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distinction et surtout une grande attention à ne s'avancer qu'avec dignité et discrétion... sans la moindre odeur de bassesse. >>

Car c'est toujours là qu'on en revient avec lui ; chez les femmes et chez les hommes, c'est la bassesse qu'il abhorre; c'est l'honneur et la justice qu'il encense. Il enterre la fameuse comtesse de Gramont avec cette oraison funèbre : << Personne glorieuse, mais sans prétention et sans entreprise, qui se sentait fort, mais qui savait rendre. » Et il rend luimême à la duchesse de Nemours (dont il a été tant question dernièrement au sujet de la souveraineté de Neuchâtel) le service de l'encadrer dans cette phase, qui la préservera toujours de l'oubli : « Elle fut exilée sans l'avoir mérité; elle fut rappelée sans l'avoir demandé. »

J'ai succombé à la tentation, et me voilà bien loin de mon but. Il faut s'arracher à cette ambroisie; mais ce ne sera pas avant d'avoir régalé nos lecteurs de cet éloge du maréchal de Boufflers, répandu à travers les pages de plusieurs volumes, et où déborde surtout, avec l'admiration de l'homme, l'amour de la vertu.

Nous sommes en 1708, après Ramillies et Turin; Lille est assiégée par le prince Eugène; Boufflers est chargé de la défense. Il commence par apporter dans Lille cent mille écus du sien, qu'il avait empruntés pour le service du roi. Il tient pendant quatre mois, sans que l'armée commandée par Vendôme vienne le secourir; il capitule enfin; il fait de cette défense un triomphe d'où il revient adoré du soldat, et voici pourquoi: «< Sa valeur était nette, modeste, naturelle, franche, froide; il voyait tout et donnait ordre à tout sous le plus grand feu, comme s'il eût été dans sa chambre. Sa bonté et sa politesse lui gagnaient tout le monde; son équité, sa droiture, sa patience à laisser débattre avec liberté, sa délicatesse à faire

toujours honneur de leurs conseils, quand ils avaient réussi, à ceux qui les lui avaient donnés, et des actions à ceux qui les avaient faites, lui dévouèrent tous les cœurs... Attentif à éviter la fatigue aux autres et les périls inutiles, il fatiguait pour tous. Il couchait tout habillé aux attaques, et il ne se mit pas trois fois dans son lit depuis l'ouverture de la tranchée jusqu'à la chamade....... Héros malgré soi-même, par l'aveu public des Français et des ennemis, jamais homme ne mérita mieux le triomphe, et n'évita avec une modestie plus attentive, mais la plus simple, tout ce qui pouvait le sentir... Il détournait toujours les louanges par celles de sa garnison, et il avait toujours quelque action de quelqu'un à raconter toute prête pour fermer la bouche sur la sienne. Sans cabale, sans appui que de sa vertu, de sa modestie, du soin de relever les autres et de s'éclipser derrière eux, il vit les grâces couler jusqu'à l'inonder, et les applaudissements des ennemis suivis des acclamations publiques jusqu'à changer la nature des courtisans, qui s'estimèrent comblés eux-mêmes de ses récompenses... >>>

Plus tard, il offre d'aller servir sous Villars, son cadet comme duc et comme maréchal, « d'oublier tout pour lui obéir. » Ici Saint-Simon, si entiché de l'ancienneté de sa pairie, demeure confondu et ébloui par l'admiration d'un trait dont il se sentait incapable. Il le trouve « digne de ces Romains les plus illustres des temps de la plus pure vertu de leur république. » Le voilà lancé : il accumule les honneurs et les distinctions dont Boufflers était comblé; puis il plane avec son lecteur sur tous ces sommets : « La gloire qu'il avait acquise forçait l'esprit à applaudir à une si grande fortune; sa générosité, son désintéressement, sa modestie, engageaient les cœurs à s'y complaire... Au delà des grâces, des honneurs, des récompenses et de toute espèce de lustre, il s'of

frait d'aller compter avec un homme avantageux, tout personnel, jaloux de tout, accoutumé à usurper la réputation d'autrui, à faire siens les conseils et les actions heureuses et à jeter aux autres tout mauvais succès et ses propres fautes. Le comble est que Boufflers ne l'ignorait pas, et que c'était sous un tel homme qu'il allait exposer une réputation si grande, si pure, si justement acquise, à la certitude de l'envie et à l'incertitude du succès. Boufflers vit tout cela, il le sentit dans toute son étendue; mais tout disparut devant lui à la lueur du bien de l'État. »

Tout cela est couronné par l'ingratitude de Louis XIV et par la disgrâce à laquelle Boufflers ne sut pas plus survivre que Racine et Vauban. « Il devint un exemple du peu de compte que les rois et leurs ministres tiennent de la vertu et des services qui ont passé la mesure des récompenses. Cette impuissance de retour devient un poids qui tourne sinon à crime, du moins à dégoût, à aversion, parce que rien ne blesse tant la superbe des rois par tous les endroits les plus sensibles. C'est ce qui arriva au maréchal de Boufflers. Le poids du dernier service et les derniers mécontentements formèrent comme un mur entre le roi et lui. Il eut bien le courage de paraître le même à l'extérieur... mais un ver rongeur le mina peu à peu... Souvent il s'en est ouvert à moi sans faiblesse et sans sortir des bornes étroites de sa vertu, mais le poignard dans le cœur, dont ni le temps ni les réflexions ne purent émousser la pointe. »

On le voit, c'est quand il faut célébrer les luttes et les disgrâces de la vertu que Saint-Simon se surpasse, et que, sans effort, avec une simplicité complète, il atteint toute sa hauteur. C'est Boisguilbert, « excellent et habile citoyen, » destitué de sa charge, qui faisait «< tout son petit bien, » et exilé pour avoir dit la vérité sur les finances. « Il en fut peu ému,

plus sensible peut-être à l'honneur de l'exil pour avoir travaillé sans crainte au bien et au bonheur public qu'à ce qu'il lui en allait coûter. » C'est le marquis de Chandenier, de la maison de Rochechouart, « célèbre par sa disgrâce et par la magnanimité dont il la soutint plus de quarante ans jusqu'à sa mort. Un homme haut, plein d'honneur, d'esprit et de courage, et d'une grande naissance avec cela, était un homme importun au cardinal Mazarin, » qui le fait emprisonner pour l'obliger à vendre sa charge de capitaine des gardes. On saisit tout son petit revenu. « Il était pauvre: on espéra que la nécessité vaincrait l'opiniâtreté. On se trompa: M. de Chandenier vécut du pain du roi et de ce que les bourgeois de Loches lui envoyaient à dîner et à souper dans une petite écuelle qui faisait le tour de la ville. Jamais il ne se plaignit, jamais il ne demanda son bien ni sa liberté. A la fin, la cour, honteuse d'une violence tellement sans exemple et si peu méritée, plus encore d'être vaincue par ce courage, qui ne se pouvait dompter, relâcha ses revenus et changea sa prison en exil. >>>

C'est encore la duchesse de Navailles, dame d'honneur de la reine, qui, d'accord avec son mari, capitaine des chevaulégers de la garde et gouverneur du Havre, sacrifient toutes leurs charges et se résignent à subir l'exil le plus honteusement injuste, parce qu'elle avait fait murer en une soirée la porte par où le jeune roi entrait chez les filles d'honneur. << Femme d'esprit, et qui avait conservé beaucoup de monde, malgré ses longs séjours en province, et d'autant de vertu que son mari... Elle apprit qu'on avait secrètement percé une porte dans leur chambre (des filles d'honneur), qui donnait sur un petit degré par lequel le roi y montait la nuit, et que le soir cette porte était cachée par le dossier d'un lit. Elle tint sur cela conseil avec son mari. Ils mirent la vertu et l'hon

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neur d'un côté ; la colère du roi, la disgrâce, le dépouillement, l'exil, de l'autre. Ils ne balancèrent pas. >>

Je doute qu'il se trouve dans Tacite, auquel on l'a tant de fois comparé, rien d'aussi simplement beau. C'est l'honneur, et, qui plus est, c'est l'honneur chrétien, dans toute sa force et toute sa vertu. Celui qui raconte si bien de pareilles choses était certes capable de les pratiquer, non par instinct seulement, mais avec réflexion. « Après y avoir bien pensé, dit-il de lui-même, la délicatesse d'honneur et de probité l'emporta sur l'orgueil et la politique du courtisan. » Et, sur cela, il entre dans le prodigieux récit de sa lutte avec le duc d'Orléans pour obtenir le renvoi de madame d'Argenton, prolongé pendant soixante pages avec un feu, une fougue, une éloquence sans cesse vaincue, mais toujours renaissante et enfin triomphante. Épisode admirable dans l'histoire de l'amitié chrétienne, et qui semble dérobé aux Confessions de saint Augustin, avec cette différence que le narrateur n'est pas le pénitent, et qu'on admire comme l'invariable austérité de sa vie lui a révélé tous les secrets, toutes les ruses et tous les entraînements de la passion! Il avait du reste la rudesse et en quelque sorte l'autorité d'un Père de l'Église, celui qui, dix ans plus tard, osait dire au même duc d'Orléans, blasé et énervé par la débauche, sans en être rassasié : « Mais, monsieur, c'est donc le diable qui vous possède, de vous perdre pour ce monde et pour l'autre, dans les attraits que vous convenez n'être plus de votre ressort que vous avez usé. Mais à quoi sert tant d'esprit et d'expérience, à quoi vous servent jusqu'à vos sens, qui, las de vous perdre, vous font malgré eux sentir la raison? »

Dans quel Père trouverait-on une parole plus forte et plus fortement exprimée? Et l'on vient me dire que c'est là une lecture dangereuse, immorale, au moins inutile! Pour moi,

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