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âme, comme s'il se défiait déjà de cette monotonie de l'existence qu'il ignorait encore; sa résolution fut prise, et son départ pour l'armée impériale, comme volontaire, était déjà arrangé, lorsque les instances et les prières de son père, de sa mère et de tous ceux qu'il aimait, l'engagèrent à différer l'exécution de son projet. Bientôt l'étude reprit son empire, et, livré avec passion à celle des sciences naturelles, il oublia bientôt ses rêves de guerre au milieu de la vie universitaire et des amitiés qu'il y forma. Il eut pour premier ami Frédéric de Schlegel, la plus glorieuse conquête du catholicisme moderne; leur intimité fut prompte à se former et ne s'affaiblit jamais. Il fit en même temps la connaissance de Fichte, qui passait en ce temps-là pour le chef du spiritualisme en Allemagne; il devint à peu près son disciple; et alors il fut encore heureux comme dans son enfance, ayant trouvé ce qui suffit à bien des âmes jeunes et naïves, un ami et un maître.

Mais Dieu lui réservait un autre bonheur, avant de déchirer ce vain réseau des joies précoces de sa jeunesse. Il avait vingt-trois ans et l'on ne voit pas qu'il ait jamais prononcé jusqu'alors ce mot d'amour qu'une bouche pure ne prononce qu'en tremblant : il se trouvait à Arnstadt, petite ville où il était venu étudier la minéralogie, lorsqu'il rencontra pour la première fois Sophie de K...; elle n'avait que quatorze ans lorsqu'il la vit et qu'il l'aima. Cette jeune fille était un ange, et cet amour devint sa vie.

Après six mois d'épreuves passés ensemble, tous deux reçurent des auteurs de leurs jours la permission de s'unir, et on les fiança l'un à l'autre : admirable coutume de la vertueuse Allemagne, si conforme à la morale, à la nature, aux besoins du cœur, aux légitimes exigences de la société, à tout ce qui sanctifie l'auguste union qui doit durer pour la vie. Hélas! l'union que préparaient ces fiançailles ne devait jamais

se consommer. A peine eurent-elles été célébrées, que Sophie fut atteinte d'une maladie, d'abord jugée peu grave, puis reconnue sérieuse, puis déclarée mortelle.

Cette maladie eut des intervalles pendant lesquels Novalis put reprendre courage et se livrer à ses études avec ce charme inconnu que répand sur toute une vie l'influence d'une âme chez qui l'on a découvert une éternelle sympathie. Ses espérances sur le rétablissement de sa bien-aimée se fortifiaient de toute l'ardeur de son amour; mais le mal, pour être dissimulé, n'en était pas moins mortel, et ses progrès lents et sûrs désespéraient chaque jour davantage ceux dont les yeux n'étaient point aveuglés par la passion. La jeune victime se faisait moins illusion que personne; condamnée à souffrir pendant quinze mois les traitements les plus pénibles, les opérations les plus douloureuses, elle opposa à cette impitoyable épreuve une patience angélique, et cette longanimité, cette résignation calme et silencieuse, cet héroïque dédain de la souffrance qui ne se trouve guère que chez les femmes. Il fallut enfin que son fiancé s'éclairât à son tour sur les ravages du mal et qu'alors du sein d'un bonheur sans mélange Dieu le jetât au milieu de la douleur la plus cruelle de la vie, celle de voir mourir ce qu'on aime, d'une maladie lente comme une maladie de langueur, et douloureuse comme ces violentes attaques qui abrégent au moins les supplices qu'elles infligent. Et elle n'avait que quinze ans ! A peine eut-elle achevé sa seizième année qu'elle mourut, entraînée par un irrésistible arrêt vers ce monde où ce qui fleurit un jour ne périt jamais.

Celui qui l'aimait, celui qui avait veillé nuit et jour sur elle, celui qu'elle laissait solitaire et comme orphelin sur la terre, écrivit peu de jours après à son ami : « Il s'est fait nuit << autour de moi, tandis que je me croyais encore à l'aurore

<< de ma vie; ma douleur est infinie comme mon amour. » Il disait vrai sa douleur était même plus forte qu'il ne croyait; elle ébranla sa propre existence, et c'est de ce moment que date sa maladie, qui le conduisit bientôt lui-même au tombeau. Son âme était tellement maîtrisée par cette grande affliction que lorsqu'un mois après un de ses jeunes frères vint à mourir, il lui restait à peine assez de larmes pour en verser sur cet autre cercueil. Une sorte de frayeur le saisissait au souvenir des affreuses souffrances de sa pauvre fiancée. « Au nom du ciel, »> écrivait-il à un de ses amis malades, « point de longue maladie, c'est si horrible et si inutile! Surtout point de ces souffrances qui triomphent de l'intelligence et de la sensibilité. La pauvre et frêle jeunesse n'est pas faite pour cela. >>

Lui-même était alors arrivé au moment où sa jeunesse allait faire place à un vaste et fécond développement d'idées et de travaux. On aurait dit que son âme attendait le grand et terrible coup dont Dieu venait de la frapper pour vibrer à l'unisson avec lui. Sa pensée, en suivant sans cesse sa bienaimée dans un monde plus pur, s'élevait et se sanctifiait chaque jour, et, comme il arrive quelquefois, la même calamité planta en lui le germe de la mort et celui du génie. Ces deux forces allaient maintenant lutter entre elles à qui maîtriserait le plus tôt cette jeune vie. Il subissait déjà l'influence de cette lutte lorsqu'il écrivait ces mots : « Je sens aux rèves bizarres et puissants qui m'agitent que le matin approche, et je me réveillerai un jour dans le ciel. »

C'était au printemps de 1797 qu'il avait perdu sa fiancée, et pendant toute cette même année il chercha dans la poésie quelques distractions à la douleur qui le minait. Déjà plusieurs fois il avait obéi aux inspirations de sa muse, en donnant toujours à ces productions éphémères un titre caractéristique, car il les appelait Poésies de foi et d'amour. Cette

année, il écrivit ses Hymnes à la nuit, chef d'œuvre de mélancolie, de pureté et de foi. Nous voudrions pouvoir les traduire ici en entier, et l'on verrait alors qu'il y a dans Ossian bien peu de passages qui puissent lutter avec ces premiers soupirs d'une âme jeune et chrétienne. Nous ne pouvons en citer que ce peu de lignes :

<«< Nuit sainte, ineffable, mystérieuse, je me tourne vers toi. Le monde gît loin de moi, comme dans un abîme; sa place est déserte et solitaire. Une profonde mélancolie fait vibrer les cordes de cette lyre que j'ai dans mon cœur. Je sens ma vie qui se fond en rosée et qui se confond avec la cendre. Les lointains souvenirs, les désirs de la jeunesse, les rêves de l'enfance, les courtes joies de la longue vie, les espérances vaines, s'assemblent autour de moi dans leurs sombres vêtements, comme les gris brouillards qui enveloppent le soleil à son coucher. La lumière a donc planté ses tentes dans d'autres climats. Ne reviendra-t-elle jamais consoler ses enfants qui gardent leur innocence et leur foi en elle ? »

En 1798 il se rendit à Freyberg, où il se lia avec le célèbre Werner, et bien que désormais étranger sur la terre, selon sa propre expression, il reprit avec ardeur ses anciennes études de sciences naturelles et s'occupa de la minéralogie dans son application à l'exploitation des mines, genre de vie pour lequel il s'était toujours senti le plus vif attrait. Il écrivit à cette époque un des fragments les plus remarquables qu'il nous ait laissés, intitulé: les Disciples à Sais (Die Lehrlinge zu Sais). Il nous est impossible de donner une analyse détaillée de cet essai inachevé; mais tous ceux qui voudront y jeter les yeux se trouveront transportés dans un monde nouveau et enchanteur. C'est peut-être le premier essai de naturalisme chrétien que les temps modernes aient enfanté; c'est une première lueur de ce que sera la science

lorsqu'elle aura subi la grande régénération qui se prépare pour elle, lorsqu'elle sera réconciliée avec la religion, sa divine sœur, et lorsque la pensée de Dieu se lèvera également en tête de chacun de ces deux règnes, que l'insensé génie des derniers siècles n'a pu disjoindre que pour un jour. Cette vie d'amour, d'universelle charité que le christianisme a fait naître dans l'âme humaine se trouve ici appliquée à la nature dans tous ses phénomènes, dans toutes ses relations avec l'homme. Elle s'éveille sous la main du jeune chrétien, animée comme nous, souffrante comme nous et avec nous des suites de notre premier péché, et soupirant comme nous après le jour où ce péché aura été expié, et où elle et nous, la nature et l'homme, s'uniront dans une paix éternelle entre les bras du Créateur. Le lumineuses considérations sur le naturalisme des anciens, d'étonnantes prédictions sur ce que la science a depuis découvert complètent cette première révélation d'un talent aussi original que puissant.

Sa santé déclinait toujours; mais à mesure que sa faiblesse augmentait, et que son corps se penchait vers la tombe, son âme semblait s'élever vers le ciel, et sa pensée grandir et se fortifier de plus en plus. Il fit à cette époque de profondes études philosophiques, dont nous voyons les traces dans les Fragments de philosophie et de physique qu'il nous a légués. On y lit cette définition poétique: «La philosophie est « à vrai dire pour l'homme le mal du pays; c'est la passion « de retrouver partout sa patrie et ses foyers.» On y voit qu'il étudia d'abord Spinosa et Fichte, ambitieux de connaître à fond ces deux écrivains qui semblent présider aux deux extrêmes de la science, et entre lesquels il crut découvrir une union intime; puis, voyant qu'il n'y avait dans la philosophie rien de grand, rien de fécond, que ce qui tendait à en faire une réflexion de la religion, il s'appliqua aux néo

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