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I

Le livre de M. Giraud nous éblouit d'abord par la splendeur de son exécution matérielle. Jusqu'à présent, ce que nous avions vu de plus complet dans ce genre, c'était l'Abbaye d'Anchin, par le savant et très-regrettable docteur Escallier, de Douai'. Mais l'ancien député de la Drôme a éclipsé son émule du Nord et les éditeurs de tous les autres départements, y compris Paris. L'on ne saurait assez admirer un si bel emploi du loisir et de la fortune, ni assez féliciter l'auteur d'avoir pu assurer la beauté de son œuvre en la confiant aux presses de M. Louis Perrin, de Lyon, qui n'ont pas de rivales à Paris, et qui, cette fois encore, ont mérité la palme déjà décernée, lors de l'Exposition de 1855, à un imprimeur de province.

L'œil se repose avec complaisance sur ce papier fort et blanc, sur ces belles marges, sur ces caractères d'un goût si antique et si pur, sur ces fac-simile si scrupuleusement exécutés, et l'on aime à voir les souvenirs d'un passé laborieux et imposant ainsi conservés et consacrés sous une forme qui démontre la patience de l'auteur et fait bien augurer de la durée de son œuvre.

On peut regretter toutefois que tous ces soins et tous ces frais, au lieu d'être consacrés à un monastère peu illustre et peu influent, ne l'aient pas été à quelqu'une de ces célèbres maisons, telles que Marmoutier, Luxeuil, Aniane, Cluny, le Bec, Cîteaux, et tant d'autres qui occupent une place si lumineuse dans les annales de l'Église et de la France. Malheureusement pour elles et pour nous, aucune de ces grandes

1 Lille, chez Lefort, 1852. 1 vol. grand in-8 avec planches, tiré à 350 exemplaires.

abbayes n'a trouvé dans le voisinage de ses ruines un archéologue aussi généreux et aussi intelligent que M. Giraud. Sachons-lui gré d'avoir abordé le sujet qui était à sa portée, et espérons que son exemple fructifiera sur un sol plus fécond que celui dont il a fouillé les entrailles.

Son œuvre se divise en trois parties. Elle renferme d'abord une version corrigée de la vie de saint Barnard, écrite à la fin du dix-septième siècle par le bénédictin dom Claude Estiennot. Cette vie n'offre rien de très-particulier. Après avoir été l'un des compagnons d'armes de Charlemagne, Barnard fut élu archevêque de Vienne en 810 à la voix d'un enfant. Comme tant d'autres prélats de son temps, il avait commencé sa carrière ecclésiastique et il la finit sous la coule monastique. Il contribua, avec son ami, saint Agobard, archevêque de Lyon, à la déposition de l'empereur Louis le Débonnaire, ce qui étonne fort son biographe. Le bon Estiennot s'en montre aussi troublé que si son contemporain, M. Armand de Montmorin, archevêque de Vienne de 1693 à 1714, avait entrepris de détrôner le roi Louis XIV, tant on avait peu alors, même au sein des cloîtres, le sentiment de la différence des temps et des institutions. Barnard, lui-même déposé, puis rétabli, et enfin fatigué de trente-deux ans d'épiscopat, fonda, dans un lieu solitaire au bord de l'Isère, et sur les confins du Viennois et du Valentinois, le monastère qui a pris son nom et qui a donné naissance à la ville actuelle de Romans. Selon l'habitude des fondateurs de l'époque mérovingienne et carlovingienne, il se fit moine dans le sanctuaire qu'il avait créé et y mourut en 842.

L'histoire du monastère lui-même, du huitième au treizième siècle, forme la seconde portion du travail de M. Giraud. Ce n'est qu'un échantillon assez ordinaire des innombrables colonies monastiques qui ont versé le bon grain de la

neur d'un côté ; la colère du roi, la disgrâce, le dépouillement, l'exil, de l'autre. Ils ne balancèrent pas. >>

Je doute qu'il se trouve dans Tacite, auquel on l'a tant de fois comparé, rien d'aussi simplement beau. C'est l'honneur, et, qui plus est, c'est l'honneur chrétien, dans toute sa force et toute sa vertu. Celui qui raconte si bien de pareilles choses était certes capable de les pratiquer, non par instinct seulement, mais avec réflexion. « Après y avoir bien pensé, dit-il de lui-même, la délicatesse d'honneur et de probité l'emporta sur l'orgueil et la politique du courtisan. » Et, sur cela, il entre dans le prodigieux récit de sa lutte avec le duc d'Orléans pour obtenir le renvoi de madame d'Argenton, prolongé pendant soixante pages avec un feu, une fougue, une éloquence sans cesse vaincue, mais toujours renaissante et enfin triomphante. Épisode admirable dans l'histoire de l'amitié chrétienne, et qui semble dérobé aux Confessions de saint Augustin, avec cette différence que le narrateur n'est pas le pénitent, et qu'on admire comme l'invariable austérité de sa vie lui a révélé tous les secrets, toutes les ruses et tous les entraînements de la passion! Il avait du reste la rudesse et en quelque sorte l'autorité d'un Père de l'Église, celui qui, dix ans plus tard, osait dire au même duc d'Orléans, blasé et énervé par la débauche, sans en être rassasié : « Mais, monsieur, c'est donc le diable qui vous possède, de vous perdre pour ce monde et pour l'autre, dans les attraits que vous convenez n'être plus de votre ressort que vous avez usé. Mais à quoi sert tant d'esprit et d'expérience, à quoi vous servent jusqu'à vos sens, qui, las de vous perdre, vous font malgré

eux sentir la raison? »

Dans quel Père trouverait-on une parole plus forte et plus fortement exprimée? Et l'on vient me dire que c'est là une lecture dangereuse, immorale, au moins inutile! Pour moi,

je maintiens qu'il n'en est point qui soit plus plus propre à retremper l'âme et l'honneur de nos contemporains. J'en sais cependant, parmi nous, de ces pourvoyeurs officieux de la congrégation de l'Index, qui volontiers feraient condamner et proscrire ce grand chrétien, tout comme Descartes et Molière, Henri IV et madame de Sévigné, Turgot et l'Hôpital, tous les génies les plus aimables et les plus populaires de notre histoire. Et, tout à l'abri qu'il soit de leurs persécutions mesquines, l'honneur de sa mémoire exige que j'insiste un moment sur le caractère profondément religieux de cet homme, que le marquis d'Argenson a qualifié de petit dévot sans génie, et qui fut au contraire un homme de génie et un grand chrétien1. Tout, dans sa vie comme dans ses œuvres, prouve qu'il pratiqua toujours la piété la plus austère et la plus sincère au milieu de cette cour qui suait l'hypocrisie sous Louis XIV, et qui devint, sous la Régence, ce que chacun sait. Sans doute, il ne faudrait pas le prendre pour oracle en fait de théologie ou d'histoire ecclésiastique; quoique toujours instructif et bon à consulter, ce serait de tous les guides le moins sûr à suivre. Gallican forcené, janséniste même, je le crains, quoiqu'il s'en défende nettement à plusieurs reprises, il n'avait pas la moindre idée de la liberté de l'Église telle que nous avons réappris, de nos jours seulement, à la réclamer et à la conquérir. En revanche, et à la différence des gallicans et des jansénistes, y compris le grand Arnauld lui-même, il eut l'honneur et l'esprit de réprouver la révocation de l'édit de Nantes; nul n'a stigmatisé plus éloquemment cette coupable folie et l'horreur des persécutions qu'elle entraîna. Il tenait l'in

'Depuis que ces pages ont été publiées, M. Rognon, pasteur protestant, a publié dans la Revue chrétienne un travail tout à fait remarquable sur la piété de Saint-Simon.

quisition telle qu'il l'avait vue en Espagne pour «< abominable devant Dieu et exécrable aux hommes. » Quant à ses idées sur l'autorité du Saint-Siége et l'indépendance du pouvoir spirituel, combien peu, de son temps, en savaient plus que lui; je ne dis pas seulement parmi les politiques et les magistrats, mais dans l'épiscopat même, une fois Bossuet mort, et Fénelon disgracié! On sait quel était l'esprit qui dominait alors et depuis dans le clergé français: heureusement cela ne l'a pas empêché, lorsque vint l'épreuve décisive et terrible, de courir à la mort et à l'exil pour l'unité de l'É– glise, et de donner le plus grand exemple d'obéissance à Rome qu'aucun clergé ait jamais donné depuis que l'Église existe.

Lui-même, le gallican Saint-Simon, a mieux que personne constaté la défaite de Louis XIV et des quatre articles par l'inaltérable fermeté du Saint-Siége. Il dit expressément : « Alexandre VIII, à qui on se hâta de sacrifier tout, et dont on ne tira pas la moindre chose. » Et ailleurs : «< Alexandre VIII, qui avait promis merveilles sur les franchises et autres points plus importants qui avaient brouillé le roi avec Innocent XI... se moqua de la France en Pantalon (Vénitien) qu'il était, en sorte qu'il la fit passer à tout ce qu'il voulait, et à ce qui aurait tout terminé, même avec Innocent XI. » L'aveu est formel et non suspect. Ne nous laissons pas arrêter par l'irrévérence du langage, alors trop habituelle et qui scandaliserait à juste titre aujourd'hui ; mais constatons le fait proclamé par le partisan le plus acharné des libertés gallicanes. Il n'eut sans doute pas connaissance de l'engagement pris par Louis XIV de ne pas observer la déclaration de 1682 dans sa lettre du 14 septembre 16931 à Innocent XII. Mais il décerne à ce pape,

1 M. Artaud en a publié le texte authentique dans la Vie de Pie VII, t. II, p. 9.

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