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par l'odieuse prohibition de recevoir des novices; les autres, comme Muri, déjà dévastées par la main des spoliateurs, et où les collections scientifiques amassées par la patience bénédictine sont depuis vingt ans sous les scellés. Mais il ne faut pas nous laisser entraîner à le suivre partout. Disons seulement que le récit de ses voyages forme une suite fort agréable au Diarium Helveticum, à l'Iter Germanicum, à l'Iter Italicum, à tous ces précieux récits qui, en nous retraçant l'itinéraire de Mabillon et de ses émules, ont initié l'Europe savante aux explorations de ces princes de l'érudition chrétienne. Plus d'une fois, en lisant, nous nous sommes rappelé l'instructif et curieux Voyage littéraire de deux bénédictins, dom Martène et dom Durand, éditeurs de l'Amplissima Collectio et du Thesaurus anecdotorum, voyage qui donne une idée si complète et si originale de l'état des routes, des monuments, de la vie ecclésiastique et civile, ainsi que de l'intérieur des maisons religieuses en France, dans les Pays-Bas et en Allemagne, pendant les premières années du dix-huitième siècle. Envoyés par leurs supérieurs à la recherche des matériaux nécessaires à la nouvelle édition de la Gallia christiana, ces deux religieux visitèrent dans leur premier voyage plus de cent diocèses et de huit cents abbayes. Ils en firent un second quelques années après, également publié in-4o', et qui est encore plus curieux que le premier. Puisque nous sommes dans un siècle de réimpressions et de rééditions, il semble qu'on ferait une œuvre aussi utile qu'agréable à la race heureusement de plus en plus nombreuse des archéologues, en publiant une nouvelle édition de ces voyages bénédictins, et j'ose croire qu'il s'en débiterait tout autant d'exemplaires que des volumes les plus recherchés de cette précieuse bibliothè

1 Paris, chez Montalant, 1724. Le premier voyage, divisé en deux parties, fut imprimé en 1717.

que elzévirienne de M. Jannet, à laquelle nous devons déjà tant de reconnaissance.

Mais la partie la plus curieuse de la publication de M. Dantier se compose des échantillons nombreux de la correspondance des Bénédictins de Saint-Maur qu'il a joints à ses rapports. Là se trouve, à coup sûr, la meilleure justification de ses efforts et de ses conclusions; et, grâce à ces deux cents pages complétement inédites, son volume prendra place dans toutes les bibliothèques bien montées à côté de la curieuse Correspondance de Mabillon et de Montfaucon, publiée il y a vingt ans par M. Valery, ce savant bibliothécaire dont la génération de 1830 ne saurait oublier les jambes incommensurables et les itinéraires instructifs malgré leur inexactitude. M. Dantier nous donne, lui aussi, plusieurs lettres de Montfaucon: une, entre autres, où il rend compte au cardinal de Fleury de ses efforts pour trouver un continuateur de l'Histoire ecclésiastique de l'autre Fleury. Il en voulait un <«<< qui ne soit point partial et qui ne cherche pas à plaire à «< certaines gens qui veulent qu'on tourne tout de leur côté.>> Dans une autre lettre, le même Montfaucon se vante d'avoir refusé à Muratori un diplôme de Cluny du temps des Othon, dans la crainte que l'illustre antiquaire italien ne s'en servît pour appuyer certaines prétentions du duc de Modène contraires à la politique de Louis XIV en Italie. C'était pousser peut-être un peu loin le sentiment national et monarchique, qui, du reste, ne l'empêcha pas de se moquer ailleurs de Boileau, et de cette ode sur le siége de Namur, où le poëte officiel compare le plumet blanc du roi à un astre. Montfaucon, qui avait servi sous Turenne avant d'être moine, trouve ce style « un peu gascon et farcy d'épithètes excessives. » Dans la même lettre, où il épanche sa verve critique aux dépens de Despréaux, il rend hommage à cette confraternité

littéraire dont les Bénédictins français donnèrent si longtemps le plus lumineux exemple. « On vit céans, écrit-il à un confrère de Rome, en fort bonne intelligence, et je ne sçais si l'on trouverait une maison où tant de gens qui travaillent vivent de concert comme on fait icy. »

Céans voulait dire l'abbaye de Saint-Germain des Prés, qui était alors la métropole de l'érudition monastique et française. C'était de là que partaient la plupart des lettres citées par M. Dantier, et celles, entre autres, adressées au cardinal Bona par le vénérable et courageux dom Luc d'Achery, éditeur du Spicilegium, qui, retenu par la maladie pendant quarante-cinq années consécutives à l'infirmerie de SaintGermain des Prés, n'en continua pas moins ses admirables travaux, tandis qu'un autre compagnon et ami de Mabillon, dom Coustant, éditeur de saint Hilaire et des Épîtres des premiers papes, passait toute sa vie sans feu, et ne voulait pas déroger à son usage même pendant le rigoureux hiver de 1709.

On voit combien l'austérité monastique se maintenait au sein de cette admirable congrégation de Saint-Maur, même au début de ce dix-huitième siècle qui devait l'entraîner dans la ruine commune. Tout annonce que ces saints religieux et leurs contemporains trouvaient dans leurs grands travaux une sauvegarde contre le relâchement qui a toujours fini par infecter les instituts cénobitiques, et que l'odieux abus de la Commende rendait alors si notoires et si contagieux. L'érudition fortifiait en eux l'attachement à la règle. Ils justifiaient ainsi la thèse de l'utilité et de la légitimité des études monastiques si noblement soutenue par Mabillon contre Rancé, et si spirituellement défendue par Huet, qui lui écrivait de l'abbaye d'Aulnay dont il était commendataire: « Je suis ravi << que vous ayez entrepris de désabuser ceux à qui on a voulu

<< persuader depuis plusieurs années que l'ignorance est une <«< qualité nécessaire à un bon religieux. Je suis dans un lieu « où j'ai vu soutenir cette maxime si favorable à la fainéan<< tise des cloîtres, qui est la mère du relâchement. Votre ou<< vrage pourra les désabuser si je puis obtenir qu'ils le « veuillent lire: mais, quand on aime son mal, on en fuit les << remèdes. »

Il faut voir aussi combien le public de ce temps-là encourageait les grands travaux d'érudition. Malgré les guerres qui venaient troubler les travaux des moines et surtout leurs marchés avec les libraires, malgré les plaintes qui se retrouvent de temps à autre dans la correspondance citée par M. Dantier et qu'on croirait écrite d'hier sur la vogue exclusive des livres frivoles, on voit par ces lettres mêmes que les publications du volume le plus formidable trouvaient un débit prompt et assuré. L'Antiquité expliquée de Montfaucon en quinze énormes volumes in-folio, avec 30 à 40,000 figures, fut accueillie avec une telle faveur, qu'en deux mois la première édition fut épuisée, et que, sans consulter l'auteur, les libraires en firent une seconde édition qu'ils tirèrent à deux mille exemplaires. Qu'il y a loin d'un tel succès, fondé uniquement sur l'empressement spontané et sur la générosité intelligente du public, à ce lent écoulement des ouvrages entrepris de nos jours avec les ressources du budget! Aussi le prix de ces beaux livres, loin de baisser, allait toujours en augmentant; et il en fut ainsi, pendant tout le dixhuitième siècle, jusqu'à la Révolution. Les chiffres cités par dom Clément et autres paraissent fabuleux. On y voit que les neuf volumes des Acta sanctorum de Mabillon coûtaient trois cents livres en 1714. Les six volumes des Ilistoriens français, de Duchesne, étaient déjà alors hors de prix. Il en était de même des Capitulaires de Baluze. Dès que les premiers vo

lumes de la collection de dom Bouquet eurent paru, ils furent sur-le-champ enlevés: en 1776, on les cherchait en vain sur les quais, c'est-à-dire, non dans les étalages en plein vent, mais chez les libraires qui logeaient sur les quais. Les étrangers venaient disputer aux Français ces beaux produits de la science et de la librairie nationales; mais la France offrait à elle seule de magnifiques débouchés aux grandes entreprises scientifiques et littéraires. Elle renfermait encore des communautés, des corporations et un grand nombre de familles anciennes, surtout dans la robe, qui se fussent crues déshonorées si elles n'avaient point eu chacune sa bibliothèque tenue au courant de toutes les publications importantes, quelque coûteuses qu'elles fussent. C'est ce qu'on voit encore en Angleterre, où, comme naguère chez nous, l'initiative et la munificence individuelle tiennent lieu des encouragements officiels avec un avantage marqué pour la dignité comme pour les progrès de la science.

Ce zèle intrépide et infatigable pour les recherches historiques et les travaux littéraires fut de toutes les vertus monastiques celle qui résista le plus longtemps à la décadence morale et sociale qui envahissait tout, et dont les progrès sont visibles dans la très-curieuse correspondance de dom Clément, l'auteur de l'Art de vérifier les dates, avec deux savants bénédictins franc-comtois, dom Berthod et dom Grappin. On y suit avec un mélancolique intérêt les dernières lueurs de l'ancienne vie et les premières explosions de l'esprit nouveau au sein de ces sanctuaires ravagés par la Commende et abandonnés avec la plus étrange insouciance à l'orage qui grossissait à l'horizon. On admire les efforts encore surhumains de ces derniers champions de la vieille terre bénédictine. « Quel âge avez-vous donc?» écrivait, en 1786, un religieux de Saint-Maur à dom Grappin : « Y a-t-il un

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