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V

LA NOUVELLE ÉDITION DE SAINT-SIMON.

(1856)

Memoires complets et authentiques du duc de Saint-SIMON sur
le siècle de Louis XIV et la Régence, collationnés sur le
manuscrit original par M. CHERUEL, et précédés d'une
notice par M. SAINTE-BEUVE, de l'Académie française.
Tomes I à IX. Paris, L. Hachette, 1836.

I

Le dix-neuvième siècle a découvert Saint-Simon'. De toutes ses découvertes, c'est peut-être celle qui lui vaudra le plus de jouissances; c'est à coup sûr la plus précieuse aux yeux des gens qu'anime le goût passionné des lettres. Je sais bien que cette passion semble devoir être classée parmi les péchés, tout comme le regret de la liberté et le sentiment de l'honneur, par cette orthodoxie arrogante et hargneuse qui a la vogue aujourd'hui. Tant pis pour elle. Quant à moi, j'avoue sans vergogne que je professe pour Saint-Simon une sorte de culte, et que je le range, après Bossuet toutefois, au-dessus de tous les écrivains de notre langue. Je mets son

'Le génie de Saint-Simon, profondément inconnu de ses contemporains, fut méconnu pendant tout le dix-huitième siècle. Madame du Deffant ne lui trouvait point d'esprit ; elle s'en amusait toutefois, qucique le style lui parût abominable. Madame de Créquy dit aussi : Cela est mal écrit. - V. la notice de M. Sainte-Beuve, p. 32.

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âme encore plus haut que son talent. Mais qu'on se rassure; je ne prétends communiquer mon enthousiasme à personne. Fier de compter parmi les plus anciens et les plus ardents admirateurs de ce grand homme de bien et d'honneur, je crois lui avoir témoigné cette admiration d'une façon plus pratique, en obtenant de l'Académie française qu'elle donnât son éloge pour sujet du prix d'éloquence, et en sollicitant sans relâche de la Société de l'Histoire de France une édition définitive du plus éloquent et du plus curieux de nos historiens.

Aujourd'hui je veux me borner à une simple notice bibliographique sur l'édition de M. Chéruel; ce qui me vaudra toujours la satisfaction de savourer en passant mille traits. inimitables, mille tableaux plus que vivants, et toutes ces explosions du génie dont les étincelles sont faites pour allumer l'esprit du lecteur le plus froid. Comment se détacher de Saint-Simon et d'un de ses volumes une fois qu'on l'a ouvert? C'est un secret que je voudrais apprendre, car il vous prend trop de temps: il vous met hors de vous, comme l'avoue madame du Deffant, et, une fois que vous êtes tombé en son pouvoir, il vous enchaîne et vous conduit tout haletant jusqu'à la fin du livre. A travers les complications de ses récits, et ce qu'il appelle quelque part les entrelacements de ses parenthèses, on court, on vole, emporté par un souffle surnaturel.

Jamais homme n'a su mieux que lui, par la magie du style, ressusciter les morts et grandir les infiniment petits. Le lecteur, maîtrisé, entraîné, étourdi, s'étonne de ressentir la contagion d'une passion en apparence si insignifiante. L'auteur lui-même semble parfois partager cette surprise et s'en excuse. « Je sens bien,» dit-il de je ne sais quelle anecdote, » qu'en soi c'est la dernière des bagatelles pour être rap

portée, mais elle caractérise et dépeint. » Et ailleurs : « Il se fit un petit mariage qui semblerait devoir être omis ici... cela ne promet pas, et toutefois cela va rendre. » Cela rend en effet bien au delà de toute promesse, et l'on recommence de plus belle à subir le joug et le charme du plus abondant et du plus irrésistible des narrateurs.

Une fois lancé dans cet océan, on voudrait y nager à pleines brasses, mais il faut s'arrêter et reprendre terre. D'ailleurs, le sujet peut être regardé comme à peu près épuisé, ou comme devant l'être bientôt. M. de Carné a laissé entrevoir qu'il y aborderait prochainement, et personne, de nos jours, n'a parlé du règne de Louis XIV avec plus d'indépendance et de sagacité que lui. Nous avons confiance dans la solidité et la fidélité du portrait qu'il nous donnera de ce peintre suprême. En attendant, nous avons déjà les excellents discours de MM. Lefebvre-Pontalis et Poitou, que l'Académie a couronnés; puis l'introduction pleine d'équité et de perspicacité que M. Sainte-Beuve a mise en tête de l'édition dont nous allons parler; enfin l'étude brillante que M. Taine a récemment publiée, où il approche quelquefois de son modèle par l'impétueuse originalité de sa phrase, et dont je ne puis me défendre de détacher cette comparaison si parfaitement adaptée à l'œuvre et à la vie de Saint-Simon : «< Comme un lustre flamboyant chargé et encombré de lumières, mais exclu de la grande salle de spectacle, il brûla en secret dans sa chambre, et, après cent cinquante ans, il éblouit encore. »

Laissons donc là l'homme, du moins quant à présent, et voyons si l'édition qui est aujourd'hui entre les mains de tous les connaisseurs est bien celle qui répond à l'attente publique, et si elle peut tenir lieu de celle que nous avons demandée à la Société de l'Histoire de France. On doit le croire en la voyant paraître avec le nom, et en quelque sorte

sous la responsabilité de M. Chéruel. Connu par ses excellentes études sur la France au dix-septième siècle, il vient de nous donner une bonne et complète édition des Grands Jours de Fléchier', et, par la publication antérieure de quelques fragments du Journal d'Olivier d'Ormesson, l'intègre et courageux rapporteur du procès de Fouquet, il a déjà soulevé un coin du voile qui recouvre encore tout un aspect nouveau de la société sous Louis XIV. Tous ces titres semblent le désigner d'avance comme l'éditeur définitif de SaintSimon.

Aussi la nouvelle édition, qui paraît avec une si rapide régularité, et avec des tables dans chaque volume, si commodes pour les recherches, est-elle infiniment préférable aux précédentes. On nous promet une table générale, à la fin de l'ouvrage, qui ne sera pas, nous l'espérons bien, une simple reproduction des sommaires, et qui achèvera de faire sentir la supériorité de cette édition. D'ailleurs, elle est d'un prix aussi modique que possible. Le format et les caractères sont convenables. On voudrait en dire autant du papier; mais on ne sait pourquoi la librairie de nos jours ne sait pas sortir de ce papier spongieux que nos pères ne connaissaient pas ou n'employaient jamais. Elle laisse aux publications éphémères, aux revues et aux journaux, par une incompréhensible anomalie, le monopole du papier qui ne boit pas, qui donne aux moindres livres des siècles passés tant de solidité, et qui permet au lecteur studieux de mettre ses annotations à l'abri du temps et de la main d'autrui.

Le texte a subi une révision attentive et présente des corrections nombreuses et nouvelles qui font honneur à l'exac

1 Mémoires de Fléchier sur les grands jours d'Auvergne en 1665, annotés et augmentés d'un appendice par M. Chéruel, et précédés d'une notice par M. SainteBeuve. 1 vol., chez Hachette.

titude et à la sagacité de M. Chéruel. On pourrait toutefois, ce qui ne saurait étonner dans une si vaste entreprise, y relever encore quelques fautes : ainsi, dès la page du tome Io, je pense que c'est à l'académie des sieurs de Mémen et Rochefort, et non pas des sieurs de Mémen à Rochefort, que SaintSimon apprit à monter à cheval; car Rochefort, créé en 1664 par Colbert, n'était guère le lieu où un jeune seigneur, camarade du duc de Chartres, pouvait faire son éducation. Tome VII, page 94, il faut lire, non parti, mais pari, à propos de celui que fit le duc de la Trémoille chez M. de Bouillon; et cette faute ne se trouve pas dans les éditions antérieures. On voit que je m'arrête à des vétilles; mais les publications de M. Hachette sont faites pour résister à de plus fortes épreuves.

Signalons tout d'abord, comme la perle de la nouvelle édition, cette précieuse lettre inédite à M. de Rancé, écrite par Saint-Simon à l'âge de vingt-quatre ans, pour consulter le saint abbé de la Trappe sur la première ébauche de ses Mémoires, où il les qualifie et les résume tout ensemble en exprimant ses scrupules sur «< tout ce qu'il y a contre la réputation de mille gens, et cela d'autant plus irréparablement que la vérité s'y rencontre tout entière et que la passion n'a fait qu'animer le style. » Rien de plus curieux que le rapprochement de ce premier jet du jeune duc et pair, encore mestre de camp de cavalerie, mais déjà chrétien austère et consciencieux, avec l'admirable discours, écrit un demi-siècle plus tard, et qui sert d'introduction aux Mémoires, sous ce titre «Savoir s'il est permis d'écrire et de lire l'histoire, singulièrement celle de son temps, » où le vieillard, délivré de ses hésitations et en présence de son chef-d'œuvre inconnu, laisse éclater toute sa verve, donne congé aux scrupuleux par ces nobles paroles : « Rendons au Créateur un culte plus

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