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<«< un témoignage sincère. Nous étions l'autre jour en voyage, << lui et moi, entre le château de Vizille et celui de Domène: << tout à coup il éclate en sanglots et en larmes si amères, « qu'il nous fit aussi pleurer et sangloter, moi et plusieurs <«< autres qui chevauchaient avec nous. Que vos entrailles <«< paternelles se laissent donc émouvoir par ces pleurs d'un <«< fils absent et très- noble, qui gémit en fidèle chrétien de se <<< voir en dehors de la communion de l'Église, et qui est prêt << à quitter ou à garder sa femme, selon que l'autorité aposto<< lique en décidera'. »

Ce regard jeté, à travers le récit d'un saint qui était un des plus grands personnages de son temps, sur les agitations domestiques et les confidences amicales d'un seigneur féodal au douzième siècle, ne laisse pas que d'avoir son intérêt. On voit d'ailleurs, par le Cartulaire, que Guy obtint sa réconciliation avec l'Église et qu'il mourut comme l'avaient déjà fait plusieurs de ses ancêtres sous le froc de Cluny. Je crois ne pas être indiscret en attribuant la publication du Cartulaire de Domène à un digne et intelligent rejeton de la vieille tige des Aynard, à un descendant de ce Guy dont Pierre le Vénérable plaidait si chaleureusement la cause. Je félicite donc sincèrement M. le comte Charles de Monteynard de cette magnifique addition à la bibliographie monastique. Qu'il me permette en même temps de le rassurer sur une autre mésaventure des siens, qu'il se figure à tort avoir été constatée dans la charte de fondation du prieuré en 1027. Le primi reatus culpam, dont il est question dans cette charte, ne se rapporte à aucun de ses aïeux en particu

'Excusaris plane sed.... importunus esse non cesso.... Unde et ego festinanter cursorem per ipsum ad vos.... misi.... Nec facile militaris homo et seculo innumeris curarum catenis amictus, vos adire potest... Subito in tam amaros fletus et singultus erupit, ut etiam nos et quosdam nobiscum, qui proximi equitabant... (Biblioth. Cluniacensis, ed. D. MARRIER, p. 947-949.)

lier, mais bien à notre père commun, Adam; car les formules employées pour expliquer les motifs des fondations monastiques ne manquaient guère, dans leur infinie variété, d'invoquer le souvenir du péché originel pour justifier la munificente charité de l'aristocratie féodale.

Des deux cent trente-neuf chartes dont le texte annoté compose le Cartulaire de Domène, une seule est postérieure au douzième siècle. La plupart sont du onzième. Je résiste à l'envie d'y relever une foule de détails précieux non-seulement pour l'histoire locale et provinciale, mais encore pour l'étude générale des mœurs et des institutions de l'époque féodale. Cela se retrouvera peut-être ailleurs. Je me borne aujourd'hui à les signaler aux curieux et aux délicats en fait d'archéologie et d'érudition, à ces dégustateurs avisés qui savent reconnaître dans les menus détails la trame intime de l'histoire. Remercions aussi le généreux éditeur de nous avoir donné, avec un glossaire contenant plusieurs mots qu'on chercherait en vain dans Du Cange et Carpentier, trois index aussi exacts que copieux, et enfin une charmante petite carte des environs de Domène, où l'on retrouve la Grande Chartreuse; celle de Chalais, qui servait encore dernièrement d'abri au Père Lacordaire et à son noviciat, le château de Sassenage et d'Uriage, celui de Bayard et tant d'autres lieux de cette belle province du Dauphiné où rayonne la triple beauté de l'histoire, de la nature et de la religion.

II.

Domène n'était qu'une des plus modestes fleurs de ce vaste paradis monastique qui a recouvert tout notre Occident, et dont Remiremont formait un des arbres les plus majestueux. M. l'abbé Guinot a consacré à l'étude de ce dernier monas

tère, qui occupe une si belle place dans les annales de l'Église et dans celles de nos provinces de l'Est, un volume de tout point excellent. Édité sans luxe et n'affectant aucune prétention à l'érudition proprement dite, il se lira certainement avec plus d'agrément et de facilité que le Cartulaire de Domène; mais, comme celui-ci, il fixera l'attention de tous les véritables connaisseurs en fait d'histoire et d'archéologie.

M. Guinot est un de ces curés comme il s'en trouve heureusement beaucoup dans notre vénérable et laborieux clergé de France, qui consacrent les rares loisirs que leur laisse le saint ministère à des études historiques et littéraires. Déjà connu par un écrit estimable sur les Saints de Galilée, c'est-à-dire sur les premiers colonisateurs monastiques des Vosges, son nom s'est inscrit avec honneur parmi les auteurs ecclésiastiques de notre temps. Il faut surtout le louer de ce que, à la différence de tels et tels que l'on pourrait nommer, et au lieu de se lancer à corps perdu dans des déclamations souvent banales et plus souvent encore paradoxales sur le passé et l'avenir du monde ou sur les lois générales de l'histoire, il a su se renfermer dans un sujet spécial, à sa portée, approfondi avec un soin scrupuleux et traité avec une méthode excellente. Il a imité en cela le savant et respectable M. Gorini, qui, lui aussi, confiné dans une petite cure de campagne, a su creuser les annales des premiers siècles de notre histoire avec un zèle si consciencieux et une perspicacité si intelligente, qu'elle lui a conquis les suffrages et la sympathie de ceux-là même, parmi nos écrivains les plus renommés, dont il a réfuté les erreurs et corrigé les appréciations.

Celles de M. Guinot sont toujours équitables, impartiales et sensées. Il les justifie par une étude attentive des monu

ments authentiques, sans jamais négliger les ressources qu'offrent les traditions légendaires et une connaissance exacte des lieux. J'ai eu occasion de raconter, à la fin du tome II des Moines d'Occident, les commencements de l'abbaye de Remiremont, et de vérifier ainsi la parfaite exactitude des recherches de M. Guinot.

Sous sa plume intègre et quelquefois éloquente, l'abbaye de Remiremont revit pour nous et se montre aux regards étonnés de la postérité comme une des institutions les plus illustres et les plus durables de l'ancienne société chrétienne. Elle a duré autant que la monarchie française, en subissant les révolutions et les transformations inséparables des choses humaines, et en aboutissant finalement à cette irrémédiable décadence qui avait envahi toutes les créations de nos pères. Nul n'a mieux expliqué que M. l'abbé Guinot l'existence des Chapitres nobles, parmi lesquels Remiremont occupait peutêtre le premier rang, et qui ont longtemps offert une si curieuse et si naturelle combinaison des traditions monastiques avec les exigences d'une société tout aristocratique. Nul n'a mieux constaté les raisons qui faisaient rechercher par ces puissantes corporations, à l'aide du pape et de l'empereur, l'indépendance spirituelle et temporelle à l'encontre des évêques et des ducs ou autres souverains provinciaux. Les abbesses de Remiremont étaient ainsi devenues ellesmêmes de petites souveraines, dont l'autorité presque toujours paternelle se conciliait avec un développement sincère des libertés municipales, et n'a laissé aucun souvenir amer dans le cœur des peuples soumis à leur crosse. On aime à voir tantôt les populations voisines invoquer cette autorité, comme dans cette plainte des habitants de Vittel, en 1395, contre Geoffroy de Rosières, qui finit ainsi : « Très-chères dames, s'il ne vous souvient des deux troupeaux qu'on nous

a ravis et si vous n'y mettez bon ordre, nous ne saurons que devenir; si vous ne nous défendez cette fois, nous sommes perdus, et il nous faudra quitter ce pays : » tantôt la poésie des montagnes évoquée par la religion pour animer et récréer vie laborieuse des cultivateurs, comme dans ce tableau d'une des nombreuses solennités :

<< Le lundi de la Pentecôte, lorsque les collines se couvrent de verdure, huit paroisses, curés, croix et bannières en tête, arrivaient du milieu des prairies et des bois chanter leurs hymnes dans l'église abbatiale. Chaque paroisse se distinguait par les branches d'arbrisseaux qu'elle portait. Dammartin avait e genièvre, Saint-Étienne le cerisier, SaintAmé le muguet, Saint-Nabord l'églantier, Vagney le sureau, Saulxure le saule, Rupt le chêne, Ramonchamp le sapin, Raon le genêt en fleurs, Plombières et Bellefontaine l'aubépine; Saint-Maurice, à cause de l'éloignement, n'assistait point à cette procession; mais le marguillier de la paroisse était tenu de verser dans l'église du chœur du chapitre deux corbeilles de neige, tribut des hivers du Ballon. »

Tout n'était pas si champêtre et si pacifique dans la vie de la célèbre communauté. Une grande portion de ses annales se compose du récit de ses luttes sans cesse renaissantes avec ses puissants voisins et anciens suzerains, les ducs de Lorraine. Cette maison de Lorraine, la plus ancienne, la plus chevaleresque, la plus illustre et la plus catholique que le monde ait vue, après la maison de France, finit par faire reconnaître son ascendant à Remiremont et par inscrire sept princesses de son sang dans la liste des abbesses. Catherine de Lorraine, fille de Charles III, qui régna sur la principauté claustrale de 1611 à 1648, est à coup sûr la plus intéressante comme la plus sainte de ces abbesses. Ce fut une véritable héroïne, dont la vie, très-bien racontée par M. Guinot,

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