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tiques, et par la sainteté de leurs établissements et de leurs premiers Pères. » Il ajoute qu'il a lui-même connu parmi eux beaucoup de saints. Il avait d'ailleurs de la vie religieuse, du «< compte qu'un moine doit à Dieu de sa règle, » l'idée haute et pure qu'on s'en faisait au moyen âge, ce qui avait bien son mérite dans un temps où les abbayes, fondées naguère avec le patrimoine des riches, pour servir de patrimoine aux pauvres, devenaient le prix de l'ignoble faveur d'un chevalier de Lorraine ou d'un Dubois. Il faut d'ailleurs le dire à l'honneur de ce temps, si plein de misères et de scandales on voyait encore sans cesse surnager, chez les honnêtes gens de toute condition, et chez les plus illustres surtout, cet attrait de la retraite, de la vie régulière et cachée qui, pendant tout le moyen âge, peupla les cloîtres de l'élite de la noblesse. Saint-Simon, qui prétendait faire remonter l'origine de sa maison à ce Simon, comte de Vermandois, dont la conversion et la vie monastique forment une des belles pages du pontificat de saint Grégoire VII, nous a raconté cent traits de même nature. C'est à lui que nous devons de savoir que le neveu de Turenne, M. de Lorges, né protestant, converti par Bossuet en même temps que son oncle, et qui « abhorrait la contrainte sur la religion,» avait conçu le projet « d'achever sa vie à l'Oratoire, avec trois valets uniquement, dans une entière retraite et dans la piété. » Le bâton de maréchal lui imposa d'autres devoirs. Mais tous ces vraiment illustres pensaient, comme leurs aïeux, qu'il fallait mettre un intervalle entre la vie et la mort et l'on voit le duc de Beauvillier, ayant à peine soixante ans, songer à quitter le ministère et la cour, et s'ouvrir à Saint-Simon sur l'envie qu'il a « d'achever sa vie chez lui, en solitude, à la campagne, et de s'y préparer avec plus de tranquillité à la mort. » De là, chez Saint-Simon

lui-même, au milieu de sa fougueuse préoccupation des hommes et des choses de la cour et du monde, cet amour pour la Trappe et le « délice » de ces séjours périodiques et prolongés dans ce «< grand et merveilleux monastère'. »

Qui sait s'il n'y rencontra pas Bossuet, qui, lui aussi, fréquentait assidûment la Trappe, et qui ne mourut que quand Saint-Simon touchait à la trentaine? L'abbé Ledieu nous raconte que l'évêque de Meaux fit, dans les vingt dernières années de sa vie, huit voyages exprès pour aller voir Rancé dans cette chère solitude dont il disait que c'était le lieu qui lui plaisait le plus après son diocèse. Il y vaquait à tous les exercices de la communauté, à tous les offices du jour et de la nuit. Avant vêpres on prenait un peu l'air à la promenade de l'étang ou dans les bois; les deux amis se séparaient de la compagnie pour s'entretenir ensemble, et c'était là tout leur plaisir. Pour moi, j'aime à me figurer Bossuet et Rancé sur la chaussée de cet étang, ou à l'ombre de ces grands bois du Perche, suivis à distance et quelquefois rejoints par Saint-Simon, et le jeune duc et pair prêtant une oreille respectueusement attentive à ce dialogue du génie et de la sainteté, dont il était si digne de comprendre et de refléter l'éclat.

J'insiste sur cette tendre et respectueuse affection pour Rancé, qui suffirait à elle seule pour l'honneur de sa vie. Dans ses vingt volumes il n'a consacré qu'une seule page à cette sainte mémoire, mais combien cette page la fait mieux comprendre et aimer que tout le livre de M. de Chateaubriand! Qu'on nous pardonne de la transcrire, elle est encore trop peu connue; et, d'ailleurs, je plains celui qui pourrait la relire sans émotion. « Mon père avait fort connu M. de la

Lettre en tête de la nouvelle édition, p. 40.

2 Mémoires et Journal, t. I, p. 198.

Trappe dans le monde : il y était son ami particulier, et cette liaison se resserra de plus en plus depuis sa retraite... Il m'y avait mené, quoique enfant pour ainsi dire encore; M. de la Trappe eut pour moi des charmes qui m'attachèrent à lui, et la sainteté du lieu m'enchanta. Je désirais toujours y retourner, et je me satisfis toutes les années, et plusieurs fois, et souvent des huitaines de suite; je ne pouvais me lasser d'un spectale si grand et si touchant, ni d'admirer tout ce que je remarquais dans celui qui l'avait dressé pour la gloire de Dieu et pour sa propre sanctification et celle de tant d'autres. Il vit avec bonté ces dispositions dans le fils de son ami, il m'aima comme son propre enfant, et je le respectai avec la même tendresse que si je l'eusse été. Telle fut cette liaison, singulière à mon âge, qui m'initia dans la confiance d'un homme si grandement et si saintement distingué, qui me fit lui donner la mienne, et dont je regretterai toujours de n'avoir pas mieux profité. » Voilà pour la vie du réformateur: écoutons maintenant ce qu'il dit de sa mort, car personne ne s'entend comme lui à prendre sur le fait les hommes, «<lorsqu'ils commencent à ne regarder plus les choses de ce monde qu'à la lueur de ce terrible flambeau qu'on allume aux mourants. » A propos de ce pauvre quart d'heure environ que Dubois passe avec un récollet avant de mourir, il éclate en cette formidable ironie: « Un aussi grand homme de bien, et si préparé, n'avait pas besoin de davantage; c'est d'ailleurs le privilége des dernières confessions des premiers ministres. » Mais, au souvenir du lit de mort de ce moine qu'il aimait, il se fond et s'anéantit à force de tendresse et d'humilité. « Ces Mémoires sont trop profanes pour rapporter rien ici d'une vie aussi sublimement sainte, et d'une mort aussi grande et aussi précieuse devant Dieu... l'Église le pleura et le monde même lui rendit jus

tice. Ce jour, si heureux pour lui et si triste pour ses amis, fut le 26 octobre, vers midi et demi, entre les bras de son évêque et en présence de sa communauté, à près de soixantedix-sept ans, et de quarante ans de la plus prodigieuse pénitence. Je ne puis omettre néanmoins la plus touchante et la plus honorable marque de son amitié. Étant couché par terre, sur la paille et sur la cendre, pour y mourir comme tous les religieux de la Trappe, il daigna de lui-même se souvenir de moi, et chargea son successeur de me mander de sa part que, comme il était bien sûr de mon affection pour lui, il comptait bien que je ne doutais pas de toute sa tendresse. Je m'arrête tout court; tout ce que je pourrais ajouter îci serait trop déplacé. »

Arrêtons-nous aussi, après cette course trop prolongée à travers ces volumes où la docte main de M. Chéruel nous a fait rentrer à sa suite. Mais qu'une conclusion soit permise, et la voici. On sort de cette lecture avec un double sentiment, avec une affectueuse admiration pour l'âme généreusement indignée de cet honnête homme, mais aussi avec une profonde répugnance pour la société dont il a été le peintre inimitable. Il est opportun et obligatoire de le dire, alors que nous sommes dotés d'une grande institution catholique qui reproche à Louis XVI de n'avoir pas continué les traditions de ses ancêtres, d'être descendu à une banale philanthropie, et de s'être posé en réformateur du peuple qui avait le moins besoin d'être réformé, parce qu'il avait la plus sage des constitutions, parce qu'il n'y avait rien à réformer dans la plus parfaite et la plus libre des monarchies1.

Dieu nous garde de dire un mot qui puisse être interprété comme une injure à l'auguste race dont Louis XVI est la

Voir l'Univers du 30 janvier et du 24 décembre 1853, du 10 août 1854, du 4 janvier 1857, etc.

gloire la plus pure, dont l'honneur est l'impérissable apanage de la France, et dont les malheurs ont dû suffire non-seulement pour payer la rançon de ses propres fautes, mais encore pour expier tous les crimes de notre histoire. Mais, en songeant à ce que la monarchie absolue avait fait de la société, il y a un siècle et demi, il faut l'avouer, on ne pardonne pas, mais on comprend tout ce qui a suivi. Sans approuver les ruines inutiles et irréparables qui l'ont accompagnée, sans excuser les crimes qui ont transformé en énigme sanglante celte évidente nécessité, sans absoudre surtout les scélérats qui l'ont souillée par leurs vices ou leurs forfaits, on prévoit la Révolution ! Quelle autre fin pouvait-il y avoir à une telle perversion du pouvoir et de la société ?

Qu'on se représente ce qu'a vu Saint-Simon : les deux premières nations catholiques du monde, gouvernées sans contrôle et sans résistance, l'une par Dubois, le plus vil des fripons, l'autre par Alberoni, « rebut des bas valets; » et le Saint-Siége réduit à faire de tous deux des princes de l'Église 1!

La noblesse, <«< croupissant dans une mortelle et ruineuse oisisiveté, » lorsque le danger et la mort ne venaient pas la purifier sur les champs de bataille.

Le clergé, atteint lui-même dans ses plus hauts rangs par la corruption, dupe de cette dévotion de cour, sincère chez le maître, commandée chez les valets, et aboutissant sans transition à une éruption de cynisme impie, qui dure cent ans avant de s'éteindre dans le sang des martyrs.

'Le récit de Saint-Simon est, à cet égard, exactement confirmé par l'historiographe officiel de la cour de Rome, Guarnacci, continuateur de Cacconius (Rome, 1751, in-fol., t. II, p. 399), qui dit en parlant de la promotion de Dubois Innocentius XIII, efflagitante Gallorum rege, el, quod rurum est, in id etiam incumbentibus cæteris fere omnibus catholicis principibus... eum in sacrum cardinalium collegium invexit.

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