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raisonnable, et ne mettons point le salut que le Rédempteur nous a acquis au prix indigne de l'abrutissement absolu et du parfait impossible; » Puis, tout contemporain de Voltaire qu'il était devenu, se montre le rival de Bossuet dans ces lignes fameuses : « Écrire l'histoire de son temps et de son pays... c'est se montrer à soi-même pied à pied le néant du monde... c'est se convaincre du rien de tout. >>

Remercions encore le savant éditeur des pièces justificatives qu'il a ajoutées à chaque volume, et dont plusieurs, empruntées au Journal d'Ormesson ou aux papiers des ducs de Gramont' et de Noailles, offrent un véritable intérêt. Celle qui rectifie le récit de Saint-Simon sur le supplice de Fargues décharge la mémoire du président de Lamoignon de toute participation à ce meurtre judiciaire, mais n'en laisse pas moins cette tache odieuse sur la mémoire du gouvernement de Louis XIV.

Mais combien ne faut-il pas regretter que M. Chéruel se soit montré si avare de ses notes sur le texte même qu'il a entrepris de rétablir! Celles qu'il a données sont d'une rareté qui désole; quelques-unes même sont inexactes. Elles signalent comme imprimés pour la première fois des passages qui se trouvent déjà dans l'édition de Delloye (40 vol. in-18, 1840); et je veux en passant rendre hommage et justice à cette édition, malgré son incorrection, car c'est elle qui, en mettant cet immense monument à la portée des petites bourses, a réellement initié les hommes de mon âge à la con

Je ne sais si M. Chéruel s'est conformé au texte du manuscrit en rétablissant les deux M. que l'édition Delloye avait réduits à un seul, avec raison, dans le nom des Gramont de Béarn; ce qui les distingue des Grammont de Franche-Comté. Du reste, rien de plus incertain que l'orthographe des noms anciens, même les plus illustres; et ceci me rappelle que M. Chéruel aurait bien dû rétablir par des notes celle des noms étrangers estropiés par Saint-Simon, qui écrit Sereni pour Zriny, Rhinfelz pour Rheinfels, Greffin pour Griffin, etc.

naissance du prince de nos historiens. Je ne saurais même lui reprocher d'avoir transposé les quatre chapitres sur la comparaison des ducs et des grands d'Espagne, que M. Chéruel donne à leur place dans le manuscrit original sous la date de 1701; car il faut convenir qu'ils se rapportent infiniment mieux à l'ambassade de l'auteur en Espagne vingt ans plus tard, étant remplis de détails et de faits exclusivement relatifs à cette ambassade. Ailleurs, ces notes contiennent des erreurs que leur petit nombre même ne permet pas d'excuser et dont j'indiquerai quelques-unes au bas de la page1. On peut bien se passer de savoir le blason, même pour comprendre Saint-Simon, mais alors il ne faut pas se mêler de l'enseigner; il ne faut pas dire2 que les quartiers d'un écusson signifient diverses branches de la même famille, quand il suffit d'ouvrir le P. Ménestrier pour voir que les quartiers indiquent les armoiries des ascendants paternels et maternels, dont le nombre suit, comme chacun sait, une progression géométrique (4, 8, 16, 32), et que, par conséquent, SaintSimon, en parlant de cet orde quartier de la Varenne, dans l'écu de l'abbé de Soubise, lorsqu'il se présenta au chapitre de Strasbourg, qui exigeait seize quartiers, veut dire simplement qu'il avait une sale bisaïeule dans la personne de la fille de la Varenne, pourvoyeur des plaisirs de Henri IV.

1 Tourion (t. III, p. 433) ne veut pas dire tourelle, mais grosse tour, bastion, de l'italien torrione, qui est le contraire du diminutif. Sevade (t. V. p. 186) veut dire orge, de l'espagnol cebada, et non pas avoine. Les carabins dont Tessé était colonel général (t. VI, p. 96) furent bien supprimés, comme dit la note, mais presque aussitôt rétablis par Louis XIV, en 1690, avant que Saint-Simon eût commencé à écrire, et formèrent, sous le nom de carabiniers, un corps composé de cinq brigades, qui dura jusqu'à la Révolution et qui lui a survécu. Le fort de Lillo sur l'Escaut, dont on a substitué avec raison le nom à celui de Lille, comme lieu d'embarquement (t. VI, p. 132), n'appartient plus au royaume de Hollande, mais à la Belgique.

2 T. II, p. 397.

1

Il ne faut pas dire non plus que la maison de Rohan a écartelé ses armes des Chabots de la maison de Chabot, quand c'est au contraire la maison de Chabot (dont SaintSimon vante si justement la grandeur originelle) qui a écartelé les siennes des macles de Rohan, à la suite du fameux mariage de l'héritière du duc Henri.

Je retombe dans les minuties; mais tout a son importance quand il s'agit d'un si grand écrivain et d'un si vaste monument. 11 mérite tout autant que Racine ou Molière, Rabelais ou Montaigne, une explication scrupuleuse de son texte; mais on doit le bien expliquer ou ne pas l'expliquer du tout. Ce que je reproche à M. Chéruel, c'est d'avoir cru que le texte de Saint-Simon pouvait se passer de notes, ou, pour mieux dire, d'un commentaire quasi perpétuel. Il n'en est point ainsi aucun écrivain, aucun historien surtout, n'a plus besoin d'être commenté, éclairé, rectifié, corrigé. Son récit est souvent confus, obscur, contradictoire. On éprouve à chaque pas le désir de savoir de qui et de quoi il est question, quand l'auteur a parlé pour la première fois du sujet ou du personnage qu'il fait tout à coup reparaître, ce qu'il en a dit, et surtout ce qu'il faut en croire et ce qu'on peut en savoir d'autre part. Je ne parle pas seulement des détails biographiques et chronologiques, des alliances et des parentés, des particularités d'étiquette ou de mœurs contemporaines, sur lesquels on est arrêté littéralement à toutes les pages par l'absence d'explications ou de renseignements nécessaires 2.

1 T. V, 279.

2 En voici quelques preuves entre mille. Quand on lit (t. III, p. 217) que le mari de la princesse des Ursins était prince du Soglio, tout le monde peut ne pas savoir que ce mot n'indique pas un fief ou un domaine. mais la dignité d'assistant au trône pontifical, réservée parmi les laïques aux princes Orsini et Colonna. Le récit de la dispute grotesque pour le chapeau du roi entre les ducs de Tresmes et de la Rochefoucauld (t. V, p. 264), que Saint-Simon termine par ce trait si juste: on n'oserait dire que voilà des valets, ce récit ne

Par exemple, dans le charmant portrait de la duchesse de Villeroy (qu'il ne faut pas confondre avec la maréchale sa belle-mère), on voit que « c'était une personne droite, naturelle, franche, sûre, secrète, qui, sans esprit, était parvenue à faire une figure à la cour, et à maîtriser mari et beaupère... haute en tout point, surtout pour la dignité (ducale), en même temps qu'elle se faisait une justice si exacte et si publique sur sa naissance et sur celle de son mari, qu'elle embarrassait souvent... Elle avait de l'humeur, son commerce était rude et dur. Elle tenait fort là-dessus de sa famille. >> Cela lu, on se demande naturellement quelle était sa famille; personne ne vous le dit, et il faudra attendre la table générale au tome XX pour le savoir. Ailleurs, quand il dit que le vrai successeur de Louis XIV fut le fils d'un rat de cave, j'aimerais à savoir lequel des deux il entend désigner, du cardinal Dubois ou du cardinal de Fleury. Ailleurs encore il raconte que les ministres s'étaient mis de ce règne au niveau de tout le monde, avaient pris l'habit et toutes les manières des gens de qualité, et que leurs femmes étaient parvenues à manger et à entrer dans les carrosses. Or la charité d'un éditeur consciencieux ne lui fait-elle pas un devoir

se comprend guère, faute d'une note qui rappelle que M. de la Rochefoucauld était grand maître de la garde-robe du roi, et quelles étaient ses attributions. Le mot troupes de salade, dont il est question au sujet de la garnison de Lille (t. VI. p. 409), ne se comprend plus: il faudrait rappeler le sens ancien de ce terme, qui a disparu de la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie, et qui signifie certains petits régiments nouveaux qu'on appelait ainsi par dénigrement et par allusion aux casques des varlets du moyen âge. Plus haut, on me dit (t. VI, page 2) que le grand écuyer, en jouant chez le roi avec madame la grande duchesse, et perdant à ce jeu, donne un coup de poing sur la table et s'écrie très-haut: La maudite maison ! nous sera-t-elle toujours funeste? mais il m'est désagréable d'avoir à feuilleter six ou sept pages avant de découvrir qu'il s'agit de la rivalité entre les deux maisons de Bourbon et de Lorraine, et que cette grande-duchesse était celle de Toscane, elle-même fille d'une Lorraine.

d'expliquer au lecteur de notre temps qu'il s'agit de manger à la table du roi, ce qui a toujours été la plus grande des distinctions sous le règne des Bourbons, et ce qui faisait dire à Saint-Simon, parlant du roi de Danemark qui admettait à sa table un la Rochefoucauld exilé pour sa foi : « Ces rois du Nord mangent avec du monde. >>

Ce qui est plus important, c'est l'autorité usurpée qu'on risque d'attribuer à ses jugements historiques. Sans aucun doute, il a été sincère. Je le crois sur parole quand il affirme qu'il a scrupuleusement respecté le joug de la vérité. Il est au suprême degré ce qu'il dit que doit être l'historien, «droit, vrai, franc, plein d'honneur et de probité; » mais il n'est pas toujours bien informé, et moins souvent encore impartial. Sa crédulité est quelquefois excessive; sa haine vigoureuse du vice, de l'hypocrisie, de la bassesse, l'a plus d'une fois aveuglé. Ses opinions exigent donc un contrôle attentif et perpétuel. Sa popularité croissante crée aux amis de la vérité historique l'obligation de pourvoir à ce que ses jugements ne soient pas, en quelque sorte, parole d'Évangile pour le gros des lecteurs. D'ici à peu d'années, ses Mémoires seront aussi lus, aussi connus de tous que les lettres de madame de Sévigné. On saura par cœur ses mots, ses portraits, ses tableaux. La jeunesse surtout croira connaître à fond son siècle de Louis XIV quand elle sera imbibée de cette lecture enivrante; et peu à peu il fera loi pour le public.

Il est donc urgent et nécessaire de mettre en garde le lecteur consciencieux contre les erreurs de fait et de jugement dont Saint-Simon regorge. Il faut qu'un commentaire courant, au bas de chaque page, réponde aux besoins de tout homme qui veut savoir le vrai des choses et qui n'a pas le temps d'aller vérifier chacune des assertions du terrible historien. Il faut le mettre en présence des auteurs contempo

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