Page images
PDF
EPUB

VI

LE CONSEIL GÉNÉRAL DE LA HAUTE-SAONE

ET LES RUINES DE CHERLIEU.

LETTRE A M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE D'ARCHITECTURE.

MONSIEUR,

Villersexel (Haute-Saône), octobre 1841.

Dans le compte rendu des délibérations du conseil général de la Haute-Saône, on lit ce qui suit :

« Le conseil d'arrondissement de Vesoul avait sollicité une subvention pour la conservation des ruines de Cherlieu. Le conseil général, considérant le peu d'intérêt qu'offrent ces ruines d'une construction toute récente, rejette la demande d'une subvention. >>

Ami humble, mais dévoué, de l'art chrétien et de l'histoire nationale, membre d'un corps spécialement institué par le gouvernement pour rechercher et sauver les monuments historiques de la France, ayant visité tout dernièrement dans ce but les ruines de la vaste et célèbre abbaye de Cherlieu, qu'il me soit permis, à ces titres divers, de vous transmettre quelques observations sur la funeste décision du conseil général de la Haute-Saône, et sur l'étrange considérant qui la précède.

[ocr errors]

Et, d'abord, on peut s'étonner à bon droit de voir les membres du conseil général nier l'intérêt qui s'attache aux ruines de Cherlieu. Si ces Messieurs avaient daigné ouvrir un livre justement estimé et qui se trouve dans toutes les bibliothèques, le Voyage littéraire de deux Bénédictins, ils y auraient trouvé que l'église de Cherlieu était une des plus belles et la plus grande de toute la Franche-Comté ; que l'on y voit les tombeaux du comte Hugues de Bourgogne; de sa femme, Alix de Méranie, héritière de la Franche-Comté; du comte Otton IV, le dernier des souverains qui ait régné dans la province; en outre, que les obsèques de ce prince, en 1310, y furent célébrées en présence de quatre évêques, de vingt abbés, de trois cents chevaliers, de trois mille gentilshommes et de plus de quinze mille personnes, lesquels, suivant la tradition, furent tous hébergés aux frais de cette grande maison.

Quelques recherches bien faciles leur auraient appris de plus que l'abbaye de Cherlieu avait été fondée, en 1131, par les soins directs de saint Bernard, qui s'y rendit plusieurs fois, et en fait plus d'une mention très-honorable dans ses épîtres; qu'elle fut dotée par le grand Rainaud III, comte de Bourgogne, et enrichie par l'empereur Henri VI, petitfils de Rainaud 2; qu'elle a cu pour abbés, entre autres : Mathieu des Clercs, médecin et ambassadeur de Charles le Téméraire; Claude de la Baume, cardinal-archevêque de Besançon; Ferdinand de Rye, aussi archevêque. Ils y auraient vu enfin qu'outre les princes cités plus haut, Jean de Bourgogne, frère d'Otton IV, et les sires de Vergy, de Mirabeau,. de Fouvens, de Chauvirey, etc., y eurent leur sépulture.

Voy. t. II, p. 138.

2 Gollut, p. 448, lui assigne le premier rang pour la richesse entre toutes les abbayes de la Comté.

Les Francs-Comtois, qui ont conservé quelque attachement pour la gloire de leur province, jugeront à leur tour l'arrêt de cette assemblée qui ne reconnaît aucun intérêt aux ruines d'une église consacrée par de tels souvenirs, et renfermant les dépouilles de trois souverains du pays.

Mais le conseil général de la Haute-Saône va plus loin; et, passant du domaine des appréciations historiques à celui de l'archéologie, il nous déclare que ces ruines sont d'une reconstruction toute récente.

Ici l'étonnement redouble, et on ne peut s'expliquer un jugement aussi bizarre que par cette alternative : ou aucun de MM. les membres du conseil n'a trouvé le temps de visiter ce lieu naguère si fréquenté, ou bien ils sont pourvus, en fait d'architecture gothique, de connaissances et de renseignements dérobés jusqu'à présent à toutes les personnes qui s'occupent de cet art. Dans le premier cas, guidés par les renseignements les plus incomplets, ils ont confondu les débris actuels de l'église, qui sont de la fin du douzième siècle, soit avec les constructions somptueuses faites par les religieux au moment de la révolution et détruites aussitôt après la suppression en 1790, soit avec les bâtiments claustraux, habités aujourd'hui par divers cultivateurs, et dont une partie porte la date de 1708. Ces bâtiments, modernes il est vrai, mais d'une architecture simple et solide, infiniment supérieure à la plupart des constructions départementales de nos jours, ne méritent peut-être pas le superbe mépris de MM. les membres du conseil : ils renferment d'ailleurs l'ancien cloître avec l'emplacement de ses quarante arcades, et une vaste cuisine ogivale. Mais quant à l'église, voici ce qui en restait au 1er juillet de la présente année. D'abord, toutes les lignes du plan de ce vaste édifice, que l'on reconnaît parfaitement d'après le gisement des débris; puis un portail et une fe

nêtre basse de la façade occidentale, dont le tympan, divisé en mencaux flamboyants, est garni d'un quadruple archivolte'; enfin, et surtout, deux travées entières du transept septentrional, debout dans toute leur hauteur de soixante-six pieds, et construites en pierres de taille de la plus belle couleur et du meilleur grain. A l'aide de ce vaste fragment parfaitement conservé, rien de plus aisé que de reconstruire par la pensée l'église telle qu'elle se présentait dans son intégrité majestueuse. Les grandes arcades ogivales, les fenêtres longues, étroites et cintrées, les gros pilastres carrés, avec chapiteaux en tailloir, flanqués de pieds droits et de colonnettes à chapiteaux fleuris, les larges contre-forts unis à l'extérieur, les modillons de la corniche, et bien d'autres détails, portent l'empreinte incontestable du style qui a fleuri de 1170 à 1220, surtout dans les églises monastiques. Il y a une analogie frappante entre ce transept de Cherlieu et la belle église de l'abbaye d'Acey, près de Pesmes, qui a été conservée à la religion et à l'art par le zèle d'un simple prêtre, M. l'abbé Bardenet. A l'exception de l'église de Luxeuil, le département de la Haute-Saône ne renferme rien d'aussi complet comme transition du style roman au style ogival.

Maintenant, si les archéologues du conseil général ont le moyen de prouver que cette construction date, non pas du douzième, mais du dix-huitième siècle, alors il faudra, à bien plus forte raison encore, conserver ces précieux débris; car je ne crains pas de dire que l'on ne trouverait pas en Europe un autre exemple d'une reproduction aussi fidèle de l'architecture sévère et grandiose du moyen âge au sein de la décadence du goût sous Louis XV. Le conseil général de

M. le docteur Pratbernon m'a montré à Vesoul un dessin de cette partie du monument: elle a considérablement souffert depuis la date de cette esquisse.

la Haute-Saône, auteur d'une si belle découverte, ne saurait en conscience priver les savants et les curieux du plaisir d'étudier un monument qui bouleverserait toutes les règles jusqu'à présent admises dans ce genre d'études.

La démolition de cette magnifique église (elle avait 326 pieds de long, 75 de large et 66 de haut) a été graduelle et permanente pendant cinquante ans, sans qu'aucune main protectrice se soit étendue pour la sauver. Au mois de juin dernier, une troisième travée du transept existait encore à côté des deux qui restaient seules debout lors de ma visite au 1 juillet. Elle venait d'être démolie par le propriétaire. Mais con.ment s'élever contre le vandalisme des propriétaires individuels, quand la première autorité d'un département se signale par des délibérations comme celle qui consomme la ruine de Cherlieu?

Un journal du pays, le Franc-Comtois, a déjà cité l'énergique réprobation dout le clergé et les autorités du Jura ont été frappés par la Société pour la conservation des monuments. Il serait triste que la Franche-Comté tout entière méritât d'être associée à ce blâme.

Quel contraste fâcheux entre le vote que nous déplorons et tout ce qui se fait en Allemagne, cn Angleterre, en Belgique, pour l'étude et la conservation des nobles débris du moyen âge! Heureusement que, même en France, tous les conseils généraux ne se montrent pas aussi indifférents que celui de la Haute-Saône, et plusieurs d'entre eux ont prouvé, par des votes répétés, qu'ils étaient animés d'un respect sincère pour les monuments que nous cnt légués nos pères.

Assurément un conseil général n'est pas tenu de se connaître en architecture et en archéologie; mais il est tenu, ce semble, dans un pays qui se dit civilisé et éclairé, de ne pas mépriser aveuglément ces souvenirs, ces traditions, ces

« PreviousContinue »