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être la première et la plus pure illustration. Ce fut là qu'il commença à se livrer à la pratique de la peinture. On ne connaît pas son maître; quel que soit celui dont il ait reçu les premières leçons, il faut bien admettre que Dieu seul a pu inspirer un génie comme le sien et animer cette vitalité puissante, fruit du silence et de la paix du cloître. La peinture n'a été évidemment pour lui qu'un moyen de réunion avec Dieu : c'était sa manière de gagner le ciel, son humble et fervente offrande à celui qu'il aimait par-dessus tout; c'était la forme du culte spécial et intime qu'il rendait à son Rédempteur. Jamais il ne prenait ses pinceaux sans s'être livré à l'oraison en guise de préparation . Il restait à genoux pendant tout le temps qu'il employait à peindre les figures de Jésus et de Marie 2; et chaque fois qu'il lui fallait retracer la crucifixion, ses joues étaient baignées de larmes 3. Son art était si bien à ses yeux une chose sacrée, qu'il en respectait les produits comme les fruits d'une inspiration plus haute que son intention; il ne retouchait ni ne perfectionnait jamais ses travaux, et se bornait au premier jet, croyant, à ce qu'il disait sons détour, que c'était ainsi que Dieu les voulait *. Il ne faut rien moins que le témoignage précis de son biographe sur ce fait pour y croire, quand on examine l'incroyable perfection, le fini, la délicatesse de toutes ses œuvres. Mais on comprend qu'avec ses dispositions, son dévouement à l'art ne pouvait nuire en rien à l'exercice de toutes les vertus monastiques. Aussi toute sa vie fut-elle marquée par une fidélité touchante

Non havrebbe messo mano ai penelli se prima non havesse fatto orazione. VASARI.

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Voy. le Couronnement de la Vierge de Fra Angelico, par A. W. DE SCHLEGEL.

3 Non fece mai crocifisso, che non si bagnasse le gote di lagrime. VASARI. Haveva per costume non ritoccare, ne racconciar mai alcuna sua dipintura, ma lasciarle sempre in quel modo, che erano venuti a prima volta, per creder, secundo ch'egli diceva, che cosi fosse la volontà di Dio. ID.

aux trois vœux sacrés qui le liaient à Dieu par la règle du grand saint Dominique. Quant à sa pureté, il suffit de contempler au hasard une figure quelconque sortie de son pinceau, et l'on restera convaincu que jamais une pensée indigne de Jésus et de Marie n'a pu s'arrêter dans une âme capable de se reproduire par des reflets semblables. Sa pauvreté monastique lui était si chère qu'il refusait toujours de stipuler un prix pour ses œuvres, et distribuait aux malheureux la totalité des sommes qu'elles lui rapportaient; il aimait les pauvres pendant sa vie, dit Vasari, « aussi tendrement que son âme peut aimer aujourd'hui le ciel où il jouit de la gloire des bienheureux . » Enfin l'habitude de l'obéissance lui était si naturelle qu'il ne voulait même recevoir de commandes pour son art que par l'intermédiaire de son supérieur spirituel, le prieur de Saint-Marc; et lorsqu'on venait lui demander un travail, il répondait simplement qu'il fallait en convenir avec le père prieur, et qu'il ferait tout ce qui lui serait ordonné 2. Un jour qu'il était à dîner chez le pape Nicolas V, il ne voulut pas manger de la viande, parce que son prieur n'était pas là pour le lui permettre, oubliant, dans sa douce simplicité, qu'il y était convié par le Pontife, dont l'autorité était plus que suffisante pour le dispenser. Mais toutes ces choses extérieures lui étaient étrangères et indifférentes; il disait sans cesse : « Celui qui veut peindre a besoin de tranquillité et de vivre sans pensées; celui qui s'occupe des choses du Christ doit être toujours avec le Christ 3. »

Vivendo fù de' poveri tanto amico, quanto penso, che sia ora l'anima sua del cielo. VASARI.

2 A chiunque ricercava opere da lui diceva, che ne facesse esser contento il priore, e che poi mancherebbe. ID.

3 Usando spesse fiate di dire, che chi faceva questa arte, haveva bisogno di quiete, e di vivere senza pensieri; e che chi fa cose di Christo con Christo deve stare sempre. ID.

C'était là sa théorie de l'art, et Dieu lui permit de la mettre en pratique avec un bonheur et un éclat dignes de ces hautes pensées. Il débuta par des chefs-d'œuvre dès sa première jeunesse ancor giovinetto, dit Vasari, benissimo fare sapeva. Ses premiers travaux furent consacrés à orner de miniatures admirables les livres de chœur de son monastère, en société avec son frère aîné, moine et peintre comme lui. Bientôt il se livra à la peinture sur fresque, dans des proportions considérables, sans renoncer toutefois à ces charmantes miniatures dont les reliquaires donnés par lui à Santa-MariaNovella peuvent nous donner une idée. Encore aujourd'hui, ce célèbre monastère de Saint-Marc, illustre par tant de titres, offre au voyageur catholique la plus complète collection des œuvres du saint artiste dans les grandes et sublimes fresques de la salle du chapitre, le crucifix et les lunettes du cloître, et enfin la série d'histoires de la vie de Marie, qu'il voulut peindre dans la cellule de ses frères. Mais on n'y retrouve plus sur le grand autel cette Madone, qui, selon Vasari, par son exquise simplicité, excitait à la dévotion tous ceux qui la regardaient'. Dans un siècle où les inspirations d'un art encore tout imprégné du christianisme constituaient une partie essentielle de la vie religieuse et publique, un génie comme celui du frère Jean ne pouvait rester longtemps caché dans son cloître. Aussi fut-il recherché avec avidité, et célébré avec enthousiasme; ses œuvres, en se multipliant, acquirent une immense popularité dans toute l'Italie. Vasari, dont le goût classique et matérialiste ne pouvait certes sympathiser avec celui du mystique.de Fiesole, nous a conservé, dans l'article qu'il lui a consacré, l'écho de cette exaltation pieuse et tendre qu'inspiraient les œuvres de notre moine, et que venait ratifier le jugement des plus fins connaisseurs. « Ce tableau, ditMuove a divozione chi la guarda per la simplicità sua.

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il en parlant d'une predella 1 qui représentait la légende de saint Côme et saint Damien, est si parfait, qu'il est impossible de s'imaginer un travail plus diligent, ni des figures plus délicates, mieux entendues que celles qu'on y voit. » — « Cette annunziata, dit-il encore à propos d'une Madone recevant le message divin, a un profil si pieux, si délicat et si parfait, qu'on la dirait vraiment peinte non par des mains d'homme, mais dans le paradis 2. Les saints qu'il a peints ressemblent plus à des saints que ceux d'aucun autre peintre. » Enfin, parlant du magnifique Couronnement de la Vierge, que l'on peut voir au Louvre, le biographe ajoute : « On y voit une quantité de saints et de saintes, si nombreux, si parfaits, dans des attitudes si variées, et avec des airs de tête si gracieux, que l'on éprouve une douceur incroyable à les regarder; on sent que les esprits bienheureux, s'ils avaient des corps, ne pourraient être autrement dans le ciel qu'il ne les a représentés; ils ne paraissent pas seulement vivants, mais la douceur et la délicatesse de leur expression est telle qu'on les dirait peints de la main d'un ange et d'un saint, comme ils le sont en effet; car c'était un bon ange que ce bon religieux, et on l'a toujours surnommé frère Jean l'Angélique... Pour moi, j'avoue que je ne puis jamais contempler cette œuvre sans qu'elle me paraisse nouvelle, et je n'en suis jamais rassasié quand je m'en sépare 3. »

On appelle predella ou gradino le petit cadre longitudinal qui se trouve au-dessus de la plupart des grands tableaux d'après des anciens maîtres, et où ils représentaient divers traits de la vie des saints qu'ils avaient peints en pied dans la partie supérieure du tableau. C'est ainsi que dans le chefd'œuvre de Fra Angelico au Louvre, le gradino représente la vie de saint Dominique que l'on voit en pied dans le Couronnement de Notre-Dame qui fait le sujet du tableau lui-même.

2 Con un profilo di viso tanto devoto, delicato e ben fatto che par veramente non da un uomo, ma fatto in paradiso.

3 Una moltitudine infinita di santi e sante, tanti in numero, tanto ben fatti, e con si varie attitudine, e diverse arie di teste, che incredibile piacere,

Si la vue de ce tableau arrachait au matérialiste Vasari d'aussi précieux aveux, quels transports ne doit-il pas exciter dans une âme prédisposée par l'étude et l'amour de la véritable poésie chrétienne ! Nous avons le bonheur de le posséder à Paris. Mais c'est encore à Florence, dans les fresques de Saint-Marc et à l'Académie des beaux arts, qu'il faut aller, pour apprécier toute l'étendue et toute la profondeur du génie de ce peintre angélique. Nous avons cherché à décrire ailleurs le tableau que nous regardons comme son chef-d'œuvre, son Jugement dernier 2. Ne pouvant donner ici une idée, même superficielle, de ses divers travaux, nous citerons l'excellent résumé qu'en a donné l'écrivain qui jusqu'ici a le mieux parlé de la peinture chrétienne. « La componction du cœur, »> dit M. Rio, « ses élans vers Dieu, le ravissement extatique,

e dolcezza si sente in guardarle, anzi pare che quei spiriti beati, non possino essere in cielo altrimente, o per meglio dire, se havessero corpo, non potrebbero; perciocche.... non solo sono vivi e con arie delicate, e dolci, ma tutto il colorito di quell' opera par che sia di mano d'un santo, o d'un angelo, como sono, onde a gran ragione fù sempre chiamato questo da ben religioso, frate Giovanni Angelico... Io per me posso con verità affermare che non veggio mai questo opera che non mi para cosa nuova, ne me ne parto mai sazio.

Après avoir subi toutes sortes d'épreuves et avoir été longtemps dérobé aux regards du public, ce trésor, enlevé à l'église Saint-Dominique de Fiesole pendant les guerres d'Italie, vient d'être exposé dans la nouvelle galerie des dessins que le roi a fait disposer dans l'aile occidentale de la cour du Louvre. Nous conseillons à tous ceux qui aiment ou veulent connaître l'art chrétien d'aller contempler et étudier ce tableau, qui en est un des plus merveilleux produits. Le coloris en a été très-malheureusement affaibli, parce qu'il a fallu enlever un vernis dont des mains grossières et ignorantes l'avaient affublé il y a quelques années. Il est en outre placé à une hauteur qui ne permet point d'en saisir tous les détails. Espérons enfin qu'on fera disparaître le cadre affreux qui le déshonore, et où deux grotesques renommées semblent placées à dessein pour figurer la dégénération de l'art moderne. Il a été gravé et publié avec un texte explicatif par le célèbre A.-W de Schlegel, Paris, 1816, in-folio: cette publication est excessivement rare. (1839.)

2 Voir plus haut, page 107.

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