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même de prudence. Ce ne serait vraiment pas la peine de se féliciter du talent des jeunes savants qui sortent de nos écoles, si ce talent se bornait à tailler la surface de la France et de ses villes en carrés plus ou moins grands, et à renverser impitoyablement tout ce qui se trouve sur le chemin de leur règle.

C'est cependant là le principe qui semble prévaloir dans tous les travaux publics de notre temps et qui amène chaque jour de nouvelles ruines. Ainsi à Dinan, dans une petite ville de Bretagne où il ne passe peut-être pas vingt voitures par jour, pour élargir une rue des moins passantes, n'at-on pas été détruire la belle façade de l'hospice et de son église, l'un des monuments les plus curieux de ces contrées! Le maire a essayé d'en faire transporter une partie contre le mur du cimetière, mais tout s'est brisé en route. C'est ainsi que naguère, à Dijon, l'église de Saint-Jean, si curieuse par l'extrême hardiesse de sa voûte, qui s'appuie sur les murs de côté, sans aucune colonne; cette belle église, que le dixhuitième siècle lui-même avait remarquée, réduite aujourd'hui à servir de magasin de tonneaux, s'est vue honteusement mutilée. On a élagué son chœur, rien que cela, comme une branche d'arbre inutile, et un mur qui rejoint les deux transepts sépare la nef du pavé des voitures. On n'en agit ainsi qu'avec les monuments publics et surtout religieux : il en serait tout autrement s'il était question d'intérêts privés1. Que les maisons voisines embarrassent autant et plus la voie publique, c'est un mal qu'on subit; mais on se dit : « Commençons par ruiner l'église; c'est toujours cela de gagné; » et l'on peut affirmer hardiment que le moindre cabaret est au

'On comprend que cette observation est antérieure à la pratique de l'expropriation pour cause d'utilité publique telle qu'elle a lieu depuis le décret de 1852, qui a dépouillé la propriété privée de son inviolabilité traditionnelle (1860).

jourd'hui plus à l'abri des prétentions des élargisseurs que le plus curieux monument du moyen âge. A Dieppe, toujours pour élargir, n'a-t-on pas détruit la belle porte de la Barre, avec ses deux grosses tours, par laquelle on arrivait de Paris; et cela, sans doute, pour la remplacer par une de ces grilles monotones, flanquées de deux hideux pavillons d'octroi, avec porche et fronton, cet idéal de l'entrée d'une ville moderne, au-dessus duquel le génie de nos architectes n'a pas encore pu s'élever. A Thouars, le vaste et magnifique château des La Trémoille va, dit-on, être démoli pour ouvrir un passage à la grande route ce château date presque entièrement du moyen âge, et l'on sait que les monuments militaires de cette époque sont d'une rareté désespérante. A Paris, nous approuvons de tout notre cœur les nouvelles rues de la cité, mais sans admettre la nécessité absolue de détruire ce qui restait des anciennes églises de Saint-Landry et de Saint-Pierre-auxBœufs, dont les noms se rattachent aux premiers jours de l'histoire de la capitale; et si le prolongement de la rue Racine eût porté un peu plus à droite ou à gauche, de manière à ne pas produire une ligne absolument droite de l'Odéon à la rue de la Harpe, il nous semble qu'on eût trouvé une compensation suffisante dans la conservation de la précieuse église de Saint-Côme, qui, bien que souillée par son usage moderne, n'en était pas moins l'unique de sa date et de son style à Paris'.

'En réimprimant ces pages, l'auteur se borne à rappeler que des dévastatons bien autrement nombreuses ont été commises, à Paris, surtout dans les quartiers de la rive gauche, les plus riches en monuments historiques, par suite de la transformation qu'a subie la capitale depuis 1852, et cela, sans qu'aucune réclamation ait été écoutée soit par le pouvoir, soit par le public, Il ne peut cependant laisser échapper cette occasion de protester, une fois pour toutes, au nom de l'art, de l'histoire et du goût national, contre le défaut radical d'élégance, de noblesse et de vraie grandeur qui caractérise tous les vastes travaux du nouveau Paris, parmi lesquels le nouveau Louvre demeurera, aux yeux de la postérité, comme le type colossal du mauvais goût (1860).

A Poitiers, la fureur de l'alignement est poussée si loin, que M. Vitet s'est attiré toute l'animadversion du conseil municipal pour avoir insisté, en sa qualité d'inspecteur général, pour le maintien du monument le plus ancien de cette ville, le baptistère de Saint-Jean, dont on place l'origine entre le sixième et le huitième siècle. Malheureusement ce temple se trouve entre le pont et le marché aux veaux et aux poissons, et quoiqu'il y ait toute la largeur convenable. pour que lesdits veaux et poissons soient voiturés tout à leur aise autour du vénérable débris d'architecture franke, il n'en est pas moins désagréable aux yeux éclairés de ces magistrats, déjà renommés par la destruction de leurs remparts et de leurs anciennes portes. Ils se sont révoltés contre la prétention de leur faire conserver malgré eux un obstacle à la circulation; de là des pamphlets contre l'audacieux M. Vitet, dans lesquels il était dénoncé aux bouchers et aux poissardes comme coupable d'encombrer les abords de leur marché; de là, demande au gouvernement d'une somme de douze mille franes, pour compenser cet irréparable dommage; de là, plainte jusque devant le conseil d'État, où la cause de l'histoire, de l'art et de la raison n'a pu triompher, dit-on, qu'à la majorité d'une seule voix. Terminons l'histoire de ces funestes alignements, en rappelant qu'au moment même où nous écrivons, Valenciennes voit disparaître la dernière arcade gothique qui ornait ses rues, qui lui rappelait son ancienne splendeur, alors qu'elle partageait avec Mons l'honneur d'être la capitale de cette glorieuse race des comtes de Hainaut qui alla régner à Constantinople. On y détruit la portion la plus curieuse de l'ancien Hôtel-Dieu, fondé en 1431 par Gérard de Pirfontaine, chanoine d'Anthoing, avec l'autorisation de Jacqueline de Bavière, et les secours de Philippe le Bon. On voit que les plus grands noms de l'histoire locale ne trouvent pas grâce

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devant la municipalité de Valenciennes. Il faut, du reste, s'étonner de l'intensité tout à fait spéciale de l'esprit vandale dans ces anciennes provinces des Pays-Pas espagnols, qui pouvaient naguère s'enorgueillir de posséder les produits les plus nombreux et les plus brillants de l'art gothique. Ce n'est guère que là, à ce qu'il nous semble, qu'on a vu des villes s'acharner après leurs vastes et illustres cathédrales, au point d'en faire disparaître jusqu'à la dernière pierre pour leur substituer une place; comme cela s'est fait à Bruges pour la cathédrale de Saint-Donat; à Liége, pour celle de Saint-Lambert; à Arras, pour celle de Notre-Dame; à Cambray, pour celle de Notre-Dame aussi, avec sa merveilleuse flèche! Ce n'est que là qu'on a vu, comme à Saint-Omer, la brutalité municipale poussée assez loin pour démolir, sous prétexte de donner du travail aux ouvriers, les plus belles ruines de l'Europe centrale, celles de l'abbaye de Saint-Bertin, et marquer ainsi d'un ineffaçable déshonneur les annales de cette cité.

Combien de fois d'ailleurs ne voit-on pas la destruction organisée dans nos villes, sans qu'il y ait eu même l'ombre d'un prétexte! Ainsi, à Troyes, n'a-t-on pas mieux aimé détruire la charmante chapelle de la Passion, au couvent des Cordeliers, changé en prison, et puis en reconstruire une nouvelle, que de conserver l'ancienne pour l'usage de la prison? Ainsi, à Paris, peut-on concevoir une opération plus ridicule que ce renouvellement de la grille de la place Royale, que la presse a déjà si généralement, mais si inutilement blâmé? Mêlé à cette affaire par les protestations inutiles que j'ai été chargé d'élever en commun avec M. du Sommerard et M. le baron Taylor, à l'appui des arguments sans réplique, des calculs approfondis et consciencieux de M. Victor Hugo, j'ai pu voir de près tout ce qu'il y a encore de haine aveugle

du passé, de considérations mesquines, d'ignorance volontaire et intéressée dans la conduite des travaux d'art sur le plus beau théâtre du monde actuel. Cette vieille grille avait en elle-même bien peu de valeur artistique; mais elle représentait un principe, celui de la conservation. Et les mêmes hommes, qui se sont ainsi obstinés à affubler la place Royale d'une grille dont on n'avait nul besoin, ne rougissent pas de l'état ignominieux où se trouve Notre-Dame, par suite de l'absence de cette grille indispensable qu'on leur demande depuis sept années! Peu leur importe, en vérité, que la cathédrale de Paris soit une borne à immondices, comme le dit avec tant de raison le rapport du comité des arts au ministre. Ils trouvent de l'argent en abondance pour planter un anachronisme au milieu de la plus curieuse place de Paris, et ils n'ont pas un centime à donner pour préserver de mutilations quotidiennes, d'outrages indicibles, la métropole du pays; pour fermer cet horrible cloaque qui est pour Paris et la France entière, pour la population et surtout pour l'administration municipale, une flétrissure sans nom comme sans exemple en Europe 1.

Lorsqu'on voit sortir des exemples pareils du sein de la capitale, c'est à peine si l'on se sent le courage de s'indigner contre les actes des municipalités subalternes : toutefois, il peut être bon de les signaler. Disons donc qu'à Laon, cette immense cathédrale, trop sévèrement jugée, ce nous semble, par M. Vitet 2, l'une des plus vastes et des plus anciennes de France, si belle par sa position unique, par ses quatre tours

En 1837, lors de la discussion, à la Chambre des pairs, sur la cession du terrain de l'archevêché à la ville, on éleva quelques objections sur cette cession à titre gratuit. Il fut répondu que l'État était suffisamment dédommagé par l'obligation que contractait la ville d'entourer ce terrain d'une grille! On voit comme cette obligation a été bien remplie (1838).

2 Page 58 de son Rapport au ministre.

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