Le Parlement, comme disait Saint-Simon lui-même, << débellé et tremblant, de longue main accoutumé à la servitude. » La bourgeoisie, pervertie par l'exemple d'en haut, par une longue habitude d'adulation et de servile docilité, à la fois mécontente et impuissante, incapable de résistance et de responsabilité. La nation presque entière absorbée dans des préoccupations d'antichambre; les institutions ébranlécs, les garanties compromises, les droits enlevés à tous ceux qui en avaient, au lieu d'être étendus à tous ceux qui en manquaient; toutes les têtes courbées, tous les cœurs asservis, tous les individus ravalés au même néant; Saint-Simon, seul, errant de par la cour et le monde, cherchant en vain une âme ou deux pour le comprendre, et réduit à se renfermer chez lui pour y écrire en secret ses colères et ses douleurs immortelles. Un abîme séparait cet état social de l'admirable renaissance intellectuelle sociale, et surtout religieuse, qui avait suivi la Ligue et l'Édit de Nantes. L'habitude, dit le cardinal de Retz, « qui est prise en quelque pays d'accoutumer les gens au feu, nous a endurcis à des choses que nos pères ont appréhendées plus que le feu mesme. Nous ne sentons plus la servitude qu'ils ont détestée. »> Nous avons vu de nos jours, et sans doute nous verrons encore bien des bassesses, bien des trahisons, bien des «< valets à tout faire; » et je compte bien, comme je l'ai dit plus haut, sur quelque Saint-Simon futur pour venger les honnêtes gens du triomphe des « pieds plats » de notre temps. Mais, il faut le dire, ce que nous avons de plus triste et de plus honteux a toujours été bien moins triomphant, moins oppressif, moins accepté,- moins toléré même, que les déportements analogues de l'ancien régime. Je parle ici, bien entendu, de l'ancien régime dans son sens restreint et véritable; non du moyen âge, où il y avait de la liberté dans toutes les institutions et de la grandeur dans tous les caractères; non de cette grande et superbe portion du dix-septième siècle antérieure à la révocation de l'Édit de Nantes et au triomphe de l'idolâtrie monarchique. Je parle de cette mise en tutelle de toutes les forces sociales par la royauté, qui produisit sur-le-champ l'inévitable décadence dont Saint-Simon fut le témoin indigné. Sans remonter plus haut que 1700, sans descendre plus bas que 1850, nous avons le droit de reconnaître, en repassant l'histoire de nos pères, que nous n'avons pas été progeniem vitiosiorem. Disons-le donc sans orgueil comme sans hésitation: notre société bourgeoise et libérale, sortie de la Révolution et façonnée par trente-cinq années de liberté régulière, malgré ses misères, ses mécomptes, ses éclipses et ses inconséquences, a mieux valu que la société française d'il y a cent cinquante ans. Un honnête homme, un homme d'honneur, un bon chrétien, a dû s'y trouver plus à l'aise et y marcher la tête plus haute. La royauté, moralement irréprochable et politiquement contenue; le clergé, contraint par la force des choses à l'indépendance et à la dignité, et d'ailleurs plus régulier, plus orthodoxe et plus uni qu'il ne l'avait jamais été dans tout le cours de notre histoire; la noblesse, obligée, pour être tant soit peu comptée, d'ajouter un mérite supérieur et tout personnel au lustre du nom; les gens de cœur et de talent, appelés à tout et parvenant à tout, pas toujours, mais très-souvent, beaucoup plus souvent qu'autrefois, et cela sans plongeons, sans noirs et sales détours; la lumière d'une féconde et salutaire publicité, promenée sur tous les points de la vie sociale; la parole du prêtre, la plume de l'écrivain, l'épée du soldat les conduisant sans entraves à l'empire des âmes ou à la conquête d'une légitime renommée; les intérêts matériels, suffisamment exploités, mais refoulés dans leur lit par la vive et constante application des classes éclairées aux questions les plus dignes d'agiter les intelligences et les cœurs; les masses laborieuses et indigentes, émancipées de toute contrainte égoïste, conviées avec une sollicitude chaque jour croissante, et à travers mille obstacles amoncelés sans être insurmontables, à un partage plus équitable des dons de Dieu; tout cela constituait. un ensemble, imparfait sans doute et infiniment perfectible, mais dont, après tout, nous n'avions pas à rougir, et qui valait mieux que l'ancien régime. Oui, mieux valait mille fois vivre sous un tel régime que sous celui de Louis XIV et de Louis XV. Et, si j'avais à soutenir cette thèse contre Saint-Simon ressuscité, je la maintiendrais encore, et pas seulement pour le fretin de la menue noblesse, pour « la petite et nouvelle bourgeoisie, » pour << la finance non encore décrassée dans la robe, >>>> pour les gens de plume et de néant, mais bien pour les plus grands et les plus huppés, mais même pour les ducs et pairs. Oui, j'estime qu'un duc, pour peu qu'il ait de sens et d'honneur, doit reconnaître que ses pareils n'ont jamais été plus grandement à leur place, n'ont jamais rempli dans la vie civile un plus noble rôle que le duc de Richelieu sous Louis XVIII et le duc de Broglie sous Louis-Philippe. Et je suis convaincu que, tout bien considéré, le duc de SaintSimon, avec son âme fière et droite, opinerait comme moi. (Correspondant du 25 janvier 1857.) VI DE QUELQUES RÉCENTS TRAVAUX D'HISTOIRE MONASTIQUE (1858-1860.) Essai historique sur l'abbaye de Saint-Barnard et sur la ville de Romans. 1re partie, par M. GIRAUD, ancien député. Lyon, 1856. Rapports sur la correspondance inédite des Bénédictins de SaintMaur, par M. ALPHONSE DANTIER. Paris, 1857. De toutes les conquêtes dont le dix-neuvième siècle a cru pouvoir s'enorgueillir, il n'y en a qu'une seule qui, aujourd'hui, à l'heure où ce siècle penche déjà vers sa fin, apparaisse à la fois éclatante et durable : c'est la conquête de la vie et de la vérité dans l'histoire. En faut-il conclure que cette conquête soit définitive et incontestable, que la vérité soit toujours vivante dans les récits historiques de nos contemporains, que la vie y soit toujours parée de ses vraies couleurs? Non, certes. Mais, malgré toutes les réserves que commandent la justice et la foi, on n'en doit pas moins reconnaître la supériorité des œuvres historiques de notre temps sur celles de nos devanciers. Si nous sommes encore loin d'avoir dépassé ou même atteint le niveau qu'a posé si haut DE QUELQUES RÉCENTS TRAVAUX D'HISTOIRE MONASTIQUE. 509 l'érudition incomparable des Du Cange et des Mabillon, il n'en est pas moins vrai que les plus contestables de nos histoires contemporaines sont infiniment supérieures, pour l'esprit comme pour le style, à celles qui ont valu de si inexplicables succès aux Vertot, aux Millot et aux Anquetil. Ce sera une belle étude à faire que celle de la renaissance historique qui a si fidèlement reproduit nos aspirations et nos divisions, nos forces et nos faiblesses, nos victoires et nos illusions. Déjà commencé par M. Nettement dans son intéressante et instructive Histoire de la littérature française de 1814 à 1848, ce tableau ne pourra être achevé qu'après la conclusion des œuvres et de la carrière de ces illustres écrivains qui ont si glorieusement associé parmi nous l'éloquence à la politique et l'intelligence du passé à la conduite du présent. Sans insister sur l'examen des grandes œuvres de l'histoire contemporaine, on peut constater que le goût des monographies venu d'Allemagne en France, il y a vingt ou trente ans, a contribué pour beaucoup à la solidité des recherches et à la propagation des études qui caractérisent l'état actuel de la science historique en France. En s'attachant ainsi à certains filons particuliers dans cette grande mine du passé, et grâce à la foule des travailleurs, on est parvenu à des résultats inespérés, et on a mis au jour des richesses que nos pères avaient méconnues ou dédaignées. L'histoire monastique a surtout gagné à cette exploration partielle et locale de nos traditions et de nos monuments. Parmi les nombreuses publications, de valeur souvent trèsinégale, qui ont récemment augmenté le trésor de nos connaissances archéologiques, j'en veux signaler deux qui me semblent particulièrement dignes d'attention et de sympathie. |