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tion obligatoire de l'office divin au chœur par la commu- . nauté tout entière, sept fois par jour, imposait naturellement aux moines l'étude la plus attentive de la musique sacrée. Aussi les monastères ont toujours été des écoles de musique où cet art occupait le premier rang dans les études de la jeunesse, et où furent composés la plupart des chants adoptés pour l'office divin et consacrés par l'Église pendant le moyen âge 1.

Mais, de tous les monastères, Saint-Gall fut peut-être celui où la musique reçut le plus grand développement. La tradition et l'amour de cet art avaient été laissés à l'abbaye par un musicien romain, comme une récompense de l'hospitalité qu'il y avait reçue lorsqu'il s'y était arrêté malade, en allant rejoindre Charlemagne à Metz, pour y fonder une école de chant grégorien 2. L'histoire a consacré le souvenir de l'enthousiasme qui transporta Conrad Ier, roi d'Allemagne, lorsqu'il entendit chanter, à Mayence, la messe de Pâques par un moine de Saint-Gall et par trois évêques, ses élèves; Mathilde, sœur du roi, fut ravie comme lui, et ôta à l'instant sa bague, qu'elle mit au doigt du moine artiste, en signe d'admiration affectueuse3. Au neuvième siècle, il s'y trouvait en même temps trois musiciens renommés, liés entre eux par la plus tendre amitié, et regardés comme les plus illus

' Le texte suivant, dont on pourrait rapprocher tant d'autres, est intéressant pour établir ce point. Il s'agit de Gerwold, riche et noble seigneur, fait abbé de Fontenelle, sous Charlemagne : « Scholam in eodem cœnobio esse instituit, quoniam omnes pene ignaros litterarum invenit; ac de diversis locis, plurimum Christi gregem aggregavit, optimisque cantilenæ sonis, quantum temporis ordo sinebat edocuit. Erat enim quanquam aliarum litterarum non nimium gnarus, cantilenæ tamen artis peritus, vocisque suavitate excellentia non egenus. » Chronic. Fontanell. c. 16, Spicileg., t. II, p. 278. 2 Ekk., Casibus S. Galli, c. 4.

3 Ekkehard junior, Cas., c. 6, et Ekkehard minimus in Vit S. Notkeri, c. 16, ap. Goldast.

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tres patriciens de cette petite république : c'étaient Notker, Ratbert et Tutilon. Notker, surnommé le Bèque, issu du sang de Charlemagne et vénéré comme saint après sa mort, composa une foule de proses et de chants longtemps populaires en Allemagne. Ratbert, noble thurgovien, fut directeur de l'école monastique, et composa des chants populaires. en langue allemande : sur son lit de mort, il se vit entouré de quarante prêtres et chanoines qui avaient été ses élèves, et qui étaient venus au monastère célébrer la fête de SaintGall. Tutilon, dont nous avons vu les talents si nombreux et si variés, profitait de sa science musicale pour enseigner à la jeune noblesse à jouer des instruments à corde et à vent 2. Ce fut de Saint-Gall que se répandit en Allemagne, et peu à peu dans toute l'Église, l'usage de chanter des sequentiæ, ou proses, avant l'évangile de certaines messes solennelles.

Tous les réformateurs de l'ordre, tous ses principaux docteurs et écrivains, saint Benoît d'Aniane3, saint Dunstan, saint Odon de Cluny, et tant d'autres, étaient bons musiciens; ils employèrent leur autorité à entretenir ou à perfectionner la musique ecclésiastique. Le saint moine Adalbert, ce grand apôtre des nations slaves, composa la musique et les paroles d'un cantique slavon qui commence par ces mots : Hospodyne pomyluy ny, et qui, après son martyre, devint le chant national des Bohêmes. Pendant les grandes luttes du onzième siècle entre l'Église et l'empire, plusieurs des moines qui y prirent le plus de part, tels que Humbert, abbé de Moyen-Moutier, Guillaume, abbé de Hirschau, les Papes

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<< Cor et anima una erat, mistim qualia tres unus fecerint... tres isti nostræ reipublicæ senatores. » Ekk., De casibus, c. 3.

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<< Filios nobilium fidibus docuit. » Ekk., IV, Casibus, c. 3.

« Instituit cantores, etc. » Vita S. Ben., c. 27. in Vit. SS. O. B., t. IV,

p. 192.

L'air noté se trouve dans Boleluczki, Rosa Bohemica, 1657, in-8°.

saint Léon IX et Victor III, cultivaient avec zèle la musique'.

L'orgue, cette création spéciale de la musique chrétienne, ce roi des instruments, seul digne d'associer sa voix majestueuse aux pompes du seul culte vraiment divin, l'orgue dut aux moines le perfectionnement de sa construction, et ce fut grâce à eux que l'usage en fut généralement introduit 2. Elphège, abbé de Winchester au dixième siècle, fit construire le plus grand orgue dont il soit question dans les annales du moyen âge; il fallait soixante-dix hommes pour le manier 3.

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Les moines anglais semblent avoir été, de tous, ceux qui aimaient la musique avec le plus de passion. « Je voudrais bien, » écrivait un abbé de Yarrow, disciple et successeur du vénérable Bède, à son compatriote saint Lulle, archevêque de Mayence,« je voudrais bien avoir un harpiste, qui jouât de cette harpe que nous appelons la rote, car j'ai l'instrument, mais je n'ai point d'artiste. Envoyez-le-moi, et, je

Voir les témoignages curieux de ce fait réunis par Ziegelbauer, Hist. Litter. O. S. B., pars 11, p. 342.

2 Les orgues furent d'abord apportées en France sous Pepin, en 757, par un envoi que lui fit l'empereur de Constantinople. Presque aussitôt après, un moine, Wicterp, évêque d'Augsbourg, en fit construire un pour sa nouvelle cathédrale; Stengel, Comment. de reb. August. pars 11, p. 65. — Leur usage se répandit en France et en Allemagne plus tôt qu'en Italie. Il y a de bons renseignements sur les services rendus par les moines à la construction des orgues dans l'article de M. de Coussemaker, publié par les Annales archéologiques, t. III, p. 280.

3 Il y en a une description rimée et très-détaillée au t. VII des Act. SS. O. B., p. 617, au prologue de la vie de saint Swithin. A la même époque, le comte Ailwin donna à l'abbaye de Ramsey un orgue que l'on décrit ainsi : << Cupreos organorum calamos, qui, in alveo suo super unam cochlearum denso ordine foraminibus insidentes, et diebus festis follium spiramento fortiore pulsati, prædulcem melodiam et clangorem longius resonantem ediderunt. » Act. SS. Ord. Ben., t. VII, p. 734. Dès lors les moines étaient habitués fabriquer cet instrument et à en jouer. Cfer Mabill. An., t. II, 1. xxiii, c. 29, et Præf. in sæc. III Benedict., § vi, 11, 105.

vous en prie, ne riez pas de ma demande 1. » Cette passion entraînait même de graves abus; pour les réprimer, le concile de Cloneshove, en 747, ordonna d'expulser des monastères les joueurs de harpe, les musiciens et les bouffons 2.

Mais les moines, si zélés pour la musique, si habiles dans la facture des instruments et dans la composition musicale, l'étaient également dans la haute théorie de l'art. Cette théorie a eu pendant tout le moyen âge les moines pour principaux interprètes, et les plus fameux auteurs qui ont écrit sur la musique appartenaient à l'ordre monastique. Cent ans avant la naissance de saint Benoît, un moine d'Égypte, saint Pambon, abbé de Nitrie, avait composé un traité sur la psalmodie 3. Plus tard, de siècle en siècle, on vit se succéder les religieux, auteurs de savants traités sur la musique : Hucbald de Saint-Amand occupe le premier rang parmi eux; mais autour de lui se pressent ses contemporains ou ses élèves, Réginon de Prüm, Remy d'Auxerre, Odon de Cluny, Gerbert, Aurélien de Réome, et plus tard Guillaume, abbé de Hirschau; Engelbert, abbé d'Amberg; Hermann Contract, qui joignit à tant d'autres mérites celui d'être le plus savant musicien de son temps 5, et une foule d'autres qui méri

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'Delectat me quoque citharistam habere qui possit citharizare in cithara, quam nos appellamus rotæ, quia citharam habeo et artificem non habeo... obsecro ut hanc meam rogationem ne despicias, et risioni non deputes. >> Inter epist. S. Bonifac., no 89, ed. Serrarius.

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« Monasteria non sint artium ludicrarum receptacula, hoc est poetarum, citharistarum, musicorum, scurrarum, sed orantium, legentium, Deique laudantium habitationes. » (C. 20.)

3 Instituta Patrum de modo psallendi sive cantandi, » publié par le princeabbé Gerbert de Saint-Blaise, dans sa collection.

'Mort en 932.Voir le Mémoire sur Hucbald et ses traités de musique, par M. E. de Coussemaker. Paris, chez Techener, in-4°.

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<< Cantus historiales plenarios, utpote quo musicus peritior non erat, 'de S. Georgio, etc,, etc., mira suavitate et elegantia euphonicos, præter alia hujusmodi perplura neumatizavit et composuit.» (Berthold, Herimanni continuat., ap. Pertz, t. V, p. 268,) « In musica sane præ omnibus modernis

tent d'être nommés parmi les lumières de l'ordre bénédictin'. Saint Bernard, par son traité De ratione cantus, continue glorieusement cette série d'écrivains éminents qui ne doit se clore qu'à la fin du dix-huitième siècle, avec un autre Gerbert, prince-abbé de Saint-Blaise dans la forêt Noire, auteur d'une célèbre collection d'écrivains sur la musique, où il a pu justement assigner le premier rang aux Bénédictins 2. Le système des notes modernes fut d'abord usité au monastère de Corbie par l'abbé Ratbold. Enfin chacun sait que Guy d'Arezzo, en formulant l'échelle des intonations diatoniques, fut l'inventeur du solfége; mais beaucoup ignorent que ce Guy était un saint moine de l'abbaye de Pompose, près Ravenne3.

Ainsi donc, c'est à un illustre moine, saint Grégoire le Grand, que le chant ecclésiastique, l'expression la plus haute de la musique, doit son développement; c'est à un moine que la musique moderne doit ses moyens pratiques et les procédés les plus indispensables à son étude; ce sont des moines qui, depuis la Thébaïde jusqu'à la forêt Noire, ont pendant quatorze cents ans enrichi le trésor de la science musicale par leurs recherches et leurs traités; ce sont enfin de saints moines, du huitième au douzième siècle, qui se préparaient,

subtilior exstitit et cantilenas plurimas de musica, cantusque de sanctis satis auctor nobiles edidit. » (Anonym. Mellicens., ap. Pertz, t. V, p. 267.)

Trithemus, Chron. Hirsaug., passim.

2 << Scriptores ecclesiastici de musica sacra, potissimum ex variis Italiæ, Galliæ et Germaniæ codicibus manuscriptis collecti, et nunc primum publica luce donati a Martino Gerberto, monasterii et congr. S. Blasii, in silva Nigra, abbate. 3 vol. in-4°. Typis San-Blasianis, MDCCLXXXIV.

3 Ratbold mourut en 985; Guy vivait en 1026. Le premier substitua les notulæ caudatæ, dont on se sert encore aujourd'hui, aux lettres: Guy d'Arezzo ajouta le système des clefs et des lignes. V. Mabill. Ann., t. IV, 1. 59, no 80, 1. 55, no 100, et Append., no vi; Fétis, Biographie des musiciens, article Guy d'Arezzo. Voir Orderic Vital sur le talent de composition musicale déployé par plusieurs abbés normands du onzième siècle, lib. 1, p. 95, iv, p. 247.

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