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moins toujours vivants qu'il faut chaque jour invoquer, consulter, et sur lesquels on ne saurait veiller avec trop de sollicitude. C'est à ce titre, et aussi comme ayant étudié de mon mieux, depuis quinze ans, les diverses branches de notre archéologie nationale, que je viens solliciter quelques moments de votre attention.

Il y a dans les travaux historiques que le gouvernement fait entreprendre deux grands défauts, ou, pour mieux dire, deux grands dangers. Il y a d'abord la manie de condamner avec trop de précipitation à une démolition complète ce qui pourrait être sauvé à moins de frais et avec moins de peine. Il У a ensuite la manie d'accoler aux édifices anciens des travaux nouveaux, beaucoup trop coûteux, presque toujours inutiles, qui presque toujours constituent des anachronismes, et qui deviennent souvent dangereux pour la solidité même des édifices qu'ils sont destinés à orner.

Je commence par un exemple bien frappant, et que chacun peut vérifier, des abus que je signale: c'est l'église de Saint-Denis. Quand vous sortez de Paris du côté du nord, vous ne reconnaissez plus cette ancienne église qui était l'ornement et l'honneur des environs de Paris. On y voit avec surprise une tour démolie et une façade compromise. Savez-vous à quel prix on a obtenu ces résultats? Au prix de sept millions.

Oui, Messieurs, la ruine de la façade de l'église de SaintDenis, le déshonneur de cette église, qui est devenue la risée des artistes et des voyageurs, a coûté jusqu'à présent sept millions. Je ne sais pas ce qu'elle coûtera dans l'avenir.

Les ministres des travaux publics (je parle de l'ancien et du nouveau) sont là pour me corriger si je commets des inexactitudes. Cette église a donc été dégradée, à moitié ruinée,

et rendue méconnaissable, moyennant la bagatelle de sept. millions.

Elle a été victime d'une double restauration, ou de ce que j'appellerai plutôt une double dégradation : la dégradation extérieure et la dégradation intérieure. Pour la dégradation extérieure l'histoire en serait longue; je ne vous la ferai pas tout entière, je n'en dirai qu'un mot. Elle a commencé par la foudre. La foudre à frappé la flèche de l'église en 1837. Là on a appliqué immédiatement ce principe que je vous dénonçais tout à l'heure comme si grave et si funeste. Au lieu d'y faire une réparation prompte et modeste, mais tout à fait suffisante, l'architecte qui, malheureusement, était chargé depuis quelques années de la soi-disant restauration du monument, a affirmé qu'il fallait absolument abattre en entier cette flèche.

Le ministre de l'intérieur d'alors, M. le comte de Gasparin, que je regrette de ne pas voir à sa place, pour confirmer mes dires, avait bien élevé quelques objections fort naturelles contre cette idée; mais il a cédé à ce qu'il croyait une autorité plus compétente que la sienne, et il s'est cru obligé de baisser pavillon devant la prétendue science de l'architecte. On a décidé qu'il fallait abattre et rebâtir la flèche.

La flèche une fois rebâtie, qu'est-il arrivé? L'ancienne tour, condamnée à soutenir la nouvelle flèche, s'est d'abord lézardée, grâce au poids de cette flèche moderne, construite sans précaution et en matériaux beaucoup plus lourds que l'ancienne elle a menacé de plus en plus, et on vient de la mettre à terre. Ainsi donc on a démoli successivement l'ancienne flèche, puis une partie de la nouvelle, puis la tour elle-même, et, par suite, on démolira toute la façade, compromise par tant de travaux malfaisants. Voilà l'état où se

trouve aujourd'hui cette église si magnifique, si historique, si nationale.

Je n'entrerai pas dans les détails techniques: cela me serait facile si j'étais combattu; je vous les épargne pour le moment. Mais veuillez remarquez ceci : jusqu'à présent on avait vu des églises qui s'écroulaient par vétusté et par abandon; mais des églises qui s'écroulaient par suite même des travaux et des réparations qu'elles subissent, c'est un phénomène nouveau qui était réservé à notre temps et à la gloire de nos architectes officiels.

Avant d'abandonner la dégradation extérieure du monument, je devrais signaler la masse de sculptures apocryphes et ridicules dont on avait surchargé la façade intérieure.

Car, grâce aux restaurateurs, l'intérieur de l'église de Saint-Denis n'offre plus qu'un effroyable gâchis de monuments, de débris de tous les temps, de tous les genres, confondus dans un désordre sans nom; ce n'est plus qu'un véritable musée de bric-à-brac, où fourmillent des anachronismes innombrables, signalés depuis longtemps sans avoir jamais été démentis. Il y a surtout une collection de tombeaux apocryphes digne de toute votre attention. L'architecte, ayant décidé que l'on rétablirait les tombeaux des anciens rois enlevés à Saint-Denis, semble avoir pris pour guide ce principe: Tel roi a été enterré à Saint-Denis; faisons lui un tombeau, n'importe comment. On a donc été chercher dans nos dépôts d'antiquités nationales, aux PetitsAugustins et ailleurs, des statues, des bas-reliefs, des fragments tels quels. On les y a transportés et on a dit : « Telle statue d'homme sera celle de tel ou tel roi, et telle statue de femme représentera telle ou telle reine. » On les a ainsi árrangées en un musée complet d'apocryphes et d'anachronismes, que l'on expose à la curiosité des visiteurs et à la

risée des connaisseurs. Ainsi, pour vous en citer quelques exemples, si je suis bien informé, la tombe ancienne de Valentine de Milan comprenait quatre statues on les a séparées et on en a fait trois monuments divers. Le dernier roi qui ait eu un mausolée à Saint-Denis a été Henri II. Or, maintenant, vous y voyez ceux de Henri III, de Henri IV, de Louis XIV et même de Louis XV. Celui de Louis XV est construit avec des débris des anciens tombeaux de la duchesse de Joyeuse, de la comtesse de Brissac et de la femme d'un sculpteur nommé Moitte. On en a réuni tous les morceaux ensemble, et on en a fait un tombeau pour Louis XV. Voilà ce que l'on appelle une restauration.

Je vois sourire mon noble collègue, M. Victor Hugo, et je crois que c'est de sa part un sourire d'affirination.....

M. LE VICOMTE HUGO. Complétement.

M. LE COMTE DE MONTALEMBERT. Je me félicite d'avoir dans ma pénible tâche l'appui de l'homme qui a le plus fait parmi nous pour régénérer l'étude et le respect de nos antiquités nationales, et je continue.

Pour compléter l'œuvre, on a mis des vitraux, et quels vitraux! des vitraux de la fabrique de Choisy, où le chef de l'État, accompagné de M. le comte de Montalivet et d'autres fonctionnaires, se trouvaient figurer d'une façon si ridicule qu'on a dû les faire disparaître, et c'est à coup sûr ce qu'on pouvait faire de mieux. (Hilarité.) Si on ne l'a pas encore fait, je fais des vœux ardents pour qu'on n'attende pas, et cela par respect pour la personne auguste qui y est représentée.

Voilà ce qui est arrivé, et je le dis très en abrégé; je vous épargne une foule de détails. Voilà ce qui est arrivé pour un des monuments les plus importants de notre pays.

De qui tous ces actes sont-ils le fait? Il faut le dire, d'un

architecte membre de l'Académie des beaux-arts. Ils ont été depuis longtemps dénoncés, car il ne faut pas croire que, dans un siècle de publicité, de vivacité comme le nôtre, de pareils méfaits passent inaperçus; avant d'être portés à la tribune politique, ils ont été portés à d'autres tribunes, à des tribunes scientifiques et littéraires; ils ont été dénoncés au sein de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, qui est un corps assurément bien compétent en cette matière; ils ont été signalés par la commission des monuments historiques qui s'assemble au ministère de l'intérieur, corps aussi respectable et le plus compétent de tous. Mais cet architecte fatal a été justifié par ses confrères de l'Académie des beauxarts, qui étaient, je le crains, au moins quant aux architectes, bien capables d'en faire autant (hilarité), et qui ont déclaré qu'il n'y avait rien à dire à ce qui avait été fait. Sur ces entrefaites, la tour est tombée! C'était là une démonstration contre laquelle il était impossible de regimber, et il a bien fallu reconnaître qu'il y avait beaucoup de mal; il a bien fallu éloigner cet architecte. On lui a donc donné un successeur; on a choisi pour cela un homme qui avait fait ses preuves, M. Duban, qui avait été chargé de la restauration de la Sainte-Chapelle et du Palais de Justice de la ville de Paris, un des plus importants édifices que le gouvernement ait entrepris de restaurer. Mais cet architecte a déclaré, après mûr examen, qu'il n'y avait rien à faire à Saint-Denis, qu'il était impossible de réparer le mal qui avait été fait, et il a refusé cette succession.

Il a alors fallu chercher un deuxième successeur et on en a trouvé un très-estimable, à coup sûr, en qui j'ai pleine confiance, qui a cu plus de hardiesse que M. Duban; je lui souhaite autant de succès que de courage.

Mais savez-vous ce que l'on a fait de l'architecte qui avait

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