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que ne peut le faire la farouche égalité, qui ne veut rien devoir ni rien rendre à personne, et sans lequel aussi tout se relâche et s'abaisse bientôt, le ton, le langage, la politesse, et jusqu'aux rapports les plus habituels des hommes entre eux. Tout le monde, depuis le roi, qui avait à se respecter luimême et à respecter l'État en sa personne, jusqu'aux moindres de ses sujets, tout le monde avait quelqu'un à respecter; et les traditions de la féodalité, quoiqu'elle fût éteinte, avaient perpétué jusqu'alors une hiérarchie d'égards qui faisait le lien et l'harmonie de cet état social, désormais calme et fixé. La considération, cette chose si peu connue aujourd'hui, appartenait à tous les rangs et s'y manifestait à divers degrés par l'hommage rendu au mérite de la personne et à sa position; le sentiment de l'honneur, précieusement entretenu dans les familles, en faisait la fierté et y servait de frein. Chaque classe avait, pour ainsi dire, un bâton de maréchal à gagner, qui suffisait à son ambition, et au delà duquel elle ne portait pas la vue; elle savait d'ailleurs que, de son sein, le mérite transcendant pouvait s'élever au premier rang; on en avait des exemples sous les yeux, et l'ordre reposait avec solidité sur cette séparation volontaire des rangs, adoucie par la politesse des mœurs. Cette société réglée s'avançait ainsi paisiblement et confiante en elle-même, sans préoccupation de l'avenir et satisfaite du présent, parce qu'elle était vivifiée par la pensée morale et religieuse qui faisait comprendre et accepter à tous les diversités de la condition humaine. Si le respect, en effet, en formait la base, la religion en couronnait le sommet. La foi, ce grand lien des sociétés, était au fond des âmes et exerçait une influence puissante sur les mœurs. La croyance réglait la vie et fixait les esprits. Le clergé et les prélats se mêlaient au monde avec gravité; les couvents, où presque toutes les familles avaient des parents et les commu

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nautés même les plus sévères, telles que Port-Royal et la Trappe, étaient en rapport continuel avec lui. Les laïques à leur tour faisaient des retraites dans ces monastères; on y avait des correspondances, on en recevait des directions; c'était une perpétuelle communication du monde à la solitude, et de la cour au cloître. Au milieu du monde même on pratiquait hautement la piété et les bonnes œuvres, et ceux que les passions avaient égarés revenaient tôt ou tard aux sentiments pieux et à la pénitence. Quels qu'eussent été la dissipation de la vie ou les orages du cœur, il y avait dans les âmes comme une racine de foi qui reverdissait après avoir desséchée. »

paru

ماز

Nous ne connaissons pas dans toute la littérature historique une page qui rende mieux compte de la vraie grandeur du siècle de Louis XIV que celle qu'on vient de lire.

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Assurément tout ne s'élève pas à cette hauteur, pas plus dans le siècle de Louis XIV que dans le livre de M. le duc de Noailles. Mais partout, dans le livre comme dans l'époque, on retrouve l'intérêt que les grands hommes et les grandes choses répandent sur ce qui les a approchés. On y jouit partout de la mesure, de l'urbanité, de l'exacte et régulière observance des lois qui constituent le bon sens et le bon goût. Dans tout le récit, comme dans l'heureux choix des citations dont il est parsemé, une main habile nous fait reconnaître le caractère de cette époque, qui savait imprimer le sceau de la dignité et de la bonne grâce aux plus menus détails, aux recoins les plus intimes de la biographie personnelle ou domestique, comme aux recherches quelquefois puériles de l'étiquette. Plus d'une découverte précieuse, ce nous semble, a été enchâssée par l'auteur dans nos souvenirs, quelquefois à l'aide d'une note ou d'un rapprochement historique. Nous ne résistons pas au plaisir de citer, comme un modèle de cette bonne grâce dont nous parlions à l'instant, la lettre par la

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quelle le roi annonçait à la duchesse de Richelieu qu'il lui donnait la seconde charge de la cour, celle de dame d'honneur de la reine :

<< Versailles, le 16 novembre 1671.

<«< Ma cousine, la nouvelle du décès de la duchesse de Mon<< tausier m'ayant été apportée ce matin, nous avons jugé, la << Reine et moi, que nous ne pouvions faire un plus digne << choix que de votre personne pour remplir la place de sa dame « d'honneur. Je dépêche exprès ce gentilhomme pour vous <«< faire savoir notre résolution, afin que, si vous l'approuvez, «< vous puissiez venir au plus tôt prendre possession de cette <«< charge que votre seule vertu a sollicitée pour vous. En at<< tendant votre réponse, je prie Dieu, ma cousine, qu'il vous << ait en sa sainte et digne garde. »>

Cédant à une prédilection bien naturelle chez lui, et que la grande majorité du public lettré a jusqu'à présent partagée, l'auteur n'hésite pas à préférer la seconde moitié du dixseptième siècle à la première. De bons esprits, et au premier rang notre ami et collaborateur M. Foisset, ont contesté la légitimité de cette préférence. Ils admettent volontiers qu'à partir de la paix des Pyrénées l'ordre fut mieux établi, les mœurs plus graves, la splendeur du trône et du pays plus éclatante et plus universellement reconnue. Mais ils ont regretté la mâle vigueur, la verve, la franchise, l'indépendance non encore domptée, et surtout la vive expansion de sainteté qui signale le règne de Louis XIII et la régence d'Anne d'Autriche, c'est-à-dire l'époque de saint François de Sales, de saint Vincent de Paul, du cardinal de Bérulle, de M. Olier, de sainte Jeanne de Chantal, de mademoiselle de Melun, et de tant d'autres réformateurs catholiques. Et comme les plus grands écrivains du règne de Louis XIV débutèrent tous de

1650 à 1660', on peut trouver, même sous le rapport littéraire, une séve plus abondante et plus précieuse dans l'époque où se formèrent tous ces grands hommes que dans celle qui les vit successivement s'éteindre sans laisser de successeurs. Juges incompétents, nous ne prononcerons pas un arrêt sur ce débat, l'un des plus intéressants de l'histoire littéraire. Mais nous savons gré à M. le duc de Noailles de nous avoir donné, dans ses chapitres sur d'Aubigné et sur Scarron, un aperçu fidèle de l'état des mœurs et des esprits pendant la période si orageuse et si animée qui précéda la gloire de Louis XIV.

Son étude sur Théodore-Agrippa d'Aubigné, personnage si remarquable et trop oublié, mérite une attention spéciale. Avant de passer à l'époque où la fierté et l'indépendance de la noblesse française disparurent au sein de l'éclat éblouissant de la royauté, on aime à retrouver le cœur et le style de ce gentilhomme, qui prenait ainsi qu'il suit congé de son roi, et d'un roi qui était Henri IV :

Sire, votre mémoire vous reprochera douze années de mes services et douze plaies sur mon corps; elle vous fera souvenir de votre prison, et que la main qui vous écrit en a rompu les verrous et est demeurée pure en vous servant, vide de vos bienfaits et exempte de corruption, tant de votre ennemi que de vous-même. Par cet écrit, je vous recommande à Dieu, à qui je donne mes services passés, et à vous ceux de l'avenir, par lesquels je m'efforcerai de vous faire connaître qu'en me perdant, vous avez perdu votre meilleur servi

teur. >>

C'est bien le même homme à qui le duc de la Trémoille, assiégé par les troupes du roi dans Thouars, écrivait : «< Mon

La Fontaine, en 1650; Pascal, en 1656; Molière, en 1658; · Boileau et Racine, en 1660.

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<<< ami, je vous convie, suivant vos serments, à venir mourir « avec votre affectionné serviteur » et qui répondait : << Monsieur, votre lettre sera bien obéie: je la blâme pour<< tant d'une chose, c'est d'avoir allégué mes serments, qui << doivent être crus trop inviolables pour me les ramen<< tevoir. >>>>

Le grand-père de madame de Maintenon nous ramène naturellement à cette illustre femme dont nous avons jusqu'ici trop peu parlé. Nous n'en dirons, du reste, que peu de chose, parce que M. le duc de Noailles ne nous laisse rien à en dire. Il lui a rendu une justice si complète et si incontestable que l'on ne peut espérer même de glaner après lui, et d'un autre côté on essayerait en vain de citer là où tout est à lire.

Disons seulement que de toutes les réhabilitations historiques qui ont été tentées depuis quelque temps, il n'y en avait guère de plus pressée et de plus légitime que celle de madame de Maintenon. Elle a été un des personnages les plus calomniés de l'histoire. Grâce à M. le duc de Noailles, cette réhabilitation est acquise à l'histoire. Et ce dont nous aimons surtout à féliciter l'auteur et à nous féliciter nousmême, c'est que cette réhabilitation est en même temps celle de l'esprit chrétien, dans une de ses manifestations les plus injustement appréciées.

C'est à cause de sa religion que madame de Maintenon a été impopulaire; c'est par la religion et en son honneur que sa renommée nous sera désormais chère et sacrée. Cet esprit moqueur et essentiellement irréligieux qui a toujours mêlé son courant à la littérature française, depuis les trouvères jusqu'à nos jours; cet esprit implacablement hostile à la pratique des vertus chrétiennes; cet esprit sceptique et licencieux toujours vivant parmi nous, a fait payer à madame de Maintenon la rançon des affronts que lui faisait subir

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