd'hui toute l'Angleterre catholique. 2 First subject of the realm. Annuaire de la Pairie. forme avec la Bible et Shakspeare le principal aliment de toutes les mémoires. Un patrimoine considérable, accru de génération en génération, ajoute naturellement à l'ascendant social et politique d'une si puissante maison. La forteresse normande d'Arundel constitue le joyau de ce vaste patrimoine, puisque le fait seul de la possession de ce domaine féodal donne droit à la pairie, sans création royale. Mais il comprend bien d'autres territoires et entre autres une grande partie de l'importante ville manufacturière de Sheffield. Un fait, conservé par l'histoire provinciale, sert à peindre l'esprit de conservation et la magnificence qui président à l'emploi de ces fortunes aristocra tiques. Au dernier siècle, le neuvième duc, quoique sans enfants, avait entrepris de construire à Worksop un palais à l'intention du neveu qui devait être son héritier. L'édifice venait d'être achevé, au prix de plusieurs millions, lorsque survint, en 1761, un incendie qui le consuma de fond en comble. Le vieux duc ne se laissa pas décourager, et sur les cendres à peine refroidies de l'immense édifice on le vit paraître, tenant à la main l'enfant qui allait le remplacer, pour poser la première pierre d'un palais plus magnifique encore, dont le seul corps de logis central, qui subsiste toujours, a trois cents pieds de long. Un siècle plus tard, toutes ces grandeurs devaient échoir au plus modeste des hommes, au plus humble des chrétiens, à l'Anglais le plus dénué que l'on puisse concevoir des préjugés et de l'orgueil égoïste qui vaut à ce grand peuple une impopularité si générale. Parmi les traditions splendides et diverses de sa race, celles qui constataient chez certains de ses ancêtres la piété, le dépouillement de soi, la sainteté même, devaient seules avoir quelque prix à ses yeux. La grâce allait se montrer envers lui plus prodigue encore que la for tune. Rien d'ailleurs, dans les commencements du jeune lord Fitz-Alan (titre d'une ancienne baronnie normande qu'il porta Œuvres. 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