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connaître au futur maître de la France son jeune cousin, et le père de celui-ci dut plus tard à cette parenté d'être appelé au Sénat, après avoir longtemps refusé cette fonction avec le désintéressement et la rare modestie qu'il a laissée pour héritage aux siens. Le jeune Ferdinand de Tascher fut reçu à l'École polytechnique en l'an VIII; mais la vie domestique et civile l'attira plus que la carrière des armes qu'avaient toujours suivie ses pères et où se pressait alors presque toute la jeunesse française. Après avoir passé quelques années au conseil d'État comme auditeur, il avait été chargé, bien malgré lui, d'administrer au nom de la France l'ancien évêché souverain d'Osnabrück. C'était une de ces provinces allemandes qui frémissaient sous la domination impériale. M. de Tascher s'y faisait remarquer et aimer par son équité et par sa modération, lorsque la catastrophe qui termina l'expédition de Russie vint troubler son existence et l'initier de la façon la plus poignante aux épreuves de la vie militaire. Deux de ses frères, plus jeunes que lui, mais déjà signalés par l'éclat de leurs services, faisaient partie de la grande armée. Entraînés dans cette cruelle retraite qui engloutit tant de milliers de Français, ils périrent tous les deux, victimes des blessures et des maladies qu'ils en avaient rapportées. Leur frère aîné, averti bien tard de leurs souffrances, courut au-devant d'eux, et n'arriva que pour recueillir dans un hôpital de Berlin le dernier soupir de celui des deux qui avait pu se traîner jusque-là. M. de Tascher a consigné dès 1814 le récit de ces misères, dont il fut le témoin, dans quelques pages, les seules qu'il ait jamais fait imprimer, et qui, complétées par les lettres que lui écrivait son frère pendant la marche en avant et depuis la rentrée des débris de l'armée en Prusse, ajoutent une nouvelle lumière à toutes celles que des plumes plus célèbres ont versées sur cette page funèbre de nos annales.

A la suite des événements de 1814, il rentra dans la vie privée et dans l'étude, pour se préparer à remplir les fonctions législatives dont la mort de son père devait l'investir un

jour. Entré par hérédité à la Chambre des pairs dès 1823, il y fit partie de cette majorité constitutionnelle qui jeta tant d'éclat sur les plus belles années de la Restauration et donna aux délibérations de la pairie une importance et une popularité trop méconnues par le parti libéral, lorsque celui-ci fut devenu le maître. Après la révolution de 1830, le comte de Tascher prêta le plus énergique concours à la tâche difficile et prolongée que s'était imposée le nouveau gouvernement pour concilier l'ordre avec la liberté. Il était de ces hommes comme il en faudrait beaucoup dans tout gouvernement libre, qui défendent avec vigueur et désintéressement le pouvoir, sans briguer ses faveurs, sans lui livrer jamais le droit ou la vérité, mais aussi sans jamais courtiser les passions et les préjugés populaires. On le vit toujours dominé par la conscience et incapable de sacrifier le moindre de ses devoirs au calcul le plus habile ou le plus spécieux. Modeste autant que dévoué, mais animé d'un zèle actif et intelligent, constamment et exclusivement occupé d'accomplir son mandat politique, il nous présentait la fidèle image d'un de ces anciens. magistrats qu'on eût bien étonnés en leur parlant de places et de traitements lucratifs, et qui n'envisageaient dans leurs hautes fonctions qu'une charge laborieuse et presque gratuite dont on était responsable envers Dieu et envers la patrie. Le sentiment de ce devoir accompli lui semblait une récompense suffisante ce fut aussi la seule qu'il obtint pendant tout le cours de sa longue et honorable carrière.

Attentif à ne pas dépasser les bornes de la stricte vérité, en parlant d'un homme qui poussait jusqu'au scrupule le respect de cette vérité, je ne chercherai pas à lui attribuer un grand rôle politique qu'il ne rêva ni ne désira jamais. Je ne le suivrai pas non plus dans toutes les discussions importantes où il intervint. Je ne veux relever en lui qu'un seul trait. Il était passionnément épris de l'indépendance et de la dignité du grand corps dont il s'honorait d'être membre; et cette disposition se faisait surtout jour chez lui dans ces

grands procès politiques qui vaudront à la cour des pairs et à son illustre chef, le dernier chancelier de France, une si belle place et une gloire si pure dans l'histoire de la France libre, grâce à son profond respect pour la publicité et la liberté de la défense, grâce aussi à la souveraine équité et à l'inviolable modération de ses arrêts.

D'ailleurs les opinions énergiquement conservatrices du comte de Tascher n'excluaient point chez lui les aspirations d'une âme vraiment libérale. Entre les causes généreuses qu'il se plaisait à défendre, celle de la Pologne, aujourd'hui si oubliée, lui inspirait surtout une vive sympathie, et tant que dura la royauté parlementaire, il ne perdit jamais une occasion de réclamer pour cette nationalité sacrifiée les droits stipulés par les traités de 1815 et si complétement passés sous silence au congrès de 1856.

La discussion de la dernière adresse votée par la Chambre des pairs se termina, le 15 janvier 1848, par l'adoption d'un amendement proposé par M. de Tascher en faveur des Polonais.

Les questions religieuses et charitables excitaient encore plus sa sollicitude; il ne manquait aucune occasion d'y prendre part, et le discours qu'il prononça dans la discussion relative à l'emplacement de l'archevêché de Paris eut l'honneur d'être reproduit en entier par Mgr Affre, d'immortelle mémoire, dans son Traité de la propriété ecclésiastique.

Mais les fonctions législatives étaient loin de l'absorber. Partout où il y avait un service à rendre, un devoir à remplir, un danger à braver, on était sûr de le rencontrer. Quand je le vis pour la première fois, ce fut dans les rangs de la garde nationale, pendant ces jours néfastes de février 1831, où l'émeute profanatrice semblait vouloir à la fois anéantir et déshonorer la nouvelle royauté. Quoique dispensé de tout service, autant par la dignité dont il était revêtu que par son âge et sa santé toujours mauvaise, il avait réclamé le droit de donner à la 10° légion un exemple de courage et de patience que nos ca

marades de ce temps-là surent dignement apprécier et imiter. Bientôt de nouveaux périls ouvrirent un nouveau champ à son dévouement civique et chrétien. Quand le choléra éclata pour la première fois à Paris en 1832, le conseil général de la Seine, dont M. de Tascher faisait partie, le désigna pour chef de la commission de salubrité qui rendit, à cette cruelle époque, de si éminents services. Il fallait lutter autant et plus contre la consternation et les égarements populaires, que contre les progrès d'un mal impitoyable. M. de Tascher se dévoua à cette double tâche avec la plus généreuse abnégation. On le vit jour et nuit au milieu des pestiférés, des mourants et des morts, occupé à braver l'infection sous toutes ses formes et à soulager l'infortune dans toutes ses angoisses. Cette chrétienne et patriotique intrépidité lui attira la distinction la plus digne de lui, c'est-à-dire une nouvelle charge, un nouveau moyen d'user sa vie et ses forces au service du prochain et des pauvres. Il fut appelé en 1834 au conseil général des hospices, fonctions gratuites, presque électives, puisqu'on n'y arrivait que par la voie des présentations, et aussi recherchées qu'elles étaient importantes et indépendantes. Chacun des membres de ce conseil, qui gouvernait souverainement les intérêts de la charité publique à Paris, avait sous sa garde et sous sa responsabilité directe un de nos grands établissements hospitaliers. L'hôpital de la Charité échut à M. de Tascher, et je puis attester qu'il n'y avait pas, dans sa vie si noblement remplie, un intérêt qui lui fût plus cher et plus constamment présent que celui de ses chers malades, de leurs souffrances physiques et de leurs infirmités morales.

La révolution de 1848, qui, comme celle de 1830, a brisé tant de carrières irréprochables et privé la France des services de tant d'hommes de cœur, de talent et de conscience, mit un terme à la vie publique du comte Ferdinand de Tascher. Il lui a survécu onze ans sans cesser d'être ardemment préoccupé de l'honneur et du bonheur de la France, mais en

se renfermant de plus en plus dans les consolations de la vie de famille et dans le soin du bien-être moral, matériel et intellectuel des pauvres de sa terre patrimoniale de Pouvray (Orne). En disant que la religion fut la consolation de sa vieillesse et des cruelles infirmités qui l'assaillirent, je ne voudrais pas donner lieu de croire qu'il eût attendu jusque-là pour invoquer ses secours et pratiquer ses lois. Loin de là, il l'avait courageusement professée dès sa plus tendre jeunesse, dans un temps où il fallait braver et vaincre le respect humain à un degré que l'on saurait à peine imaginer aujourd'hui. En pleine possession de la vie et de la santé, il eut le bonheur de croire et d'obéir toujours à cette lumière que l'agonie nous révèle avec une si tardive intensité. Il sut lui-même pratiquer toutes les vertus et confesser toutes les vérités que tant de pères se contentent de faire enseigner à leurs enfants. D'ailleurs sa piété, fervente et sereine, n'était austère qu'à son propre endroit. Envers le prochain, sa généreuse et infatigable charité n'était tempérée que par cet ardent amour de la justice qui enflamma jusqu'au dernier jour son âme loyale et généreuse.

Vers la fin de sa vie, courbé sous le poids de longues et implacables douleurs, il se plaignait de ne pouvoir plus même lever son regard vers le ciel. Mais son cœur y était d'avance fixé; et lorsque, le 15 décembre 1858, la mort vint terminer ses souffrances, tous ceux qui l'ont connu et aimé ont pu se dire avec confiance que la bonté divine réservait ses plus belles récompenses pour le chrétien éprouvé, dont la longue vie n'avait été qu'une série de bonnes œuvres, d'exemples édifiants et de pénibles devoirs scrupuleusement accomplis.

(Journal des Débats du 15 février 1859.)

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