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ravages que je vais vous dévoiler doivent principalement leur être imputés. Figurez-vous Fontevrault, la célèbre, la royale, l'historique abbaye de Fontevrault, dont le nom se trouve presque à chaque page de nos chroniques des onzième et douzième siècles; Fontevrault, qui a eu quatorze princesses de sang royal pour abbesses, et où ont été dormir tant de générations de rois, qu'on lui avait donné le nom de Cimetière des rois; Fontevrault, merveille d'architecture avec ses cinq églises et ses cloîtres à perte de vue, aujourd'hui flétrie du nom de maison centrale de détention. Et si l'on s'était encore borné à lui assigner cette misérable destination! Mais ce n'est pas tout; pour la rendre digne de son sort nouveau, on a tout détruit; ses cloîtres ont été bloqués; ses immenses dortoirs, ses réfectoires, ses parloirs, rendus méconnaissables; ses cinq églises rasées ou souillées; la première ét la principale, belle et haute comme une cathédrale, n'a pas même été respectée; la nef entière a été divisée en trois ou quatre étages, et métamorphosée en ateliers et en chambrées. On a bien voulu laisser le chœur à son usage primitif, et il serait encore admirable de pureté et d'élévation, si les vandales, non contents d'en avoir brisé tous les vitraux, ne l'avaient encore couvert, depuis la voûte jusqu'au pavé, d'un plâtras tellement épais, tellement copieux, qu'il est, je vous assure, fort difficile de distinguer la forme des pleins cintres des galeries supérieures. On est aveuglé par la blancheur éblouissante de ce plâtras; il a été appliqué pendant la Restauration. Les seuls débris du Cimetière des rois, les quatre statues inappréciables de Henri II d'Angleterre, de sa femme Éléonore de Guyenne, de Richard Coeur de Lion, et d'Isabelle, femme de Jean sans Terre, gisent dans une sorte de trou voisin. La fameuse tour d'Évrault, malgré tous les efforts des antiquaires du pays pour la faire respecter en con

sidération de sa prétendue origine païenne, a été livrée aux batteurs de chanvre; la poussière a confondu tous les ornements et tous les contours de son intérieur en une seule masse noirâtre, et sa voûte octogone, qui offre des particularités de construction uniques, ne peut manquer de s'écrouler bientôt, grâce à l'ébranlement perpétuel que produit cette opération.

A Avignon, la ville papale, la ville aux mille clochers, la ville sonnante, comme l'appelait Rabelais, on voyait d'innombrables monuments de l'influence du Saint-Siége sur l'art dans un temps où l'art était exclusivement catholique, à la différence de Rome où, par une anomalie déplorable, aucun édifice remarquable ne porte l'empreinte des siècles où la foi faisait surgir sur tout le sol chrétien ces merveilles d'architecture dont le christianisme seul avait inventé les formes et les détails profondément symboliques. De tous ces monuments, le plus rare était à coup sûr le palais des Papes, habité par tous les Pontifes qui vécurent au quatorzième siècle en France. Je ne pense pas qu'il existe en Europe un débris plus vaste, plus complet et plus imposant de l'architecture civile ou féodale du moyen âge. Le voyageur, qui, arrivant du Rhône, aperçoit de loin, sur son rocher, ce groupe de tours, liées entre elles par de colossales arcades, à côté de l'illustre cathédrale, est saisi de respect. Je n'ai vu nulle part l'ogive jetée avec plus de hardiesse. On dirait les gerbes d'un feu d'artifice lancées en l'air et retenues, avant de tomber, par une main toute-puissante. On ne saurait concevoir un ensemble plus beau dans sa simplicité, plus grandiose dans sa conception. C'est bien la papauté tout entière, debout, sublime, immortelle, étendant son ombre majestueuse sur le fleuve des nations et des siècles qui roule à ses pieds.

Eh bien! ce palais n'a pas trouvé grâce devant les royaux

protecteurs de l'art en France. L'œuvre de destruction a été commencée par Louis XIV; après qu'il eut confisqué le comtat Venaissin sur son légitime possesseur, il fit abattre la grande tour du palais pontifical, qui dominait les fortifications récentes de Villeneuve d'Avignon. La révolution en fit une prison, et une prison douloureusement célèbre par le massacre de la Glacière. L'empire ne paraît avoir rien fait pour l'entretenir. La Restauration a systématisé sa ruine. Certes, ce palais unique avait bien autrement le droit d'être classé parmi les châteaux royaux que les lourdes masures de Bordeaux ou de Strasbourg; certes, le roi de France ne pouvait choisir dans toute l'étendue de son royaume un lieu plus propice à sa vieille majesté, au milieu de ces populations méridionales qui avaient encore foi en elle. Mais point. En 1820, il fut converti en caserne et en magasin, sans préjudice toutefois des droits de la justice criminelle, qui y a conservé sa prison. Aujourd'hui tout est consommé; il ne reste plus une seule de ces salles immenses dont les rivales n'existent certainement pas au Vatican. Chacune d'elles a été divisée en trois étages, partagée par de nombreuses cloisons; c'est à peine si, en suivant d'étage en étage les fûts des gigantesques colonnes qui supportaient les voûtes ogives, on peut reconstruire par la pensée ces enceintes majestueuses et sacrées où trônait naguère la pensée religieuse et sociale de la chrétienté. L'extérieur de l'admirable façade occidentale a été jusqu'à présent respecté, mais voilà tout: une grande moitié de l'immense édifice a été déjà livrée aux démolisseurs; dans tout ce qui reste, ses colossales ogives ont été remplacées par trois séries de petites fenêtres carrées, correspondantes aux trois étages de chambrées dont je viens de parler : le tout badigeonné proprement et dans le dernier goût. Dans une des tours, de merveilleuses fresques, qui en couvraient la voûte,

ne sont plus visibles qu'à travers les trous du plancher, l'escalier et les corridors de communication ayant été démolis. D'autres, éparses dans les salles, sont livrées aux dégradations des soldats, aux larcins des touristes anglais et autres. Le gouvernement actuel, pour ne pas rester en faute à l'égard de ses prédécesseurs, vient d'arrêter la démolition des arcades de la partie orientale pour faire une belle cour d'exercice. En somme, l'art et l'histoire ont de moins un monument unique, et les gouvernements tutélaires une tache de plus.

Je ne puis m'empêcher de transcrire ici quelques passages d'une lettre que m'écrit à ce sujet un jeune industriel d'Avignon. Ils vous montreront combien il y a souvent d'intelligence et d'élévation enfouies dans nos provinces disgraciées. Voici ces paroles :

« Sur un sol où le culte des souvenirs historiques conserverait quelques autels, on adorerait ces nobles débris. Tandis que les ruines vont tous les jours s'amoncelant sur notre vieille terre d'Europe, on ne croirait pas qu'il fût possible de dédaigner un des plus beaux monuments que la foi religieuse du moyen âge ait transmis à l'incrédulité du nôtre. Si le palais de Jean XXII est devenu une caserne du maréchal Soult; si, à ces fenêtres où paraissait la figure radieuse des pontifes pour jeter une bénédiction solennelle urbi et orbi, l'œil n'aperçoit plus aujourd'hui que des baudriers, des équipements de soldat se séchant au soleil; si ces salles, autrefois remplies de cardinaux, d'évêques, de fidèles, accourus de tous les points du monde chrétien, sont en ce moment des cuisines, des ateliers, on a le droit de gémir et de maudire tout bas le siècle qui a pu faire une saisie si brutale, une confiscation si violente de tout ce qu'il y a de plus doux dans la mémoire des hommes. »

Notez qu'il n'y a aucune excuse, aucun prétexte pour cette

froide barbarie. Il n'y a pas une de ces pierres pontificales qui ne soit blanche, solide, adhérente aux autres, comme si elle avait été posée hier; elles ont essuyé cinq cents hivers comme un jour; le temps s'est incliné devant elles et a passé outre. Il a fallu que la chétive main des pouvoirs modernes vînt tout exprès souiller et vexer cette grande chose.

Un sort plus triste encore, s'il est possible, attend le château d'Angoulême, bien moins vaste et moins grandiose, mais à qui sa position admirable et ses souvenirs chevaleresques auraient dû concilier le respect des siècles. C'est là qu'expira, non sans éclat, la féodalité armée, lorsque le duc d'Épernon, qui en était gouverneur, y conduisit la veuve de Henri IV, et y maintint, contre toutes les forces royales, les droits d'une femme et de son épée. Il en reste encore trois fort belles tours qui renferment des salles renommées pour leur beauté et leur étendue, décorées des insignes de la maison de Lusignan, qui les fit construire. Le public n'y est plus admis, parce qu'on en a fait un dépôt de poudre à canon. Le tout doit être abattu, sauf la tour du télégraphe, afin que la ville d'Angoulême puisse posséder une rue Louis-Philippe, qui permette de voir de la place du marché la nouvelle préfecture, laquelle a un toit en ardoises et six paratonnerres.

A Foix, il y a pis que destruction, il y a restauration et même construction. Imaginez-vous une seconde édition des méfaits de la Conciergerie à Paris. Au milieu d'une noble vallée, resserrée par de hautes montagnes qui préludent aux Pyrénées, on voit un rocher isolé que baignent les ondes rapides de l'Ariége. Au pied de ce rocher, un charmant édifice du quinzième siècle sert encore de palais de justice; sur son sommet s'élevait le château de ces fameux comtes de Foix qui luttèrent avec un si indomptable courage contre les rois de France et d'Aragon, et finirent avec ce Gaston, qui eût été

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