Page images
PDF
EPUB

le dernier des chevaliers, si Bayard ne lui eût survécu. Il reste de ce château trois très-belles tours, à peu près isolées, d'époques différentes, mais toutes trois antérieures au quinzième siècle : elles jouissent d'une célébrité proverbiale dans toutes les contrées environnantes. Eh bien! on les a masquées, plâtrées, abîmées par un amas de pierres blanchies en forme de caserne que l'on a jugé nécessaire à l'exécution du plan qui a transformé ce monument en prison. Pour me servir de l'expression des gens du pays, on a affublé ces vieilles tours d'un bonnet de coton.

Il faut encore nommer Eysse, célèbre abbaye, près Villeneuve d'Agen, qui est aussi transformée en maison centrale de détention, ce qui a motivé la destruction de deux églises : l'une, celle des religieux, célèbre par sa beauté; l'autre, celle de la paroisse même, qui avait le malheur de se trouver sur la limite des nouvelles constructions. Il paraît que de tout temps le vandalisme a été du goût des monarchies modernes. Je lisais dernièrement, dans une vieille histoire du Cambrésis par Lecarpentier (Leyde, 1664, p. 158), que CharlesQuint fit détruire à Cambrai la magnifique église collégiale de Saint-Géry, pour en consacrer les matériaux à la construction d'une citadelle, dont il se servit ensuite pour ôter à la ville ses droits et priviléges. A Gand, il en agit de même : la vieille et immense église de Saint-Bavon, avec son monastère, fut rasée par cet empereur catholique pour faire place à une citadelle. Louis XIV témoigna le même respect pour la religion et pour l'art lorsque, après avoir arraché la Franche-Comté à la couronne d'Espagne, sous laquelle elle vivait heureuse et libre, il fit abattre la vénérable cathédrale de Besançon, Saint-Étienne 1, le berceau de la foi dans cette

1 De nos jours (1839), il faut avouer qu'on y regarde de plus près: NotreDame de Fourvière, ce sanctuaire chéri des Lyonnais, devait faire place à

province si catholique, pour agrandir les ouvrages de sa citadelle monarchique.

En voilà assez sur les exploits des gouvernements modernes en fait de beaux-arts. Ne serait-ce pas, du reste, une illusion que cette croyance invétérée à la nécessité de la protection du pouvoir pour l'art? Les artistes eux-mêmes n'ont-ils pas été trop souvent enclins à mêler leurs voix et leurs souhaits aux idées de la foule sur cette matière? N'ont-ils pas trop souvent oublié que, pour être fidèle à la sainteté de sa mission, l'artiste, comme le prêtre, ne doit être que l'homme de Dieu et du peuple! En France surtout, les grands noms de François Ier, de Louis XIV, ont établi une sorte de foi traditionnelle dans l'influence tutélaire du pouvoir. Et cependant n’y a-t-il pas entre les ébats courtisanesques de l'art sous ces monarques et sa gigantesque popularité au moyen âge, tout l'intervalle qui sépare la chapelle de Versailles de Notre-Dame? En Italie, en Allemagne, n'est-ce pas la même différence? Je ne sais quelle popularité de commande s'est attachée au nom des Médicis dans la superficielle et menteuse histoire telle que nous l'a léguée le dix-huitième siècle; on dirait que l'art a contracté une dette sacrée envers cette race de marchands couronnés et oppresseurs. Mais qu'on aille donc à Florence; qu'on fasse deux parts des monuments de cette ville; que l'on prenne pour point de séparation le jour où Laurent de Médicis, haletant sur son lit de mort, tourne le dos à Savonarole, qui lui offre l'absolution à condition que, par une parole suprême, il rende la liberté à Florence; que l'on compare ces deux moitiés de la métropole de l'art italien, et nous défions les courtisans les plus aveugles de ne pas déplorer,

un fort dans le nouveau système de la ville: mais le gouvernement du roi Louis-Philippe a eu le bon esprit de renoncer à ce projet pour ne pas blesser les populations.

1

au moins dans l'intérêt de l'art, la révolution qui jeta Florence sous les pieds de la souveraineté absolue. Michel-Ange le sentait bien; car, lorsqu'en 1527 Florence expulsa les Médicis et proclama qu'elle n'avait d'autre roi que Jésus-Christ, il laissa là les tombeaux qu'il élevait pour les ancêtres de ces Médicis à San-Lorenzo, entreprit de fortifier toute l'enceinte de la ville, prêta mille écus à la république, se fit nommer un des neuf commissaires des affaires militaires, revint ensuite de Venise, au plus fort du siége, pour diriger la défense, et ne cessa de combattre qu'au dernier moment contre ces protecteurs de l'art. Croyons avec lui que le pouvoir, à toutes les époques, possède l'incontestable faculté de dégrader et de dépopulariser l'art, mais bien rarement celle de le ranimer et de l'inspirer.

Pardon, Monsieur, de cette digression. Je passe à ma seconde catégorie de vandales.

2o Les autorités municipales.

Je n'ai certes rien à vous offrir dans cette catégorie de comparable à votre histoire de la délibération du conseil municipal de Laon sur la tour de Louis d'Outre-mer; mais je me flatte, ou plutôt je rougis d'avoir à consigner quelques traits qui montreront que ces messieurs ont des émules dignes d'eux sur tous les points du pays. Voici, par exemple, messieurs du conseil municipal de Poitiers, lesquels ont ingénieusement fait détruire les antiques et célèbres remparts de leur ville, qui lui donnaient un aspect si original et si attrayant, pour les remplacer par un petit mur à hauteur d'homme, dans le genre de celui qui entoure Paris, accompagné de grilles en fer qui servent de portes et de barrières à l'octroi. A Villeneuve d'Agen, c'est encore mieux que cela : aux portes de cette ville, sur une hauteur qui domine le cours

du Lot, s'élevait le château de Pujols qui était un des monuments les plus vastes et les plus magnifiques du moyen âge dans ces contrées; ce château, quoique pillé et dévasté à l'intérieur, et malgré sa position exposée, avait survécu à la révolution et était devenu la propriété de la ville. Il y a quatre ans, le conseil municipal l'a fait détruire, et voici comment. On avait conçu le projet d'agrandir la prison d'Eysse, voisine de la ville. Les matériaux manquaient un entrepreneur se présente et propose d'acheter et de démolir le vieux château pour en consacrer les pierres à ce nouvel usage. Le conseil trouve l'offre intelligente et avantageuse; mais les débats s'élèvent sur le prix. Le conseil, voulant faire une bonne affaire en même temps qu'une œuvre d'art, demande cent louis de ses ruines l'entrepreneur n'en veut donner que 1,800 francs. De guerre lasse on accepta ses offres, et le château est tombé moyennant 1,800 francs de profit pour la caisse municipale.

A Agen, la belle cathédrale de Saint-Etienne a été abattue sous l'empire, parce qu'il eût coûté trop cher de la réparer. Les piliers gothiques de la nef sont restés debout comme pour attester le vandalisme des autorités : l'enceinte sacrée sert de marché aux bestiaux; les matériaux provenant de la destruction ont été employés à la construction d'une nouvelle salle de spectacle. A Saint-Marcellin en Dauphiné, on y a mis moins de façon : le conseil municipal s'est emparé d'une des deux seules églises de la ville, et a décrété qu'elle servirait désormais de salle de spectacle. Aussitôt dit, aussitôt fait.

A Saint-Savin, dans les Pyrénées, près de Pierrefitte, le conseil municipal vient de faire raser une église romane de la plus haute antiquité et d'un incontestable intérêt, pour la remplacer par une place publique.

Tout le monde a entendu parler de la destruction de l'ab

baye de Saint-Bertin à Saint-Omer, crime qui a eu quelque retentissement en France, grâce à M. Vitet. Mais ce qu'on ne sait pas généralement, et ce qui m'a été affirmé par d'honorables habitants de Saint-Omer, c'est que cette destruction a été surtout motivée par l'ombre que projetaient ces majestueuses ruines sur les tulipes du jardin d'un des principaux fonctionnaires municipaux. Ote-toi de mon soleil, leur a dit ce Diogène d'une façon nouvelle, et l'abbaye est tombée.

A Moissac, il y a, comme vous savez, une abbaye célèbre pour avoir reçu l'hommage féodal d'un roi de France, de Philippe le Hardi, je crois. Elle mérite de l'être bien plus encore à cause de l'extrême beauté de son église et de son cloître, monuments précieux de la transition du plein cintre à l'ogive. La municipalité s'est emparée de ce cloître, et savez-vous le parti qu'elle en tire? Elle en fait scier les admirables colonnes une à une pour les transporter ailleurs, et, si j'ai bonne mémoire, pour les utiliser dans la construction d'une halle. L'église elle-même ne leur a pas échappé; il y a quelques années, sa façade, qui est une des pages les plus curieuses que l'art mystérieux du moyen âge ait tracées dans le Midi, parut à M. l'adjoint avoir besoin de quelque enjolivement aussi profita-t-il de l'absence de M. le maire pour la faire badigeonner du haut en bas; vous ne devineriez jamais en quelle couleur? en bleu! L'intérieur était déjà, grâce aux soins de la fabrique, revêtu d'une triple parure de bleu, blanc et jaune.

Ce n'est plus là de la destruction, comme vous voyez, c'est de la restauration paternelle et bienveillante, manie qui possède nos autorités de tout rang et de toute nature. A Pamiers, il y a une cathédrale dont Mansart eut le bon goût de conserver le clocher à pignons triangulaires, lorsqu'il reconstruisit la nef dans le goût du dix-septième siècle. Mais ce

« PreviousContinue »