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sans entraves à l'empire des âmes ou à la conquête d'une légitime renommée; les intérêts matériels, suffisamment exploités, mais refoulés dans leur lit par la vive et constante application des classes éclairées aux questions les plus dignes d'agiter les intelligences et les cœurs; les masses laborieuses et indigentes, émancipées de toute contrainte égoïste, conviées avec une sollicitude chaque jour croissante, et à travers mille obstacles amoncelés sans être insurmontables, à un partage plus équitable des dons de Dieu; tout cela constituait un ensemble, imparfait sans doute et infiniment perfectible, mais dont, après tout, nous n'avions pas à rougir, et qui valait mieux que l'ancien régime.

Oui, mieux valait mille fois vivre sous un tel régime que sous celui de Louis XIV et de Louis XV. Et, si j'avais à soutenir cette thèse contre Saint-Simon ressuscité, je la maintiendrais encore, et pas seulement pour le fretin de la menue noblesse,.pour « la petite et nouvelle bourgeoisie, » pour <«< la finance non encore décrassée dans la robe, » pour les gens de plume et de néant, mais bien pour les plus grands et les plus huppés, mais même pour les ducs et pairs.

Oui, j'estime qu'un duc, pour peu qu'il ait de sens et d'honneur, doit reconnaître que ses pareils n'ont jamais été plus grandement à leur place, n'ont jamais rempli dans la vie civile un plus noble rôle que le duc de Richelieu sous Louis XVIII et le duc de Broglie sous Louis-Philippe. Et je suis convaincu que, tout bien considéré, le duc de SaintSimon, avec son âme fière et droite, opinerait comme moi.

(Correspondant du 25 janvier 1857.)

VI

DE QUELQUES RÉCENTS TRAVAUX

D'HISTOIRE MONASTIQUE

(1858-1860.)

Essai historique sur l'abbaye de Saint-Barnard et sur la ville de Romans. 1re partie, par M. GIRAUD, ancien député. Lyon, 1856. Rapports sur la correspondance inédite des Bénédictins de SaintMaur, par M. ALPHONSE DANTIER. Paris, 1857.

De toutes les conquêtes dont le dix-neuvième siècle a cru pouvoir s'enorgueillir, il n'y en a qu'une seule qui, aujourd'hui, à l'heure où ce siècle penche déjà vers sa fin, apparaisse à la fois éclatante et durable: c'est la conquête de la vie et de la vérité dans l'histoire. En faut-il conclure que cette conquête soit définitive et incontestable, que la vérité soit toujours vivante dans les récits historiques de nos contemporains, que la vie y soit toujours parée de ses vraies couleurs? Non, certes. Mais, malgré toutes les réserves que commandent la justice et la foi, on n'en doit pas moins reconnaître la supériorité des œuvres historiques de notre temps sur celles de nos devanciers. Si nous sommes encore loin d'avoir dépassé ou même atteint le niveau qu'a posé si haut

DE QUELQUES RÉCENTS TRAVAUX D'HISTOIRE MONASTIQUE. 509 l'érudition incomparable des Du Cange et des Mabillon, il n'en est pas moins vrai que les plus contestables de nos histoires contemporaines sont infiniment supérieures, pour l'esprit comme pour le style, à celles qui ont valu de si inexplicables succès aux Vertot, aux Millot et aux Anquetil. Ce sera une belle étude à faire que celle de la renaissance historique qui a si fidèlement reproduit nos aspirations et nos divisions, nos forces et nos faiblesses, nos victoires et nos illusions. Déjà commencé par M. Nettement dans son intéressante et instructive Histoire de la littérature française de 1814 à 1848, ce tableau ne pourra être achevé qu'après la conclusion des œuvres et de la carrière de ces illustres écrivains qui ont si glorieusement associé parmi nous l'éloquence à la politique et l'intelligence du passé à la conduite du présent.

Sans insister sur l'examen des grandes œuvres de l'histoire contemporaine, on peut constater que le goût des monographies venu d'Allemagne en France, il y a vingt ou trente ans, a contribué pour beaucoup à la solidité des recherches et à la propagation des études qui caractérisent l'état actuel de la science historique en France. En s'attachant ainsi à certains filons particuliers dans cette grande mine du passé, et grâce à la foule des travailleurs, on est parvenu à des résultats inespérés, et on a mis au jour des richesses que nos pères avaient méconnues ou dédaignées.

L'histoire monastique a surtout gagné à cette exploration partielle et locale de nos traditions et de nos monuments. Parmi les nombreuses publications, de valeur souvent trèsinégale, qui ont récemment augmenté le trésor de nos connaissances archéologiques, j'en veux signaler deux qui me semblent particulièrement dignes d'attention et de sympathie.

I

Le livre de M. Giraud nous éblouit d'abord par la splendeur de son exécution matérielle. Jusqu'à présent, ce que nous avions vu de plus complet dans ce genre, c'était l'Abbaye d'Anchin, par le savant et très-regrettable docteur Escallier, de Douai'. Mais l'ancien député de la Drôme a éclipsé son émule du Nord et les éditeurs de tous les autres départements, y compris Paris. L'on ne saurait assez admirer un si bel emploi du loisir et de la fortune, ni assez féliciter l'auteur d'avoir pu assurer la beauté de son œuvre en la confiant aux presses de M. Louis Perrin, de Lyon, qui n'ont pas de rivales à Paris, et qui, cette fois encore, ont mérité la palme déjà décernée, lors de l'Exposition de 1855, à un imprimeur de province.

L'œil se repose avec complaisance sur ce papier fort et blanc, sur ces belles marges, sur ces caractères d'un goût si antique et si pur, sur ces fac-simile si scrupuleusement exécutés, et l'on aime à voir les souvenirs d'un passé laborieux et imposant ainsi conservés et consacrés sous une forme qui démontre la patience de l'auteur et fait bien augurer de la durée de son œuvre.

On peut regretter toutefois que tous ces soins et tous ces frais, au lieu d'être consacrés à un monastère peu illustre et peu influent, ne l'aient pas été à quelqu'une de ces célèbres maisons, telles que Marmoutier, Luxeuil, Aniane, Cluny, le Bec, Cîteaux, et tant d'autres qui occupent une place si lumineuse dans les annales de l'Église et de la France. Malheureusement pour elles et pour nous, aucune de ces grandes

1 Lille, chez Lefort, 1852. 1 vol. grand in-8 avec planches, tiré à 350 exemplaires.

abbayes n'a trouvé dans le voisinage de ses ruines un archéologue aussi généreux et aussi intelligent que M. Giraud. Sachons-lui gré d'avoir abordé le sujet qui était à sa portée, et espérons que son exemple fructifiera sur un sol plus fécond que celui dont il a fouillé les entrailles.

Son œuvre se divise en trois parties. Elle renferme d'abord une version corrigée de la vie de saint Barnard, écrite à la fin du dix-septième siècle par le bénédictin dom Claude Estiennot. Cette vie n'offre rien de très-particulier. Après avoir été l'un des compagnons d'armes de Charlemagne, Barnard fut élu archevêque de Vienne en 810 à la voix d'un enfant. Comme tant d'autres prélats de son temps, il avait commencé sa carrière ecclésiastique et il la finit sous la coule monastique. Il contribua, avec son ami, saint Agobard, archevêque de Lyon, à la déposition de l'empereur Louis le Débonnaire, ce qui étonne fort son biographe. Le bon Estiennot s'en montre aussi troublé que si son contemporain, M. Armand de Montmorin, archevêque de Vienne de 1693 à 1714, avait entrepris de détrôner le roi Louis XIV, tant on avait peu alors, même au sein des cloîtres, le sentiment de la différence des temps et des institutions. Barnard, lui-même déposé, puis rétabli, et enfin fatigué de trente-deux ans d'épiscopat, fonda, dans un lieu solitaire au bord de l'Isère, et sur les confins du Viennois et du Valentinois, le monastère qui a pris son nom et qui a donné naissance à la ville actuelle de Romans. Selon l'habitude des fondateurs de l'époque mérovingienne et carlovingienne, il se fit moine dans le sanctuaire qu'il avait créé et y mourut en 842.

L'histoire du monastère lui-même, du huitième au treizième siècle, forme la seconde portion du travail de M. Giraud. Ce n'est qu'un échantillon assez ordinaire des innombrables colonies monastiques qui ont versé le bon grain de la

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