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bas-relief qui représente Jésus-Christ portant sa croix, aussi pur de goût que noble et simple d'expression. La souche de chacune des ogives de la voûte est entourée de riches sculptures du même genre, qui reproduisent les principales paraboles de l'Ancien et du Nouveau Testament; on distingue surtout Job et ses amis, le Mauvais riche, et un très-beau groupe du Jugement dernier. Ces sculptures se répètent dans les chapiteaux et les plinthes des colonnes qui forment les arcades à ogives par où le jour pénètre dans le cloître. Les fenestrages de ces arcades sont découpés à jour en forme de cœurs ou de fleurs de lis. Mais ce qu'il y a de plus admirable dans cette construction, ce sont les pendentifs de la voûte elle-même, sillonnée et surchargée d'arêtes ciselées. Ces pendentifs, qui se trouvent à chaque clef de voûte, se composent chacun d'une statuette d'un travail exquis c'est tantôt le symbole consacré d'un évangéliste, tantôt un prophète à longue barbe, tantôt un ange ailé, se balançant sur une longue banderole où sont inscrites les louanges de Dieu : toutes ces figures planent sur le spectateur, et semblent le contempler avec une infinie douceur; on dirait que les cieux se sont entr'ouverts, et que les élus viennent présider aux innocents délassements des habitants de ce lieu solitaire et sacré.

Or, voulez-vous savoir ce qu'est devenu ce ravissant chef-d'œuvre? Je vais vous en raconter la lamentable et honteuse histoire. Vendu révolutionnairement, il appartient maintenant à MM. Verdier et Guimbaut, dont les noms méritent une place toute spéciale dans les annales du vandalisme. Il y a quelques années, plusieurs catholiques des environs concurent le projet de fonder un établissement de Trappistes dans ce site vénéré, ce qui eût assuré la conservation en entier du monument et de toutes ses dépendances. L'on fit à ce

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sujet des offres avantageuses à MM. les propriétaires; mais ils se sont bien gardés de devenir complices d'un acte aussi rétrograde. Ils ont préféré détruire peu à peu tout le monastère, à l'exception du petit cloître intérieur: au moment où je m'y suis trouvé, une tour hexagone très-ornée était sous le marteau. La pioche de l'ouvrier a atteint sous mes yeux une charmante sculpture qui formait, à ce que je pense, le chapiteau de la retombée d'une voûte. Quant au cloître intérieur, destiné spécialement aux récréations des religieux après les offices du chœur, comme il n'avait de communication qu'avec l'église et les cellules, et non pas avec les cours extérieures, les acquéreurs ont jugé à propos de réclamer un droit de passage à travers l'église. Déboutés de leur prétention par les tribunaux, ils s'en sont dédommagés ainsi qu'il suit : ils ont rempli la moitié de leur cloître de bûches, de fagots et de poutres, qu'ils ont entassés le plus haut possible contre ces délicieuses sculptures; et chaque jour, en les déplaçant, on abat quelque tête, quelque figurine, on enlève quelque pendentif, on défonce quelque colonnette des croisées. Dans l'autre moitié, ils ont parqué des pourceaux; oui, des pourceaux! C'est la litière d'une truie qui occupe la place du trône de l'abbé, au-dessous du bas-relief de Jésus portant sa croix; ces représentants des propriétaires broutent le jour dans l'enceinte intérieure que bordent les arceaux du cloître, et la nuit ils se vautrent sous les trésors de beauté dont je viens de vous parler.

J'ai senti le rouge me monter au front en contemplant ce spectacle. Il n'y a qu'en France, pensais-je tristement, où je rougirais ainsi; il n'y a qu'en France où un voyageur soit exposé à rencontrer une dévastation aussi sacrilége, un mépris aussi effronté de l'art, de la religion, de l'histoire, de la gloire du pays.

Et encore songez que Cadouïn est un pays reculé, trèscatholique, très-noirci sur la carte de M. Charles Dupin, au milieu des landes et des bois, loin de toute ville et de toute route, et qu'on ne peut y arriver qu'à cheval. Ah! s'il y avait eu dans le voisinage quelque grande route, quelque usine à fonder, le tout y aurait déjà passé. Ah! si la cupidité s'était mêlée à la froide manie de destruction! Pour le moment, on a trouvé qu'un cloître pareil pouvait servir, aussi bien qu'autre chose, d'étable à des pourceaux.

Pardonnez à ma fureur, Monsieur, et hâtez-vous d'aller voir ce lieu encore si beau dans sa misère, avant que les brutes de diverses espèces qui l'habitent ne l'aient rendu complétement méconnaissable 1.

4o Le clergé.

Je passe à ma quatrième catégorie, celle du clergé. C'est avec une véritable douleur que je me vois forcé de m'élever contre les erreurs que commettent, en ce qui touche à l'art religieux, plusieurs membres de ce corps vénérable et sacré, aujourd'hui surtout, par ses malheurs. Mais si ces lignes tombent sous les yeux de quelques-uns d'entre eux, ils y discerneront, j'espère, une nouvelle preuve de l'intérêt et du respect que leur porte un fils et un ami.

Un catholique doit déplorer plus qu'un autre le goût faux,

Nous sommes heureux de pouvoir ajouter ici que ces lignes n'ont pas été tout à fait inutiles, qu'elles ont éveillé la sollicitude des habitants du lieu, qui ont adressé à S. M. la reine et au ministre de l'intérieur des pétitions pour obtenir la conservation de leur cloître, et qu'enfin, par une délibération récente, la commission des monuments historiques leur a alloué un subside qui pourra les aider à commencer le rachat de leur trésor (1839). — En effet, depuis lors, le cloître a été racheté par le conseil général et restauré aux frais de la commission des monuments: il excite aujourd'hui l'admiration de tous les voyageurs. M. l'abbé Sagette en a fait récemment une description inté

ressante.

ridicule, païen, qui s'est introduit depuis la renaissance dans les constructions et les restaurations ecclésiastiques. Sa foi, sa raison, son amour-propre, en sont également blessés. Que les gouvernements et les municipalités traitent brutalement les monuments que le malheur des temps leur a livrés, et inscrivent là comme ailleurs l'histoire de leur incapacité ou de leurs bouleversements, cela se comprend. On en gémit, on s'en indigne, mais on n'en est point, grâce au ciel, responsable; tandis que voir l'Église s'associer avec une persévérance si cruelle au triomphe du goût antichrétien qui date de l'époque où elle-même a été dépossédée peu à peu de sa popularité et de sa puissance; la voir renier les inimitables inspirations du symbolisme des âges catholiques pour introniser dans ses basiliques les pastiches d'un paganisme réchauffé et bâtard; la voir enfin chercher à cacher sa noble pauvreté, ses plaies glorieuses sous d'absurdes replâtrages, c'est un spectacle fait pour navrer une âme qui veut le catholicisme dans sa sublime et antique intégrité, le catholicisme roi de l'imagination comme de la prière, de l'art comme de l'intelligence.

Certes, et cela se comprend facilement, on ne saurait reprocher au clergé une envie de détruire aussi étrangère à ses habitudes que contraire à ses devoirs et à son instinct; et si ce n'étaient quelques traits fâcheux qui sont, il faut le croire, plutôt imputables aux conseils de fabrique (lesquels tiennent beaucoup de la nature des conseils municipaux), qu'au clergé tout seul, il serait juste de ne point lui assigner de rang dans la hiérarchie du vandalisme destructeur. Mais en revanche il occupe, sans contredit, la première place parmi les restaurateurs; et avec les meilleures intentions du monde, on ne restaure jamais rien, surtout de nos jours, sans préalablement détruire beaucoup.

C'est surtout une bien funeste et bien surprenante manie que celle de tout repeindre et de tout reblanchir, dont le clergé a été possédé pendant les quinze années de la Restauration, et à laquelle il est loin d'avoir renoncé. Il a l'air de s'être dit « Voilà les mauvais jours qui vont finir; une nouvelle ère de prospérité et d'éclat va se lever pour le catholicisme en France. Donnons en conséquence à nos églises un air de fète. Il faut les rajeunir, les pauvres vieilles; il faut prêter à ces antiques monuments d'une antique croyance toute la fraîcheur du jeune âge; nous en lutterons d'autant mieux avec toutes les nouvelles religions qui pullulent autour de nous. Sus donc, mettons-leur du rouge, du bleu, du vert, du blanc, surtout du blanc; c'est ce qui coûte le moins, et puis c'est la couleur de la dynastie des Bourbons; blanchissons donc, regrattons, peignons, fardons, donnons à tout cela l'éblouissante parure du goût moderne. Ce sera une manière comme un autre de montrer que la religion est de tous les siècles et de toutes les générations'. >>

Et chose à jamais déplorable, si cela ne s'est pas dit, cela s'est fait, et cela se fait encore tous les jours; et de la sorte on est parvenu à mettre nos plus beaux monuments religieux en état de lutter en blancheur avec la Bourse, et en élégante légèreté avec les arcades de la rue de Rivoli. Mais encore une fois, à quoi bon ces feintes et ces enjolivements? Ministres du Seigneur ! puisque les calamités du temps ne vous ont laissé que des temples de bois et de rudes pierres, laissez voir ce bois et cette pierre, et n'allez pas rougir de cette noble indigence!

'Cette horrible manie est encore plus répandue en Suisse qu'en France; il n'y a pas une église des cantons catholiques qui ne soit déshonorée par le blanc de chaux ; et nous avons lu dans la description de Schwitz, par un statisticien éclairé de nos jours (Meyer de Knonau), que ce blanc de chaux est un symbole de la candeur et de la pureté des dogmes catholiques! Il faut noter que ce symboliste est lui-même protestant.

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