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XIII

CONGRÈS ARCHÉOLOGIQUE DE FRANCE

TENU A TROYES

(SESSION DE 1853)

DISCOURS DE CLOTURE

PRONONCÉ LE 14 JUIN 1853.

MESSIEURS,

En venant clore cette session du Congrès archéologique, je vous demande la permission de vous adresser quelques considérations courtes et familières sur la situation actuelle des études archéologiques en France, en généralisant ce qui vous a été si bien dit hier par M. l'abbé Tridon sur la renaissance de l'art chrétien en Champagne. Je crois que cette situation générale est de nature à nous inspirer satisfaction et confiance.

Pour la bien juger, procédons par voie de contraste, et reportons-nous à l'état des choses et des esprits, en ce qui touchait les monuments historiques et religieux, il y a cinquante ans, ou même il y a vingt et trente ans.

Ce qui régnait alors, vous le savez, Messieurs, c'était une ignorance grossière, un mépris absolu pour toutes les œuvres de nos aïeux. Ces misérables dispositions dominaient également l'administration, les artistes, les savants, le

clergé lui-même. Pendant les premières années de ce siècle, sous des gouvernements réguliers et puissants, on a plus détruit que sous la Terreur. La bande noire régnait en souveraine absolue. Elle trouvait des complices partout. On ne témoignait de l'intérêt aux monuments que lorsqu'ils paraissaient celtiques ou romains. Personne ne défendait notre art chrétien et national, cet art où la poésie déborde et où le bon sens s'élève jusqu'au génie. Le moyen âge était condamné sans appel. La pioche et le marteau s'abattaient sans relâche sur les débris de notre passé. Églises, abbayes, châteaux, hôtels-Dieu, hôtels de ville tombaient à l'envi. Encore un peu, et le sol de la France allait être définitivement déblayé de tout souvenir importun. C'est alors que l'on voyait disparaître, sans que personne s'en étonnât ou s'en plaignît, les quatre tours qui flanquaient si bien le donjon de Vincennes, la merveilleuse abbaye de Saint-Bertin à Saint-Omer, la tour de Louis d'Outre-Mer de Laon, et dans chacune de nos villes, chacune de nos provinces, tant d'autres monuments inappréciables. C'est alors que dans ce département de l'Aube où nous sommes, l'on renversait en pleine paix le palais de vos comtes de Champagne à Troyes, et Clairvaux, ce vaste et célèbre sanctuaire de Clairvaux, que ni la gloire incomparable de saint Bernard, ni le tombeau de ce grand homme, ni la sépulture de tant d'autres saints et de tant de princes personnages historiques ne purent préserver du plus stupide vandalisme.

Et ce qu'on édifiait n'était certes pas propre à consoler de ce qu'on renversait. Nous avons encore sous les yeux, dans presque toutes nos villes, ces constructions pitoyables qui datent des premières années de ce siècle et qui déjà excitent notre risée. Lorsqu'on daignait épargner nos églises, nos cathédrales, c'était pour les restaurer avec un mépris étrange

Ruvres. VI.

Art et Littérature.

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des moindres notions de l'histoire, ou pour les encombrer d'ornements ridicules et d'objets disparates. La première fois que je suis entré dans votre magnifique cathédrale de Troyes, je me souviens d'y avoir vu une toile immense et hideuse, intitulée la Transfiguration de Notre-Seigneur, dont il m'est resté une si pénible impression que je me félicite de n'avoir pas encore eu le temps d'aller revoir la cathédrale, de peur d'y retrouver le tableau.

Et cependant déjà alors l'aurore d'un temps meilleur commençait à poindre. Aujourd'hui le jour s'est complétement levé, et nous pouvons, nous devons tous nous réjouir de la transformation dont nous avons été les témoins et que beaucoup d'entre vous ont secondée. En effet, pendant ces glorieuses et fécondes années où la France vivait de toute sa vie; où, vaincue et écrasée par l'Europe entière sur les champs de bataille, elle se releva pour réagir à son tour sur l'Europe; où elle sut pénétrer, dominer, subjuguer cette même Europe par l'empire de son génie, de sa liberté, de sa tribune, de sa poésie, de sa littérature, comme par le spectacle de ses luttes et de son inépuisable activité; où elle vengea sa défaite en faisant régner partout ses livres, ses idées, ses passions même, et le désir ardent et universel de posséder et d'imiter les institutions françaises; pendant ces mémorables années, dis-je, la régénération de la vie politique, littéraire, et surtout religieuse entraîna enfin la régé– nération de l'art et de l'archéologie. De toutes les résurrections qui se firent alors, celle-ci a été la plus tardive; mais elle promet d'être la plus durable, la plus féconde et la plus efficace. On a, pour ainsi dire, découvert le moyen âge : on a reconnu que la France était une mine inépuisable de monuments et de chefs-d'œuvre qui n'avaient rien à envier ni à l'antiquité, ni aux pays étrangers. L'art chrétien et national

a été successivement retrouvé, célébré, enseigné et pratiqué. Cette heureuse réaction a survécu à toutes nos variations politiques; elle a triomphé des oppositions les plus acharnées, et jusqu'à présent on ne la voit menacée par aucun symptôme d'un retour fâcheux aux anciennes erreurs. En vain, dans les régions de l'enseignement officiel, semble-t-on rester opiniâtrément fidèle aux traditions de l'époque ignorante et méprisante que je signalais tout à l'heure à peine échappés à l'école, nos artistes, nos jeunes architectes surtout protestent contre cet enseignement par leurs études personnelles, par leurs publications, par leurs constructions. Grâce à eux, nous n'avons plus à rougir en nous comparant à l'Angleterre et à l'Allemagne; les restaurations qu'ils ont entreprises, les édifices qu'ils sont en train de construire ne perdront rien à être rapprochés des travaux contemporains à Westminster ou à Cologne.

Le clergé tout entier est entré dans la voie réparatrice. Encouragé par les préceptes et l'exemple de plusieurs illustres évêques, il s'est dévoué au salut des monuments de la foi de nos pères avec un zèle, une intelligence, une activité que nos pères eux-mêmes ne connaissaient plus depuis deux siècles. Et non-seulement il apprend à conserver et à restaurer comme on doit restaurer et conserver les anciennes églises, mais encore il veut que les églises nouvelles portent l'empreinte de la tradition catholique et française. De toutes parts s'élèvent des églises romanes ou ogivales, et bientôt on ne voudra ni supporter, ni comprendre que des temples grecs, des édifices d'un style hybride et inqualifiable viennent usurper une place qui doit appartenir exclusivement aux inspirations du génie chrétien.

Les pouvoirs publics ont fini eux-mêmes par céder à l'entraînement général. N'oublions jamais qu'au lendemain

d'une révolution qui semblait menaçante, surtout pour les débris de ce qu'on appelait l'ancien régime, un ministre éminent, grand orateur et grand historien, M. Guizot, a étendu la main omnipotente de l'État sur les chefs-d'œuvre du passé, en faisant inscrire au budget de l'État un chapitre spécial pour la conservation et la réparation des monuments historiques et en créant l'inspection générale de ces monuments successivement gérée par deux hommes d'un esprit aussi délicat que distingué, MM. Vitet et Mérimée. N'oublions pas non plus l'impulsion donnée aux études archéologiques en province par M. de Salvandy, lorsqu'il créa le comité historique des arts et monuments, avec son bulletin naguère si intéressant et avec cette armée de correspondants où se retrouvaient les noms de tous les plus intelligents défenseurs de l'art et de l'histoire.

Les Chambres, de leur côté, se sont toujours prêtées avec empressement aux désirs du Gouvernement sous ce rapport. Elles se sont montrées généreuses envers nos monuments toutes les fois qu'on les en a priées. Au milieu des agitations de la politique, cet intérêt sacré n'a jamais été négligé. Au plus fort de la lutte entre l'Église et l'État sur l'enseignement, on a pu plaider avec succès aux deux tribunes la cause de Notre-Dame de Paris. Le vieux Louvre a été admirablement restauré, grâce surtout à l'initiative de M. Thiers, pendant les jours les plus orageux de la République; et l'un des derniers actes de la dernière Assemblée législative a été de voter un crédit extraordinaire de deux millions pour la restauration des cathédrales de France, sur le rapport d'une commission que j'avais l'honneur de présider. Nous devons espérer que le Gouvernement actuel ne se montrera point infidèle à la noble sollicitude de ses devanciers : déjà l'on annonce qu'il destine un secours généreux à l'immense et

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