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plus précieuse de la volumineuse Collection des documents inédits sur l'histoire de France. Tout homme qui a touché à l'histoire de nos pères sait tout ce que les cartulaires renferment de lumières et de secours. C'est là qu'on suit, sans risquer de s'égarer ou de s'enfoncer dans des détails oiseux, la transformation graduelle des mœurs, des idées, des institutions. C'est là qu'on touche pour ainsi dire de la main les diverses phases de l'influence et de la valeur morale des maisons religieuses, en voyant succéder aux donations et aux largesses si fréquentes pendant les premiers âges des diplômes qui roulent uniquement sur des procès, sur des règlements de préséance, sur des querelles de voisinage, quelquefois aussi sur des réformes trop superficielles et trop tardives.

Il faut espérer et désirer que les efforts individuels et surtout que les sociétés savantes de province viendront étendre et compléter l'œuvre commencée par les publications officielles. Un illustre savant, qui donne à notre temps le spectacle, toujours trop rare, d'une grande position maintenue avec indépendance, d'un grand nom et d'une grande fortune libéralement consacrée aux nobles travaux de l'esprit, M. le duc de Luynes, a ouvert la voie par la publication des deux premières parties du cartulaire de l'abbaye cistercienne des Vaulx de Cernay, près Paris. Rédigé par la plume exacte et laborieuse de deux membres de la société archéologique de Rambouillet, MM. Merlet et Moutié, ce magnifique in-quarto de 984 pages ne le cède en importance et en beauté à aucun des volumes de la série des cartulaires due à l'ancien Comité. Dans une autre région et dans une sphère plus modeste, M. Giraud a donné à tous un généreux exemple en publiant à ses frais les 418 chartes qui composent le cartulaire de Romans, avec le soin scrupuleux qui touche et qui attire les amis de la vérité. Il aura préparé ainsi de précieux maté

riaux, et offert d'avance un concours utile à la noble entreprise de M. Barthélemy Hauréau, lorsque sa continuation de la Gallia christiana aura atteint la métropole de Vienne. Et, puisque l'occasion s'en présente, disons-le sans détour, les œuvres collectives et quasi perpétuelles du passé n'offrent rien qui dépasse, en fait d'initiative courageuse et d'énergie individuelle, appuyée sur une solide et consciencieuse érudition, cette entreprise d'un savant isolé, occupé à remplir les loisirs que lui a faits sa conscience politique. La république de Venise avait gravé sur les digues colossales qui la protégent contre les flots de l'Adriatique cette fière devise: Ausu Romano, ære Veneto. Nous écririons volontiers, en tête des fascicules de la nouvelle Gallia christiana, réédifiée par M. Hauréau: Ausu benedictino, ære privato.

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Le rapport de M. Dantier sur la Correspondance inédite des Bénédictins de Saint-Maur nous mène bien loin des premiers temps de l'institut monastique, et nous transporte au milieu de cette renaissance bénédictine du dix-septième siècle qui vint consoler l'Église et la France des abus pro-longés et des scandales inexcusables dont la Commende, à la suite du Concordat de Léon X, avait souillé tous les anciens ordres religieux.

Sans action directe et patente sur l'état social et politique du monde, cette renaissance n'en fut pas moins glorieuse et féconde: elle révéla la vie que recélait encore le vieux tronc bénédictin; elle imprima à l'érudition française une sorte de caractère sacré qui en a fait longtemps la première et la plus écoutée du monde. Elle exerça une influence indirecte, mais incontestable et souverainement bienfaisante, sur toute la lit

térature du grand siècle. Elle évoqua au sein des communautés religieuses une foule de qualités, moins grandes et moins éclatantes sans doute que celles dont elles éblouirent le monde depuis les jours de saint Benoît jusqu'à ceux de saint Bernard, mais non moins douces, non moins aimables, non moins utiles au salut des âmes. Qui peut mesurer tous les trésors que l'apologétique chrétienne a trouvés et trouvera jusqu'à la fin des temps dans ces collections gigantesques des monuments de l'antiquité chrétienne, et dans ces éditions incomparables des Pères et des docteurs, dont nous fussions demeurés à jamais privés si la congrégation de Saint-Maur n'avait employé à cette œuvre indispensable toute la durée de sa trop courte existence, et si la Révolution était venue avant que cette œuvre eût été, sinon complétement achevée, du moins solidement assise et considérablement avancée ?

Le volume de M. Dantier nous offre, dans un nombre de pages très-restreint, une foule de détails précieux sur la vie, les idées, les travaux de ces religieux qui surent être en même temps de si grands savants et de si honnêtes gens. Leur amour des lettres, leur esprit sociable, leur constante aménité, la charmante et spirituelle familiarité de leurs relations, en même temps que leur scrupuleuse intégrité, ressortent à chaque page de ces reliquiæ. On y voit le dessous des cartes de cette fameuse érudition bénédictine, et on n'y voit rien que de parfaitement honorable et de parfaitement aimable.

Nous ne louerons pas, comme nous l'avons fait pour la publication de M. Giraud, l'exécution matérielle de ce volume. Si l'Histoire de saint Barnard fait honneur à la presse provinciale, on ne saurait rendre le même hommage à l'imprimerie officielle qui a mis au jour le rapport de M. Dantier.

L'incorrection des noms propres atteint un degré tout à fait blessant pour ceux qui, comme nous, ont encore la faiblesse

de tenir à des minuties, telles que l'exactitude en fait d'orthographe, de topographie et de chronologie', surtout dans un ouvrage d'érudition. Ces vétilles ne diminuent en rien la valeur intrinsèque du livre. M. Dantier, qui, dans un corps débilité par la souffrance, porte une âme de feu et un cœur de Bénédictin, s'est déjà fait connaître par d'excellentes études sur les couvents d'Italie. Nul n'a mieux dépeint que lui les grands sanctuaires du midi de la Péninsule, le Mont-Cassin, la Cava, Monte-Vergine. Dans ses rapports, il raconte ses pèlerinages à la recherche des souvenirs bénédictins dans les deux Bourgogne, en Suisse et en Allemagne. Nous le voyons suivre, avec une pieuse sollicitude, dans les mêmes contrées, la piste de Mabillon et de dom Calmet, et imiter quelque peu ces géants de l'érudition, dont le premier, dans ses voyages littéraires, travaillait et copiait avec une si prodigieuse célérité, qu'il usait en quelques jours toute une rame de papier.

'Je ne puis me défendre d'indiquer à M. Dantier que le nom de l'évêque de Metz qui institua les chanoines réguliers s'écrit Chrodegang et non Chrodegrand, que la ville des Etats romains la plus voisine du mont Cassin s'appelle Frosinone et non Chisione; que les margraves de Bade sont de la maison de Zæhringen et non de Devinghen; que le célèbre cardinal abbé de SaintGall, Sfondrati, méritait de voir son nom, qui est d'ailleurs celui d'un pape, correctement imprimé, tout comme notre contemporain, M. Kervyn de Lettenhove, le savant et patriotique historien de la Flandre, qui se trouve déguisé sous l'appellation de Kerwan. Signalons à la consciencieuse érudition de l'auteur une erreur plus sérieuse: il parle (p. 24) d'une querelle fort grave entre l'abbaye cistercienne de Paris et le monastère de Lucelle. Or, un aussi patient investigateur des choses monastiques que lui doit savoir qu'il n'y a jamais eu d'abbaye de Cisterciens à Paris, pas plus que dans aucune autre grande ville. C'eût été tout à fait contraire aux usages et à la nature même de l'ordre. Il n'y eut à Paris que le collége des Bernardins, fondé et entretenu par l'ordre de Cîteaux, plus trois abbayes de filles, toutes les trois fort connues, Pentemont, l'Abbaye au-Bois et Saint-Antoine. L'abbaye qui entra en lutte avec Lucelle est celle de Pairis, située dans un vallon des Vosges, entre Colmar et le Col du Bonhomme, dans l'ancien diocèse de Bâle, et fondée en 1138 par un seigneur de la maison de Vaudemont, qui fit venir une colonie de Lucelle, abbaye célèbre du même diocèse, aujourd'hui transformée en usine.

Comme dom Calmet au siècle passé, il constate l'état encore aujourd'hui florissant d'Einsiedlen, de cette célèbre abbaye qui, sous le nom de Notre-Dame des Ermites, attire toujours les pèlerins de nos provinces de l'Est. Au milieu des ravages opérés par le vandalisme moderne partout et en Suisse plus récemment et avec un plus inexcusable acharnemené que partout ailleurs, il retrouve avec bonheur à Einsiedlen une grande abbaye encore debout, où la discipline est exactement observée, le travail intellectuel en honneur, l'hospitalité noblement exercée. Là, des archives riches et bien tenues, une imprimerie qui fonctionne activement, un collége de plein exercice fréquenté par de nombreux élèves, des fabriques de différents corps de métiers, dont les produits sont destinés à subvenir aux besoins matériels de la communauté, tout enfin lui rappelle ces cités monastiques d'autrefois qui, au sein des invasions barbares et des luttes prolongées du moyen âge, maintenaient en d'inextinguibles foyers la religion, le travail et la paix.

Moins heureux à Saint-Gall, il ne trouve pour guide qu'un gendarme cantonal à travers ces vastes cloîtres illustrés par tant de saints et tant de savants, et il lui est impossible de pénétrer dans la bibliothèque, qui renferme encore la plupart des trésors bibliographiques de l'abbaye confisquée, parce qu'une récente élection venait de faire passer la place de bibliothécaire des mains du titulaire conservateur à celles d'un concurrent radical. Les clefs de la bibliothèque n'ayant pas été officiellement remises au nouveau fonctionnaire, ni ce dernier ni son prédécesseur ne crurent devoir en ouvrir les portes au pauvre voyageur, l'un alléguant qu'il n'en avait plus le droit, l'autre qu'il ne l'avait pas encore.

M. Dantier nous conduit ensuite dans d'autres abbayes de la Suisse, les unes, telles que Rheinau, s'éteignant lentement

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